Luc 19
5 Comme quelques-uns
parlaient du temple, de son ornementation de belles pierres et d'ex-voto, Jésus
dit:
6 «Ce que vous
contemplez, des jours vont venir où il n'en restera pas pierre sur pierre: tout
sera détruit.»
7 Ils lui demandèrent :
«Maître, quand donc cela arrivera-t-il, et quel sera le signe que cela va avoir
lieu?»
8 Il dit: «Prenez garde à
ne pas vous laisser égarer, car beaucoup viendront en prenant mon nom; ils
diront: ‹C'est moi› et ‹Le moment s’est
approché›; ne les suivez pas.
9 Quand vous entendrez
parler de guerres et de soulèvements, ne soyez pas effrayés. Car il faut que
cela arrive d'abord, mais ce ne sera pas aussitôt la fin.»
10 Alors il leur dit: «On
se dressera nation contre nation et royaume contre royaume.
11 Il y aura de grands
tremblements de terre et en divers endroits des pestes et des famines, des
faits terrifiants venant du ciel et de grands signes.
12 «Mais avant tout cela,
on portera la main sur vous et on vous persécutera; on vous livrera aux
synagogues, on vous mettra en prison; on vous traînera devant des rois et des
gouverneurs à cause de mon nom.
13 Cela sera l’occasion de votre témoignage.
14 Mettez-vous au cœur que vous n'avez pas à préparer
votre défense.
15 Car, moi, je vous
donnerai un langage et une sagesse que ne pourra contrarier ni contredire aucun
de ceux qui seront contre vous.
16 Vous serez livrés même
par vos pères et mères, par vos frères, vos parents et vos amis, et ils feront
condamner à mort plusieurs d'entre vous.
17 Vous serez haïs de
tous à cause de mon nom;
18 mais pas un cheveu de
votre tête ne sera perdu.
Prédication
Il ne restera pas pierre sur pierre,
prophétise Jésus. Et nous pouvons entrer dans ce texte avec la connaissance de
la réalisation de cette prophétie, puisque nous savons qu’en l’an 70, les
légions romaines, emmenées par Titus, fils de Vespasien, détruisirent le second
Temple. Nous pouvons donc nous émerveiller de ce que Jésus est prophète, et
affirmer que puisque cette prophétie s’est réalisée, les autres prophéties
bibliques se réaliseront aussi.
Nous pouvons aussi entrer dans ce
texte avec une tout autre connaissance. Lorsque Luc écrit son évangile, et
qu’il met dans la bouche de Jésus cette prophétie, la destruction du second
Temple a déjà eu lieu. Cette remarque introduit un doute sur la performance
prophétique de Jésus, un doute peut-être bien blasphématoire.
Cela nous fait deux approches qui sont
très peu compatibles, et qui pourraient conduire à une discussion un peu
stérile. Une discussion qui contesterait, ou qui défendrait, une image fixe de
Jésus, et une image fixe de la Bible.
Mieux vaut s’intéresser à la situation fondamentale qui est celle du
lecteur. Pour le lecteur qui est devant ce texte, il y a là un homme, Jésus,
qui prophétise sur ce qui, pour le lecteur, est déjà arrivé. Alors le texte ne
se trompe pas sur la destruction du second Temple, tout comme l’on ne se trompe
jamais sur la météo de la veille. Le texte ne se trompe pas non plus sur les
autres signes avant-coureurs de la fin des temps, et le lecteur le sait bien.
Il y a même 80 générations de lecteurs, depuis que ce texte existe, qui ont su
que le second Temple était détruit et qui ont su aussi, à voir les signes, que
la fin des temps était proche.
Si ce texte n’avait rien que cela à nous dire, il ne serait plus lu, et
depuis longtemps.
Lisons donc seulement, sans nous
préparer à attaquer ou à défendre telle image de Jésus, ou telle image de la
Bible…
Lorsque Jésus prophétise sur la destruction du second Temple, ceux qui
l’écoutent lui demandent des précisions. Or, en fait de précisions, Jésus ne
rajoute que des éléments imprécis, graves certes mais surtout récurrents dans
la suite de l’histoire humaine. Chaque catastrophe qui arrive apporte avec elle
son lot d’angoisse, et chaque nouvelle angoisse suscite de nouveaux prédicateurs
qui se disent capable d’en délivrer les gens. C’est vrai en religion comme en
politique, même dans les pays de stricte séparation de l’Eglise et de l’Etat.
Il en vient toujours qui sont à dire que c’est la faute d’untel, qu’ils
répareront eux-mêmes toutes choses si on les suit, si on fait ce qu’ils disent.
Pourtant, en lisant attentivement
notre texte, nous ne voyons pas, mais alors pas du tout, Jésus enseigner ainsi.
La question de « la faute à qui… » ne le préoccupe pas, ne le
préoccupe jamais. Et lorsqu’il évoque une possible fin des temps, ça n’est
jamais pour dire « Moi moi moi… ». Lorsqu’on lui demande des
précisions sur une catastrophe, Jésus ajoute d’autres éléments catastrophiques,
et il ajoute surtout « mais ça ne sera pas la fin ».
Jésus ne dit évidemment pas cela pour annoncer
que le pire est encore à venir. On ne prêche pas à celui qui est éprouvé que ça
aurait pu être pire. Lorsque Jésus énonce que « ça ne sera pas la
fin », ça n’est pas une catastrophe qu’il annonce, ni la catastrophe
suivante, ni la catastrophe finale. Lorsque Jésus parle ainsi, c’est Luc qui
pose aux survivants d’une catastrophe la question « et
maintenant ? » Ainsi donc, maintenant que le second Temple est
détruit, maintenant que le lieu de la présence de Dieu a été ravagé, maintenant
que Dieu lui-même a laissé faire ça, maintenant que tu es devant les ruines de
ce que tu avais de plus précieux, de ce qui était ton espérance et ta vie, maintenant que, pourtant, tu n’es pas mort,
que vas-tu faire ?
L’on raconte ainsi que Rabbi Akiba a ri devant les ruines du second
Temple ; devant d’autres rabbis médusés, il a ri du rire de l’espérance,
s’est expliqué sur son rire, et a consolé ses amis (Talmud de Babylon, Makot,
24 B). Rabbi Akiba avait 20 ans au moment de la destruction du Temple. Après
cela, lui et ses amis ont inventé une nouvelle forme d’expression de la foi,
non pas bâtie sur la fidélité aux fragiles pierres du Temple ni au saint rituel,
mais bâtie plutôt sur la patiente lecture et l’humble interprétation d’un texte
qu’on pouvait apprendre par cœur s’il le fallait, et surtout qu’on pouvait emporter
partout avec soi. Dans le sens, le salut était bel et bien dans les Écritures, lues,
méditées et mises en œuvre.
Et maintenant, que vas-tu faire ? Luc pose cette question à tous
ceux de ses lecteurs qui ont à répondre, en quelques circonstances que ce soit,
à la question « et maintenant ? » Pour les premiers lecteurs de
Luc, pour ceux qui se sont les premiers réclamés de la foi au Christ, les temps
ont pu être terriblement durs ; ces premiers croyants vivaient dans un
monde qui était d’une dureté et d’une brutalité que nous n’imaginons pas. Nous
ne sommes pas de ces premiers lecteurs, mais il y a, aujourd’hui encore, des
croyants que leur foi met en grand danger (ACAT).
Pour nous, nous croyons et professons librement, mais il nous faut pourtant
parfois, sur les ruines de nos vies, répondre à la question « et
maintenant ? »
Entreprendre ? Mais comment alors entreprendre, puisque, la
catastrophe étant advenue, il est apparu que tout ce qu’on avait construit le
fut manifestement en pure perte ? Que reste-t-il alors ? Le texte que
nous lisons ne laisse presque rien subsister, sauf ceci : « Pas un
cheveu de votre tête ne sera perdu. » C’est une promesse dérisoire et
néanmoins considérable. Et remarquons bien tous ensemble que cet énoncé ultime
de l’espérance ne mentionne même pas le nom de Dieu. Cet énoncé rend tout à
l’être humain qui a tout perdu, mais pas tout à fait tout. Cet énoncé fait
ultimement confiance à l’être humain : il te reste ta vie. Et il reste
aussi cette persévérance de la vie, cette persévérance dans la vie qui sera
pour celui qui est éprouvé le point de départ de son relèvement.
La catastrophe n’est pas encore là
et nous ne prions pas pour qu’elle arrive. Lorsqu’elle arrivera, peut-être
alors apprendra-t-on qui est qui, mais là n’est pas la question. Il y en a qui,
au moment de la catastrophe, prennent la fuite, sauvent leur peau et qui, plus
tard, deviennent les premiers prédicateurs de l’Évangile (un certain Paul…).
Se peut-il que nous soyons prêts à faire face au pire ? Ce que
Jésus dit dans le texte que nous méditons maintenant, suggère bien que non. Nul
n’est prêt à l’adversité radicale ; ça ne serait plus l’adversité radicale.
L’on ne peut pas se préparer à répondre d’une situation qu’on n’a jamais pu
envisager. Pourtant au moment où nous lisons notre texte, la question de la foi
peut-être posée là, non pas dans l’angoisse de perdre, mais dans une double
reconnaissance. La reconnaissance de ce qui est donné maintenant, un temple,
une vie, une ville, l’amitié et l’amour des vivants… tout cela qu’on ne
méritait pas et qui peut bien n’être que provisoire. Reconnaissance première et
essentielle. Et voici la reconnaissance seconde, non moins essentielle, que
nous pouvons goûter dès maintenant, et qui sera pleinement donnée à celles et
ceux qui auront à faire face à ce pour quoi il était impossible qu’ils soient
préparés : « aucun cheveu de votre tête ne sera perdu ».
Cette reconnaissance, elle est nôtre dès maintenant. Pour le reste, le
Seigneur pourvoira. Amen
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