dimanche 24 juin 2018

Sur le radicalisme (Matthieu 6,24-34)


Matthieu 6
24 «Nul ne peut servir deux maîtres: ou bien il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l'Argent-Mammôn.
25 «Voilà pourquoi je vous dis: Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement?
26 Regardez les oiseaux du ciel: ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n'amassent point dans des greniers; et votre Père céleste les nourrit! Ne valez-vous pas beaucoup plus qu'eux?
27 Et qui d'entre vous peut, par son inquiétude, prolonger tant soit peu son existence?
28 Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter? Observez les lis des champs, comme ils croissent: ils ne peinent ni ne filent,
29 et je vous le dis, Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n'a jamais été vêtu comme l'un d'eux!
30 Si Dieu habille ainsi l'herbe des champs, qui est là aujourd'hui et qui demain sera jetée au feu, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi!
31 Ne vous inquiétez donc pas, en disant: ‹Qu'allons-nous manger? qu'allons-nous boire? de quoi allons-nous nous vêtir?›
32 - tout cela, les païens le recherchent sans répit - , il sait bien, votre Père céleste, que vous avez besoin de toutes ces choses.
33 Cherchez d'abord le Règne et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît.
34 Ne vous inquiétez donc pas pour le lendemain: le lendemain s'inquiétera de lui-même. À chaque jour suffit sa peine.


Prédication :
Le mot ‘radical’ a aujourd’hui bien mauvaise presse.  En matière de religion, et parfois aussi en matière de politique, il évoque l’arrogance, la violence, et parfois le meurtre. Radical, radicaux, cela nous rappelle les plus abominables événements de ces dernières décennies.
Etre radical, c’est une manière bien particulière de vivre un engagement personnel : un engagement radical est un engagement dont le prix le plus fort est volontairement imputé à autrui. Un engagement radical est un engagement que quelqu’un prend personnellement, mais qui oblige tous les autres. Un engagement radical, ou bien autrui le prend avec moi, ou bien il doit mourir. C’est à cause de l’engagement radical de certains que d’autres sont morts, frappés par les balles à la terrasse de cafés, ou pendant un concert, ou au cours d’une conférence de rédaction de Charlie Hebdo. C’est du fait d’engagements radicaux que de simples passants ont été déchiquetés par une bombe anonyme, anonyme mais conçue, fabriquée et posée là par la main de quelqu’un…
C’est du fait aussi d’un certain radicalisme, un radicalisme ‘iahviste’» que le prophète Elie commandita, et peut-être perpétra lui-même, le meurtre de plusieurs centaines de prêtres de Baal et d’Astarté. C’est du fait d’un radicalisme ‘élohiste’ qu’Abraham faillit mettre à mort son fils Isaac. Dans ces exemples, qui ne sont pas choisis au hasard, quelqu’un aussi paie au prix fort, du prix de sa vie, l’engagement d’un autre… Et le fait qu’on soit l’immense prophète Elie, ou Abraham le tout premier croyant ne change rien au fait qu’une vie est une vie, un mort un mort. Un assassinat, même perpétré sur ‘ordre divin’ par un grand serviteur de Dieu, reste toujours un assassinat.
Vous étendrez aisément ce propos à quelques faits peu glorieux de la Réforme, condamnations et exécutions capitales de ‘radicaux’, que nos Réformateurs préférés, Zwingli et Calvin n’ont pas été capables d’empêcher…
L’adjectif radical évoque donc assez spontanément tout cela, un paysage de violence, une sorte de saleté qui atteint certains noms parmi les plus illustres, et même le nom de Dieu…

Mais l’adjectif ‘radical’, et le nom commun ‘radical’, évoquent aussi autre chose : radical, c’est ce qui a trait à la racine, et à l’enracinement. Qu’y a-t-il à la racine de telle doctrine. Qu’y a-t-il à la racine de telle pratique ? Quelle est cette énergie puissante qui met en branle la machine humaine, et qui lui suggère et lui permet d’accomplir les abominations dont nous venons de parler ? Y a-t-il là une fatalité ? Nous laissons un instant ces questions en suspens.

Après ce que nous venons de dire, il ne nous vient pas spontanément à l’idée que Jésus était un radical, et ses disciples des radicaux. Jésus était un prédicateur errant, ses disciples erraient avec lui. Ils n’avaient pour leur subsistance que ce qu’on voulait bien leur donner. Et comme ils étaient au moins 13, plus sans doute d’autres personnes, des mères, des femmes, et des convertis anonymes, ce groupe de plusieurs dizaines ne pouvait pas demeurer longtemps en un même endroit, dans un même village pour lequel il représentait trop de bouches supplémentaire à nourrir.
Et c’est peut-être pour cette raison que Jésus envoya les Douze séparément, pour que leur prédication fût réellement gratuite pour ceux à qui ils s’adressaient, et pour que leur engagement fût le plus individuel possible, le plus absolu possible. Les ordres que Jésus donne à ses disciples en Matthieu 10 ne sont pas différents du texte que nous avons lu : ni or, ni argent, ni monnaie, ni sac, ni chaussures, ni bâton pour la marche ou pour se défendre…
Jésus donc était un radical, mais certainement pas à la manière que nous avons évoquée plus haut. Qui a payé le prix de l’engagement de Jésus ? Lui-même. Quel prix ? Nous le savons, à la fin, il a payé le prix de sa vie ; mais tout son ministère durant, il n’a rien exigé de personne. Lorsqu’il a appelé ses disciples, lorsqu’il a enseigné et nourri les foules, lorsqu’il a guéri des malades… il n’a rien réclamé pour lui-même. Son engagement a été total et il en a payé seul de prix. C’est à cette forme d’engagement qu’il tâche de former ses disciples.
Et voici donc une deuxième définition de la radicalité : un engagement radical est un engagement absolu dont celui qui le prend veille à en payer personnellement et intégralement le prix. Nous nous demandons, tout comme nous l’avons fait tout à l’heure, quelles sont les racines de cet engagement. Et puisque nous n’allons pas pouvoir dire qu’il y aurait là une fatalité, nous nous demanderons plus simplement s’il y a  une possibilité.

Avec le texte biblique que nous avons lu, il y a en tout cas un dualisme. Dieu, ou bien l’argent ; pour bien établir ce dualisme, Matthieu l’évangéliste personnifie l’ennemi : il l’appelle Mammon. Servir Dieu, ou bien servir Mammon ?
Mammon, peut être vu comme le nom du pouvoir d’acheter, du pouvoir d’aliéner, de posséder… C’est un pouvoir qui coûte à ceux qu’on achète, à ceux dont on dispose, ou à ceux qui se vendent. C’est ce pouvoir qui est proposé à Jésus dans les tentations (Matthieu 4) et qu’il rejette sans aucune ambiguïté.
Certains vouent un véritable culte à Mammon, parfois au point que toute leur vie y est consacrée, au point même que tout le sillage de leur existance est coloré du rouge du sang de leurs victimes, ou, parce que tous les adorateurs de Mammon ne sont pas des terroristes, coloré du gris profond du souci du lendemain… 
            Dieu ou bien Mammon ? Servor Mammon, c’estintriguer, prendre et posséder. Et servir Dieu ? C’est être oiseau du ciel ou lis des champs, c’est être la Rose d’Angelus Silesius : « La rose est sans pourquoi ; elle fleurit parce qu'elle fleurit, N'a pas souci d'elle-même, ne cherche pas si on la voit ». Servir Dieu, c’est être si peu soucieux de soi que chaque jour, chaque heure, vous sourit, et que chaque rencontre est, pour qui vous rencontre, expérience de générosité et de grâce...
            Dieu ou bien Mammon, énonce Jésus, tout l’un, ou bien tout l’autre.

            Nous nous demandons alors – maintenant – chacun pour soi, où nous en sommes, si c’est tout l’un, ou si c’est tout l’autre. Nous nous demandons dans quelle profondeur de notre être nos comportements viennent s’enraciner, si nous sommes au fond oiseaux du ciel, ou épouvantail, si nous sommes au fond lis des champs ou bien glyphosate…
           
Combien il serait triste, combien il serait radical – dans le mauvais sens – cet enseignement de Jésus, s’il en restait à ce ‘ou bien’. Il ouvre une perspective, qui est une perspective réflexive autant que pratique. Cherchez – c’est le travail d’une vie d’apprendre à ne faire que le chercher – d’abord le Règne de Dieu et sa justice. Et le reste vient, donné, toujours comme un cadeau, par surcroît.
Jésus reste en cela un radical – en bonne part – qui s’adresse à des apprentis radicaux – en bonne part eux aussi. Il leur enseigne à puiser profondément en eux-mêmes, très profondément, à de ces profondeurs auxquelles ne subsistent que la vie, que la bonté, que Dieu. Et ses disciples apprennent, un jour après l’autre, une aventure après l’autre. Et ils regardent leur maître, avec étonnement, avec passion, comme nous lisons les saintes Ecritures. Ils grandissent dans la vie, ils grandissent dans la foi. Puissions-nous, nous aussi, nous placer dans le sillage de Jésus, oiseaux du ciel et lis des champs. Amen