samedi 1 novembre 2025

Ce qui était perdu (Luc 18, 35-43)

Luc 18

35 Or, comme il approchait de Jéricho, un aveugle était assis au bord du chemin, en train de mendier.

 36 Ayant entendu une foule en marche, il demanda ce que c'était.

 37 On lui annonça: «C'est Jésus le Nazôréen qui passe.»

 38 Il s'écria: «Jésus, Fils de David, aie pitié de moi!»

 39 Ceux qui marchaient en tête le menaçaient pour qu'il se taise; mais lui criait de plus belle: «Fils de David, aie pitié de moi!»

 40 Jésus s'immobilisant ordonna qu'on le lui amène. Quand il se fut approché, il l'interrogea:

 41 «Que veux-tu que je fasse pour toi?» Il répondit: «Seigneur, que je retrouve la vue!»

 42 Jésus lui dit: «Retrouve la vue. Ta foi t'a sauvé.»

 43 À l'instant même il retrouva la vue et il suivait Jésus en rendant gloire à Dieu. Tout le peuple voyant cela s’exalta pour Dieu.

 

Luc 19

1 Entré dans Jéricho, Jésus traversait la ville.

2 Et voici un homme appelé Zachée; c'était un chef des collecteurs d'impôts et il était riche.

3 Il cherchait à voir qui était Jésus, et il ne pouvait y parvenir à cause de la foule, parce qu'il était de toute petite taille.

4 Il courut en avant et monta sur un sycomore afin de voir Jésus qui allait passer par là.

5 Quand Jésus arriva à cet endroit, levant les yeux, il lui dit: «Zachée, dépêche-toi de descendre: je dois aujourd'hui demeurer dans ta maison.»

6 Zachée se dépêcha de descendre et l'accueillit tout joyeux.

 7 Voyant cela, tous grommelaient entre deux, ils disaient: «C'est chez un pécheur qu'il est allé se commettre ! » [Παρὰ ἁμαρτωλῷ ἀνδρὶ εἰσῆλθεν καταλῦσαι]

 8 Or Zachée, s’immobilisant, dit au Seigneur: «Et bien voilà, Seigneur, je fais don aux pauvres de la moitié de mes biens et, si j'ai fait tort à quelqu'un, je lui rends le quadruple.»

9 Et Jésus lui dit tout bas : «Aujourd'hui, le salut est à cette maison, selon qu’il est aussi, lui, un fils d'Abraham.

 10 Car le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui est tout à fait perdu.»


            Car le Fils de l’homme est venu pour chercher et sauver ce qui est tout à fait perdu, derniers mots de notre texte de ce jour. Et nous de nous demander pourquoi, et sur qui, cette phrase est dite. Qui concerne-t-elle ? Qui vise-t-elle ? C’est qu’elle parle certes du salut, mais aussi de la perdition. Elle énonce même que le Fils de l’homme cherche, et sauve, ce qui est tout fait perdu. Espérance, même pour qui est tout à fait perdu. Mais qui donc est tout à fait perdu ?

            Nos petits récits fait deux petits récits, pour tenter de répondre, mais deux petits récits qui ne parlent curieusement que de foi et de salut. Intéressons-nous à ces récits, à la foi comme ils en parlent, et au salut comme ils l’évoquent.

            Un aveugle qui crie, et qui crie de plus en plus fort. Sa foi, est-ce son cri ? Le passage inopiné d’un guérisseur très réputé, est-ce son salut ? En tout cas, il dérange, cet aveugle, et il n’hésite pas à déranger. Mais est-ce le faiseur de miracles qu’il interpelle premièrement ? Il interpelle un homme qui est accompagné par une foule et les foules n’accompagnent jamais ceux qui n’ont rien à donner. Son cri, c’est le cri du mendiant, c’est la confession de foi, mais la moins religieuse qu’on puisse imaginer. C’est la parole de celui qui n’a qu’une ritournelle, qui l’adresse cent fois à cent passants différents et qui essuie cent refus, en plus de l’hostilité.

            Hostilité aussi pour Zachée, parce qu’il est riche, parce qu’en plus d’être riche il est collecteur d’impôts, c’est parce qu’il est riche qu’il peut être collecteur d’impôts, et parce qu’aussi il est tout petit. Alors on ne voit pas vraiment que la foule compacte des gens bien et sincères voudrait s’écarter et lui faire une place au premier rang, il y ferait tache. La foi de Zachée n’est alors pas dans son cri, mais dans ce qu’il rajoute à ses handicaps sociaux le ridicule d’un homme mûr qui fait le singe dans un arbre. L’aveugle crie, Zachée ne fait pas un bruit. L’aveugle réclame, Zachée ne demande rien. Il veut juste voir Jésus.

            Là où Zachée est capable, lui, de se mouvoir sur ses petites jambes, l’aveugle doit être aidé, doit être conduit. Et doit répondre à une question qui paraît étonnante, que veux-tu ? Et nous ne pouvons pas ramener cette question à la réponse finalement si attendue, un aveugle demande à voir. Car nous méditons sur la foi et sur le salut, et le « Que veux-tu ? » de Jésus à cet homme qui a hurlé pour le rencontrer, qui a bravé l’hostilité d’une foule de gens bien, c’est comme le Che vuoi ?que la statue du Commandeur adresse à Don Giovanni. Que veux-tu, au plus fort, au plus profond, au plus secret de toi-même, que veux-tu ? A quoi aspires-tu ? Quel est ton besoin le plus profond ?

            Si quelqu’un s’adresse au Fils de l’homme, si quelqu’un s’approche de lui, ou est approché par lui, qu’il s’attende à entendre cette question. Et qu’il soit prêt à y répondre ! L’aveugle est manifestement prêt. Sa foi est suffisamment profonde, et sa situation suffisamment dégradée, pour que la demande de son cœur ne se trompe pas d’objet. Et la demande de son cœur concerne bien naturellement chaque personne… Que je retrouve la vue, que je voie, par mes propres yeux et non pas par ma cécité ! Qu’il me soit donné de décider de mon chemin, de pouvoir choisir d’aller ici ou là, plutôt que d’être mené seulement là où me mènent des volontés pas forcément bienveillantes.

            Revenons à Zachée. Jésus, accompagné par une foule, donc par quelque chose de sérieusement uniforme, a le don de repérer ce qui est singulier. Non pas bling-bling, non pas ce qui se montre, car on pourrait imaginer ces crétins qui, au chapitre suivant, se perchent tous dans les arbres pour que Jésus les remarque. Zachée, nous l’avons dit, ne demande rien, rien qu’à voir l’homme qui passe, qui est Jésus. Confesse-t-il sa foi ? On ne l’entend pas dire un mot. Rien qui fasse beau dans le paysage, mais plutôt, en Zachée, tout qui salisse. Et pourtant… Je dois demeurer dans ta maison, lui dit le Fils de l’homme. Il le doit, il est même ce jour-là, dans ces circonstances-là, totalement impossibles que Jésus demeure où que ce soit, si ce n’est chez Zachée. Car le Fils de l’homme, ou le salut, ou la bienheureuse rencontre, n’arrive que lorsqu’on ne l’attend pas, lorsqu’on ne l’exige pas, et lorsqu’on y est prêt. Et il n’y a que Zachée, dans le paysage de cette histoire, qui y soit prêt.

            Mais sa préparation ne relève ni de sa petite taille ni du fait que ses contemporains le regardent comme un pécheur, du fait de sa richesse et de son métier. Cet homme est pécheur, dit-on ! Les œuvres du pécheur, de ce soi-disant pécheur-là, vous les connaissez : il donne la moitié de ses biens aux pauvres et, s’il a fait tort à quelqu’un, il dédommage au quadruple. Mais il n’a pas attendu Jésus pour le faire. Et ce n’est pas non plus à ses œuvres qu’il doit la proclamation de son salut. Menant la vie qu’il a décidé de mener, ne faisant aucun cas de ce qu’on dit de lui, n’exigeant aucun privilège et attendant seulement de son propre effort de seulement voir passer Jésus, il est prêt. Et il ne doit qu’à la décision du Fils de l’homme de recevoir finalement sa visite. La foi de Zachée, c’est sa vie et son engagement. Son salut à lui, ce jour-là, c’est cette visite inopinée.

            Ainsi, sa foi n’a rien à voir avec celle de l’aveugle ; et le salut de l’aveugle n’a rien non plus à voir avec celui de Zachée. L’un et l’autre pourtant ont bien rencontré le même homme. Le sauveur du monde est donc sauveur de chacun, selon la manière de chacun. Il sauve selon la demande du fond du cœur de l’aveugle, il sauve aussi selon l’engagement responsable de Zachée. Il sauve, comme il le dit, les fils d’Abraham, ce que sont l’un et l’autre, non pas parce qu’ils sont nés là où ils sont nés, mais parce qu’entre eux et leurs contemporains ont été rompus, comme ça, les liens de l’obligation, de l’ordinaire, du groupe et du clan. Ils sont fils d’Abraham parce que l’ordinaire de la foi de la foule les a sacrifiés sur le divin autel du convenable ce que certains appellent Dieu. Ils ont dû vivre avec ça, avec la vérité de leur existence. Et c’est justement dans la vérité, dans le nu de l’existence, que le Fils de l’homme choisit toujours de demeurer. Là, il vient, il parle et il demeure. En cela, il sauve !

 

            Mais il y a aussi ce qu’il ne sauve pas dans ces petits récits. Il y a ce qui est tout à fait perdu, et qu’il cherche pourtant. Mais quoi ? Frères et sœurs, il suffit de lire. Ceux qui soi-disant marchent en premier, ouvrent le chemin, et menacent un quémandeur qui fait désordre dans l’histoire. Il y a ceux qui s’exaltent pour Dieu s’ils assistent à un miracle, mais ne se réjouissent pas de rencontrer eux-mêmes le Fils de l’homme. Il y a ceux qui grommellent, qui se montent le bourrichon lorsqu’un bonheur arrive à quelqu’un qu’ils n’aiment pas. Il y a ceux qui salissent la beauté d’une rencontre parce qu’elle n’a pas lieu selon leurs règles et leurs vœux. Et bien, ceux-là sont perdus, tout à fait perdus. Car la vie déçoit infiniment ceux qui réclament infiniment d’elle et lui consacrent trop peu d’eux-mêmes. Nous avons, dans la suite immédiate de ces versets, une parabole terrifiante dans laquelle un maître devenu roi, Dieu juge ou Fils de l’homme revenant en gloire, affirme que selon ce que quelqu’un aura dit de Dieu, Dieu le jugera, sous entendant que nul n’est jamais à la hauteur de l’exigence qu’il professe et impose à autrui. Et bien ceux-là, même tout à fait perdus, le Fils de l’homme les cherche, nous le savons parce que nous le lisons, jusqu’à leur dernier souffle, comme un certain voleur crucifié. Ceux-là, le Fils de l’homme les cherche, jusqu’à son dernier souffle à lui. Amen