lundi 26 octobre 2015

Bartimée, l'aveugle, et la Réformation (Marc 10,46-52)

Les aveugles

Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !
Pareils aux mannequins, vaguement ridicules ;
Terribles, singuliers comme les somnambules,
Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.

Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie,
Comme s'ils regardaient au loin, restent levés
Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés
Pencher rêveusement leur tête appesantie.

Ils traversent ainsi le noir illimité,
Ce frère du silence éternel. Ô cité !
Pendant qu'autour de nous tu chantes, ris et beugles,

Eprise du plaisir jusqu'à l'atrocité,
Vois, je me traîne aussi ! mais, plus qu'eux hébété,
Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?

Charles Baudelaire... Charles Baudelaire pour ouvrir une méditation sur la Réformation. Et sur la cécité. Bruegel pour nourrir cette méditation. Et puis j'en imagine certains, Bible ouverte, se réclamant d'elle, qui prétendent en guider d'autres et qui, aux fins d'être certains de ne jamais se tromper, exigent qu'il n'y ait d'autre lecture qui tienne que la leur, si tant est que ce qu'ils font puisse être appelé une lecture. On dit parfois, en théologie catholique, que le sacrement n'est efficace que s'il est reçu dans la foi. Reprenant l'intuition portée par ce dire, affirmons que Les Ecritures Saintes ne sont Parole de Dieu que si elles sont lues dans la foi. Dans la foi ? Comme on va le voir plus bas, dans la foi signifie sans aucunement se réclamer d'elles !

Cette prédication ainsi fait suite, et référence, à plusieurs de celles qui la précèdent dont une, au moins, sur le "reste"... enfin, les trois précédentes, au moins.


Marc 10
46 Ils arrivent à Jéricho. Comme Jésus sortait de Jéricho avec ses disciples et une assez grande foule, l'aveugle Bartimée, fils de Timée, était assis au bord du chemin en train de mendier.
47 Apprenant que c'était Jésus de Nazareth, il se mit à crier: «Fils de David, Jésus, aie pitié de moi!»
48 Beaucoup le rabrouaient pour qu'il se taise, mais lui criait de plus belle: «Fils de David, aie pitié de moi!»
49 Jésus s'arrêta et dit: «Appelez-le.» On appelle l'aveugle, on lui dit: «Courage, debout, il t'appelle.»
50 Rejetant son manteau, il se leva d'un bond et il vint vers Jésus.
51 S'adressant à lui, Jésus dit: «Que veux-tu que je fasse pour toi?» L'aveugle lui répondit: «Rabbouni, que je retrouve la vue!»

52 Jésus dit: «Va, ta foi t'a sauvé.» Aussitôt il retrouva la vue et il suivait Jésus sur le chemin.
Prédication : 
            Va, ta foi t’a sauvé, dit Jésus à Bartimée. Et nous, nous nous posons une question simple. Quand la foi de Bartimée l’a-t-elle sauvé ? Car Bartimée a été sauvé par sa foi.
            Puisque la question posée commence par le mot « quand… », la réponse devra commencer par le mot « lorsque » : la foi de Bartimée l’a sauvé lorsque… Et nous suspendons la phrase jusqu’au moment où, peut-être, nous serons en mesure de la continuer.
            La phrase pourrait se continuer par quelque chose que nous lisons tout simplement dans le texte. Mais elle pourrait aussi se continuer par quelque chose que nous ne lirions pas dans le texte. C’est important de le distinguer, parce que dans le premier cas, la foi de Bartimée serait en toutes lettres exposée dans le texte, et peut-être que cela pourrait signifier que la foi qui le sauve pourrait être écrite, lue, voire expliquée, puis plus tard être transformée en doctrine et ensuite, qui sait, rendue nécessaire au salut, voire obligatoire. Mais dans cas contraire, la foi de Bartimée appartiendrait pour toujours à l’intimité de Bartimée, à son secret, peut-être serait-elle un secret pour lui-même, mais néanmoins agissant en lui-même et le sauvant... et l’on pourrait dire qu’elle est si secrète qu’elle est même une grâce que Dieu lui fait.

            La foi de Bartimée, sa foi personnelle, qui le sauve, est-elle écrite quelque part dans le texte ?

Considérons d’abord les paroles de Bartimée. Il y a bien cette petite connaissance qu’il a de l’importance, de la puissance de l’homme qui va passer pas loin de lui. Mais plein d’autres que lui pourraient avoir cette petite connaissance, et plein d’autres que lui pourrait bien interpeler cet homme, et lui servir des titres de noblesse pour en captiver l’attention. A cette enseigne, le titre de noblesse dont Bartimée affuble Jésus, « Fils de David », n’est pas une confession de foi, mais un instrument de la mendicité. Oui, il était là à mendier, nous dit-on. Et l’évangile de Marc n’a pas pour titre Jésus fils de David, mais Jésus Christ Fils de Dieu. Quant au fait qu’il crie de plus en plus fort, tout ceux d’entre nous qui ont un jour vu un mendiant insister bruyamment ont repéré que plus on le rabroue et plus il crie fort… Reste à lire explicitement que Bartimée demande à recouvrer la vue. Cela peut-il être l’expression de sa foi qui le sauve ? Tout au plus cela est-il l’expression de son désir de guérir, au titre duquel Jésus, qui est capable de guérir, le guérit effectivement. On ne peut pas assimiler la demande de Bartimée à la foi de Bartimée, pas d’avantage qu’on ne peut assimiler la guérison de Bartimée au salut de Bartimée… d’ailleurs, Jésus lui dit « ta foi t’a sauvé » avant même que la guérison n’ait eu lieu. La guérison vient ensuite, après le salut de Bartimée par sa foi.
Conclusion : l’effectuation par sa foi du salut de Bartimée, que Jésus proclame, est totalement indépendante des paroles de Bartimée. La foi de Bartimée ne peut donc être reliée à aucune des paroles qui soit sortie de la bouche de Bartimée, ni à aucune rétribution d’une de ces paroles, puisque c’est sa foi qui l’a sauvé.
           
            Nous avons exploré les paroles de Bartimée. Reste à explorer ses actes. Il y en a trois. Rejeter son manteau, se lever d’un bond et venir vers Jésus. De ces trois actes il faut se demander s’il en est un qui soit tout à fait original, personnel… Tout le chemin que fait l’aveugle Bartimée est son chemin, qu’il fait personnellement vers Jésus… mais qui ne ferait pas ce chemin après avoir crié et crié encore, et surtout après avoir été invité ? L’ambiance néanmoins est à la bousculade et ceux qui étaient hostiles ne sont devenus amicaux que sur ordre… Le corridor qui s’ouvre dans la foule entre Jésus et Bartimée pourrait bien se refermer aussitôt… et dans la bousculade, et comptant aussi sur la sauvagerie qui règne dans les milieux de grande misère, il resterait un aveugle bousculé, piétiné, et sans manteau.
            Or, ni l’aveugle, ni le lecteur ne savent comment cela va finir… S’il donc il est sous nos yeux une trace visible de la foi de Bartimée elle est dans le fait qu’il rejette son manteau, son seul bien. Nous avons à l’appui de cette suggestion tous les textes que nous avons médités ces dernières semaines. Que fait donc Bartimée que n’ont fait jusqu’à ce point du récit ni l’homme riche, ni Pierre, ni Jacques et Jean, ni aucun des autres disciples ? Bartimée laisse ce qui reste… A ce moment, il n’a plus rien, et même pas le fait d’avoir tout laissé. Bartimée, à ce moment, n’a strictement rien dont il puisse se prévaloir.
Ainsi, sa foi, sa foi qui le sauve, n’est-elle pas écrite dans le texte. Elle ne peut pas l’être. Elle est sienne, elle est profondément en lui et agit en lui entre le moment où il est appelé et le moment où il répond à l’appel en commençant par rejeter son manteau.

            Qu’est-ce que la foi de Bartimée, la foi qui le sauve ? La foi qui sauve Bartimée est la décision par laquelle il rejette tout ce qui lui reste, de sorte qu’il n’aura strictement rien à faire valoir, pas même cette décision, et de sorte aussi qu’il se mettra en chemin, sans aucunement savoir où cela va le mener.

Aujourd’hui, culte de fête de la Réformation. Pour évoquer la foi qui sauve, nous pouvons penser à Martin Luther, non pas celui qui a affiché les thèses qu’on sait le 30 octobre 1517, à Wittenberg, mais celui qui a dû répondre de ses engagements devant l’Empereur. Excommunié en janvier 1521, Martin Luther fut convoqué à Worms… une dernière chance pour lui de se rétracter. Sa mise au ban de l’Empire signifiait que quiconque le trouverait le livrerait à la justice pontificale. C’est sa vie qui était en jeu.
« Votre Majesté sérénissime et Vos Seigneuries m'ont demandé une réponse simple. La voici sans détour et sans artifice. À moins qu'on ne me convainque de mon erreur par des attestations de l'Écriture ou par des raisons évidentes — car je ne crois ni au pape ni aux conciles seuls puisqu'il est évident qu'ils se sont souvent trompés et contredits — je suis lié par les textes de l'Écriture que j'ai cités, et ma conscience est captive de la Parole de Dieu ; je ne peux ni ne veux me rétracter en rien, car il n'est ni sûr, ni honnête d'agir contre sa propre conscience. Me voici donc en ce jour. Je ne puis faire autrement. Que Dieu me soit en aide. »
La foi de Martin Luther est ici tout à fait semblable à celle de Bartimée. Ce qu’il fait l’engage totalement, lui seul, et est totalement irréversible. Pas d’avantage que Bartimée Martin ne sait où le chemin le mène. L’affirmation de sa foi le livre entièrement aux humains, et lui s’en remet totalement à Dieu sans se prévaloir de quoi que ce soit.

Chaque fois que l’on voit quelqu’un agir ainsi, on peut dire de lui « sa foi l’a sauvé ». Mais chaque fois qu’on s’en réclamera pour soi-même, chaque fois qu’on verra quelqu’un s’en réclamer pour lui-même, il sera certain qu’il reste encore du chemin à parcourir. Il en restera toujours… car jusqu’à notre dernier souffle, dans bien des circonstances, il nous faudra apprendre à ne nous prévaloir de rien, à tout recevoir de Dieu, et à tout rendre à Dieu.
C’est un bien beau chemin que celui de la foi. Puisse chacun d’entre nous décider de le prendre. Et que Dieu nous soit en aide. Amen




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