Matthieu 22
34 Apprenant qu'il avait fermé la bouche aux Sadducéens,
les Pharisiens se réunirent.
35 Et l'un d'eux, un légiste, lui demanda pour le tenter :
36 «Maître, quel est le grand commandement dans la Loi?»
37 Jésus lui déclara: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de
tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée.
38 C'est là le grand, le premier commandement.
39 Un second est semblable:
Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
40 A ces deux commandements est suspendue toute la Loi, et les
Prophètes.»
Prédication :
«Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur,
de toute ton âme et de toute ta pensée. 38 C'est là le grand, le
premier commandement. 39 Un second est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. 40 A ces deux commandements est suspendue toute la Loi, et les
Prophètes. » Et que se
passa-t-il une fois que Jésus eut donné cette magistrale réponse ? Rien,
rien du moins qui fût directement lié à ce qui était en débat, le grand
commandement de la Loi. Le petit fragment de récit s’arrête… C’était une
tentation, piège et mise à l’épreuve, et Jésus ne s’est pas laissé prendre.
Reste au lecteur à s’interroger. Le
texte parle d’une tentation. En quoi la question posée était-elle une tentation ?
Tout d’abord, tâchons de comprendre
ce que signifie la question posée. Qu’est-ce que le grand commandement ? Le grand commandement, c’est celui
auquel sont référés tous les autres commandements et à l’aune duquel s’évaluent
toutes les interprétations et toutes les mises en œuvres de tous les autres
commandements. Toute la Loi et les prophètes sont, comme on l’a lu, suspendus
au grand commandement ; cela
signifie tout clairement que sans le grand commandement, toute la parole, toute
la pratique religieuse est vaine, morte, tombe et se décompose comme une
feuille à l’automne…
Quel est donc le grand commandement dans la Loi ? La Loi, la Loi juive,
n’est pas composée seulement des cinq premiers livres de la Bible que nous
connaissons, mais aussi en ce temps-là des milliers de commentaires canoniques,
qui se transmettent oralement de maître à disciples, et qui sont autant
d’interprétations et d’interprétations d’interprétations, une somme qui
représente imprimée plus d’une dizaine de gros volumes. Quel est le grand
commandement dans tout cela, demande-t-on à Jésus ?
La question posée à Jésus est une
tentation. Souvenons-nous du 4ème chapitre de Matthieu. « Jette-toi en bas, car il
est écrit : Il donnera pour toi des ordres à ses anges et ils te porteront sur
leurs mains pour t'éviter de heurter du pied quelque pierre. » La tentation, c’était proposer de choisir le
verset particulier qui répond adéquatement au problème posé…
Quel est le grand
commandement ? On attend un verset et c’est une tentation, un piège, parce
que répondre par un verset revient à choisir, à se choisir un verset biblique
précis pour une application religieuse précise, dans le but d’obtenir un effet
précis. Ce genre de choix est typiquement un choix idolâtre. Et puis choisir un
verset revient aussi à délaisser tous les autres, tous les autres que l’Esprit
et nos Pères ont jugé bon de nous transmettre ; délaisser, même
momentanément, ou abaisser tous les autres commandements, c’est une définition du
reniement. Quel est le grand commandement ?
La question posée est donc une double tentation, tentation certes du pouvoir,
mais au prix de l’idolâtrie et du reniement.
Et puis, pour s’interroger plus simplement, pourquoi
un commandement serait-il grand plutôt qu’un autre ? Imaginez la
scène : le spécialiste des Saintes Ecritures interroge, Jésus répond, et
le spécialiste objecte, et Jésus objecte au spécialiste ; on imagine une
discussion d’une durée considérable, insupportable pour ceux qui, pendant ce
temps, voudraient juste un sourire ou un peu de considération…
Vous voyez donc que la question posée, celle du
grand commandement, est une tentation, dans le sens où elle est un piège :
on tombe dedans et l’on ne s’en sort plus…
La question posée, celle du grand commandement, est aussi une tentation
dans le sens où elle est une épreuve, une épreuve de la cohérence de la vie de
Jésus, une épreuve de la cohérence même de l’évangile de Matthieu, avant
d’être, nous y viendrons, une épreuve de la cohérence de la vie du disciple, et
du lecteur.
Jésus, dans le 5ème chapitre de Matthieu, déclare qu’il est venu
non pas pour abolir, mais pour accomplir. Dans le même chapitre il déclare que
pas un i ni un point sur un i ne doit être omis dans la pratique quotidienne de
la Loi. Comment donc Jésus serait-il cohérent avec lui-même s’il déclarait que
tel commandement, choisi dans la Loi, est le grand commandement ?
Ceci étant dit, la tentation est là : « Quel est le grand
commandement dans la Loi ? » Et
il s’agit d’y faire face : «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de
toute ton âme et de toute ta pensée, 38 c'est là le grand, le
premier commandement, 39 un second est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
Nous n’avons aucune hésitation à avoir :
c’est bien dans la Loi que tout cela se trouve, et cela fait bien un seul
commandement, sous la forme de deux impératifs, qui sont déclarés semblables.
Est-ce pourtant dans la Loi qu’on trouve que ces deux impératifs sont
semblables ? Oui, si l’on veut bien ne pas limiter la Loi à des
collections juridiques, oui, si l’on veut bien la lire en tant que totalité,
oui, si l’on prendre en considération aussi les grands récits. L’impératif de
l’amour du prochain, semblable à l’impératif de l’amour de Dieu, apparaît par
exemple avec une force considérable lorsque Moïse, après l’épisode du veau
d’or, intercède pour le peuple, par amour pour le peuple et apaise Dieu, par
amour de Dieu, alors que Dieu est au paroxysme de la colère (Exode 32). Le
grand commandement dans la Loi existe donc bien, avec ses deux impératifs
semblables, aimer Dieu, aimer le prochain.
Mais aimer, qu’est-ce que cela signifie ? Nous
sommes au Proche-Orient, et, en culture hébraïque. Ceci pour dire qu’aimer
n’est pas un sentiment – pas seulement, et peut-être même pas du tout. Un
vassal doit aimer son suzerain, pas en sentiments, mais en pratique. Et Jésus,
avec son premier impératif d’aimer, parle d’aimer totalement : tout le cœur
(c'est-à-dire les sentiments), toute l’âme (ce qu’on a de vivant, la force
vitale qui nous habite), toute la pensée (ce qu’on a d’intelligence et de
raison). Alors, aimer Dieu, totalement ? Chacun doit méditer pour
lui-même. Est-ce ainsi que j’aime Dieu, totalement : raison, intelligence,
forces et sentiments tout entiers consacrés à Lui ? Amour
impossible ? Non… amour possible pour certains croyants sincères, nous
pouvons même imaginer de braves Pharisiens aimant réellement ainsi Dieu. Mais
il faut rajouter qu’il est assez facile de choisir Dieu, mais qu’on ne vit pas
tout seul, ni par soi-même. Il y a le prochain… Le prochain, l’autre être
humain, le différent, hasard de la vie, pas toujours un cadeau… le prochain, on
ne le choisit pas.
Alors, aimer le prochain ? En plus d’aimer
Dieu, aimer le prochain, du même amour pourtant tout entier déjà dévoué à Dieu.
Aimer le prochain, et comme toi-même, avec autant de considération,
d’indulgence, de complaisance pour lui que pour toi-même… ce prochain, pas un
cadeau tout le temps, et qu’on ne choisit pas. Que chacun, une fois encore,
médite sur son amour du prochain. C’est bien cet amour du prochain, d’un
prochain qui peut être un malade, un enfant, un disciple, mais aussi un
traitre, un juge, une foule en délire, un bourreau… c’est bien cet amour du
prochain qui conduira Jésus à se donner et à souffrir sa passion.
Ainsi, le
grand commandement, avec ses deux impératifs identiques, aimer totalement
Dieu et aimer le prochain comme soi-même, est là, devant les ennemis et les amis de Jésus (qui est ami, qui est
ennemi ? où sont les gens sincères, ou sont les hypocrites ?). Le
grand commandement est devant les lecteurs d’aujourd’hui. Et on est tout petit
devant le grand commandement. Tout petit… très petit. Peut-être idolâtre,
peut-être apostat. Mais, dans la Loi et les Prophètes, il n’y a pas que le grand commandement. Il y a aussi l’inépuisable
miséricorde, le signe sur le front de Caïn, l’attente de la fin de l’exil, et
l’espérance…
Aimes-tu, interroge le grand commandement ? Qu’il
me soit donné d’aimer, et puisses-tu, mon Dieu, toi qui sais toutes choses, me
venir en aide. Amen