C'est une question que chaque lecteur de la Bible peut bien se poser : et si les circonstances dans lesquelles je vis étaient particulièrement dangereuses, s'il ne m'était permis de ne conserver qu'un seul texte de la Bible, qu'une seule page, que ferais-je alors ? Qui a lu le titre de ce billet connaît déjà ma réponse. Mais cette réponse a été donnée dans des circonstances et au terme d'une réflexion que voici.
Je voudrais avant tout partager
avec vous une question qui m’habite, depuis longtemps.
Il y a comme ça des questions qui
vous habitent, comme ça, jusqu’à l’obsession…
Pour moi, il y eut une question,
une question « Pourquoi ? » qui portait sur la destruction des
juifs d’Europe. C’était une question obsédante – pendant presque tout le
trimestre d’automne, pendant presque dix ans, elle était la seule question sur
laquelle je pouvais travailler, a vrai dire sans avancée significative. Le
« Pourquoi ? » résistait, et résistait bien ? Pourquoi cela
fut-il possible… Et au bout de ces dix ans, j’ai eu la chance de lire, à la fin
d’un été, un livre capital : Eichmann
à Jérusalem ; Rapports sur la banalité du mal, de Hannah Arendt. Et la
réponse, de Hannah Arendt, tient à ce constat que le mal qu’on a qualifié
d’absolu a été accompli par division de l’acte en une multitude de petits actes
finalement banals, presque ordinaires. Pour accomplir cette horreur, il fallait
bien entendu des monstres pour la concevoir, mais aussi, et surtout, dit
Arendt, une multitude de gens ordinaires, banals autant que ce Eichmann qui se présenta, lors de son procès, comme un logisticien, un chef de gare quoi…
Après la
lecture et la méditation de cet ouvrage, la question
« Pourquoi ? » a cessé de m’obséder. Je crois qu’elle a cessé de
m’obséder parce que l’idée de Hannah Arendt, qui fit scandale, a eu sur moi
l’effet d’une sorte de prise de responsabilité. Cette chose, ou du moins une
part humaine de cette chose inhumaine est entrée en moi avec vérité. J’ai dû
prendre conscience que je suis de ce monde, de ce mal, et de cette
responsabilité. En tout cas, la question de la Shoah a cessé de m’obséder, même
si elle m’habite toujours. J’avance avec elle au lieu qu’elle m’immobilise dans
sa puissance d’horreur et de déni.
Mais ça
n’est pas de cette question que je voulais vous parler. Il y a une autre
question, très difficile pour moi, et la voici : « Pourquoi
l’espérance vivante en Dieu, cette espérance qui fait parler les prophètes et
qui soutient souvent les réprouvés, pourquoi cette espérance dégénère-t-elle
parfois en obligation de croire, obligation au titre de laquelle il arrive même qu’on détruise et qu’on assassine ? » Je peux formuler
autrement cette question : « Pourquoi une espérance messianique se
transforme-t-elle en oppression ? »
Je porte
cette question. D’une certaine manière, je connais la réponse, la réponse
évangélique, la réponse qui doit - qui devrait - prévenir toute dérive, et qui énonce qu’il n’y a de messie authentique qu’un messie
crucifié. Mais ça n’est pas tout à fait satisfaisant d'un point de vue pratique.
Ce que je
veux dire, c’est que je ne suis pas un contemporain de la Shoah, je suis trop
jeune, et je peux seulement assumer une sorte de petite part personnelle de
responsabilité dans l’histoire de la Shoah. Je ne suis pas un être banal de ce
temps-là.
Par contre,
je suis un être banal de ce temps, du temps ou l’espérance messianique de
l’Islam – car il y a, depuis le commencement de l’Hégire, une espérance
messianique de l’Islam – du temps où
l’espérance messianique de l’Islam bascule dans l’horreur du Califat en Irak et
au Levant. Alors bien entendu je ne suis pas musulman pour me prononcer sur
l’Islam. Je suis par contre chrétien pour me prononcer sur ce que mes pères ont
fait d’horrible parfois au nom du Christ…
Il faut qu’il me suffise de
m’interroger sur ce basculement, qui peut me guetter, sur cette violence, qui
peut m’habiter, parce que moi aussi, je suis habité par une espérance
messianique soutenue par un texte sacré et que ce texte sacré, la Bible, dit la
vérité de la violence autant que la vérité de l’amour.
Moi aussi, parfois,
j’aimerais que mes contemporains soient ce que je veux qu’ils soient… et parce
que moi aussi, faute qu’ils soient ce que je voudrais qu’ils soient, je préférerais
parfois qu’ils ne soient pas.
Pourquoi
donc cette espérance vivante accouche-t-elle parfois de l’horreur ? Je ne
sais pas, ou plutôt je sais que ma faiblesse, ma complaisance, mon appétit, mon impatience, ma gloutonnerie…
pourraient bien ne pas être tout à fait étranger à... certains basculements.
Mais je
sais aussi que Dieu donnera à qui le lui demandera la force de résistance qui
est toujours nécessaire à qui veut demeurer humble, calme et digne, à qui veut
demeurer dans la vérité.
Quel texte
biblique partagerai-je ? Quel texte biblique partagerai-je lorsqu’il n’en
restera qu’un ?
Psaume 23 (je le conserverai dans la traduction de Louis Segond)
1 Cantique de David.
L'Éternel est mon berger: je ne manquerai de rien.
2
Il me fait reposer dans de verts pâturages, Il me dirige près des eaux
paisibles.
3
Il restaure mon âme, Il me conduit dans les sentiers de la justice, À cause de
son nom.
4
Quand je marche dans la vallée de l'ombre de la mort, Je ne crains aucun mal,
car tu es avec moi: Ta houlette et ton bâton me rassurent.
5
Tu dresses devant moi une table, En face de mes adversaires; Tu oins d'huile ma
tête, Et ma coupe déborde.
6 Oui, le bonheur et la
grâce m'accompagneront Tous les jours de ma vie, Et j'habiterai dans la maison
de l'Éternel Jusqu'à la fin de mes jours.