samedi 29 novembre 2025

Méditation sur ce qui sera (Matthieu 24,37-44)


Matthieu 24

 37 Ce qui arriva du temps de Noé arrivera de même à l'avènement du Fils de l'homme.

 38 Car, dans les jours qui précédèrent le déluge, les hommes mangeaient et buvaient, se mariaient et mariaient leurs enfants, jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche;

 39 et ils n’en surent rien, jusqu'à ce que le cataclysme vienne et emporte tout : il en sera de même à l'avènement du Fils de l'homme.

 40 Alors, de deux hommes qui seront dans un champ, l'un sera pris et l'autre laissé;

 41 de deux femmes qui moudront à la meule, l'une sera prise et l'autre laissée.

42 Veillez donc, puisque vous ne savez pas quel jour votre Seigneur viendra.

 43 Sachez-le bien, si le maître de la maison savait à quelle veille de la nuit le voleur doit venir, il veillerait et ne laisserait pas percer sa maison.

 44 C'est pourquoi, vous aussi, soyez préparés, car le Fils de l'homme vient à l'heure qui n’y ressemble pas.

Prédication : deuxième tentative (Aubenas, 1er décembre 2013) (Vincennes 30 novembre 2025)

          Aujourd’hui est-il très différent d’hier ? Et demain sera-t-il très différent d’aujourd’hui ? Nous pouvons avoir bon espoir que ces trois journées passées nous auront épargnés, se seront déroulées sans accident grave. Des causes à peu près similaires auront produit des effets à peu près semblables. Le petit ou le grand savoir que nous avons ne sera pas pris en défaut. Et nous envisagerons alors demain sans angoisse. On peut appeler ça une vie tranquille, une bonne petite vie. Et si l’on demande à ceux qui mènent cette vie comment ils vont, ils pourront répondre : « C’est une bonne journée, il ne s’est rien passé. »

Ce qu’évoque le texte que nous méditons ce matin est d’une toute autre nature. On peut l’appeler « ce qui arriva du temps de Noé », ou peut aussi l’appeler « l’avènement du Fils de l’homme ». Cela s’appelle un cataclysme. Et ce qui caractérise un cataclysme, c’est que rien de ce qu’on sait ne vous y a préparé. Du cataclysme que fut le déluge que relate la Genèse, Jésus ne dit pas qu’il les emporta tous, mais qu’il emporta tout. Ce que dit donc Jésus, c’est qu’à l’avènement du Fils de l’homme, tout sera emporté.

Un cataclysme est un événement qui n’est pas inscrit dans le temps tout comme nous le percevons : il n’est pas inscrit dans le passé, il n’y a rien dans le présent qui permette de le décrire, et il ne laisse aucune place à l’avenir. On peut ajouter à ce tableau terrible que, lors d’un cataclysme, aucune justice n’est respectée : deux hommes sont dans un champ, l’un est pris, pas l’autre, deux femmes sont occupées à moudre, l’une est prise, pas l’autre.

Il est donc tout à fait approprié de dire d’un cataclysme que c’est la fin des temps.

 Nous ignorons tout de la fin des temps, nous l’avons bien expliqué. Mais que voulons-nous savoir de cette ignorance ? Acceptons-nous cette ignorance ? Ceux qui vivaient du temps de Noé, si nous lisons bien, ne voulaient rien savoir de cette ignorance. Leur existence était tout entière dévouée à des tâches utiles, à des tâches nécessaires : manger, boire, se reproduire. Il n’y avait pas de place dans leur vie pour une tâche aussi inutile que « entrer dans l’arche »

Précisons bien ce qu’est entrer dans l’arche. Nous devons le préciser non pas en nous souvenant de Noé construisant sa caisse en bois et y rassemblant sa propre famille et un couple de chaque espèce animale. Entrer dans l’arche, au sens du texte que nous méditons, c’est bâtir le temps autrement que nous l’avons repéré. Entrer dans l’arche c’est consacrer une part de temps à une pratique qui est tout à fait inutile, qui n’assouvit rien, qui ne produit rien en terme de savoir ni en terme de profit, qui ne protège de rien… qui n’a qu’un seul but, ne pas nous laisser cultiver en nous-mêmes l’ignorance de la fin des temps. C’est être conscient de la possibilité d’un cataclysme. Peut-être d’ailleurs ne vivrons-nous qu’un seul cataclysme, qu’une seule fin des temps, mourir, peut-être en vivrons-nous plusieurs. Entrer dans l’arche, c’est refuser de vivre en l’ignorant.

             Entrer dans l’arche, dans le langage de l’Evangile, cela s’appelle « veiller ». Veiller, c’est un commandement. Veillez, non pas parce que vous savez qu’un cataclysme arrivera, mais bien au contraire parce que vous ne savez pas : on ne sait ni quand, ni quoi, on sait qu’on ne sait pas, on sait qu’il ne restera rien de ce qu’on aura su, et c’est pourquoi il faut veiller.

            Et on en imagine déjà qui vont, d’une manière tout à fait obsessionnelle, redoubler d’attention, accumuler les prédictions, redoubler de prudence afin de n’être pas surpris, afin d’être certain d’être pris plutôt que laissé. Mais, s’il s’agit de vivre, de continuer à vivre ici bas, ne vaudrait-il mieux pas être laissé, plutôt que pris ? On en imagine aussi qui vont en perdre le sommeil, parce qu’il faut veiller, veiller, et encore veiller.

            Or, le maître de la maison, qui ne sait pas à quel moment de la nuit le voleur viendra, ne veille pas. Il dort. Etonnante précision, curieux retournement. Veiller, c'est-à-dire ne pas cultiver en soi l’ignorance de la fin des temps, c’est ce qui permet de trouver le repos. Celui qui veille ardemment dans la perspective de la fin des temps est un être tout à fait paisible, tout à fait confiant.

           Maintenant, interrogeons-nous. Interrogeons surtout en nous l’image terrible que nous avons de la fin des temps. Nous pensons exclusivement que la fin des temps est terrible. Et pourtant, nous avons dit d’elle qu’elle est plutôt caractérisée par le fait que nous n’en avons aucun savoir : pourquoi alors imaginons-nous quelque chose de terrible, de terriblement douloureux ?

A cette question ajoutons la fin du dernier verset du texte que nous avons lu, tel que je l’ai traduit : « le Fils de l’homme vient à l’heure qui n’y ressemble pas. »

Pourquoi la fin des temps ressemblerait-elle seulement à un cataclysme de souffrance ? Pourquoi, au lieu d’être effarement et sidération, la fin des temps ne pourrait-elle pas être émerveillement et joie ? Pourquoi, au lieu de nous amener à souhaiter quitter ce monde, ne nous amènerait-elle pas à désirer y vivre le plus longtemps possible ? Et pourquoi, alors, au lieu de dire, au futur, qu’elle viendra, ne dit-on pas, au présent, qu’elle advient déjà ? La fin des temps peut bien être un moment d’émerveillement et de joie, un moment qui advient au présent et qui nous fait désirer vivre dans ce monde tant que le Seigneur nous y prêtera vie.

            Si tel est le cas, l’Evangile n’est pas là pour nous rendre résistants à la peine mais perméables à la grâce. Et cette perméabilité peut être éprouvée chaque jour. Les instants de grâce, qui sont autant d’occasion d’émerveillement, qui sont autant de fins des temps, sont infiniment plus fréquents que les grandes catastrophes.

            Lorsque Noé entra dans l’arche, il ne fit peut-être rien de plus que s’efforcer chaque jour de discerner la présence de Dieu dans les minuscules miracles de la vie ; ainsi se prépara-t-il joyeusement et gravement à la fois à ce cataclysme dont il n’avait aucun savoir, qui emporta tout et même la volonté destructrice de Dieu, et dont lui, Noé, put pourtant se relever.

            Que le Seigneur ouvre nos yeux à son ordinaire présence, à la quotidienne merveille de sa grâce, et qu’il nous préserve ainsi d’être anéantis par le pire de ce qui nous arrivera. Amen


dimanche 23 novembre 2025

L'abime et le sommet (Luc 23,35-43)

Luc 23 

35 Le peuple se tenait là, et regardait. Les autorités se moquaient de Jésus, disant: Il a sauvé les autres; qu'il se sauve lui-même, s'il est le Christ, l'élu de Dieu !

 36 Les soldats aussi se moquaient de lui; s'approchant et lui présentant du vinaigre,

 37 ils disaient: Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même !

 38 Il y avait au-dessus de lui cette inscription: Celui-ci est le roi des Juifs.

 39 L'un des malfaiteurs crucifiés blasphémait, disant: N'es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et sauve-nous !

 40 Mais l'autre le reprenait, et disait: Ne crains-tu pas Dieu, toi qui subis la même condamnation ?

 41 Pour nous, c'est justice, car nous recevons ce qu'ont mérité nos actes; mais celui-ci n'a rien fait de mal.

 42 Et il dit à Jésus: Souviens-toi de moi, quand tu viendras dans ton règne.

 43 Jésus lui répondit: Je te le dis en vérité, aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis.

Prédication : 

              Aujourd’hui, c’est le dernier dimanche avant l’Avent, c’est donc, dans notre calendrier liturgique, la fin de ce qu’on appelle le temps de l’Eglise. Ce dimanche porte parfois le nom de dimanche du Christ Roi.

            Vous vous dites que ça ne nous concerne guère, et que ce sont des affaires entre catholiques. Seulement, notre lectionnaire dimanches et fête conserve le texte biblique et supprime la mention « Christ Roi ». On nous gratifie ainsi, sans crier gare, d’un texte de la Passion dont la présence à cette période de l’année est difficilement justifiable.

            Fête du Christ Roi, mais de quelle royauté parle-t-on ? Nous pouvons, bien entendu, imaginer le temps de l’Eglise arrivé à un certain accomplissement ; nous pouvons imaginer alors un unique gouvernement mondial qui serait basé sur l’Evangile. Il existe bel et bien une utopie évangélique, un rêve de cité renouvelée, d’où auraient disparu la souffrance et les larmes. Seulement une question peut être posée : est-ce qu’une seule fois dans l’histoire une religion s’est trouvée à la tête d’un pays sans abuser de la position qui était la sienne ? A ma connaissance, ça ne s’est jamais produit. Il doit exister dans l’âme humaine une propension totalitaire à laquelle nul n’est en mesure de résister lorsqu’il a acquis suffisamment de pouvoir… De ce genre de royauté nous ne voulons pas, et même si, en se réclamant du Christ, elle venait à être instaurée sur nous il nous faudrait alors prier le Christ qu’il nous donne la force de résistance dont nous aurions besoin (Bonhoeffer).

            De quelle royauté du Christ parle-t-on lorsqu’on parle du Christ Roi à la fin du temps de l’Eglise ? Un texte biblique nous a été proposé. Lisons-le, comme une parabole. Nous y voyons trois crucifiés. Les romains, lorsqu’ils crucifiaient un homme, faisaient figurer le motif de la condamnation : ici « brigand » pour deux hommes, et « roi des Juifs » pour l’autre.

            Mais nous voyons d’abord le peuple, un peuple qui ne fait rien et ne dit rien, un peuple au spectacle. L’un est peut-être dans l’effarement, un autre dans une vilaine jouissance, un autre encore dans une secrète révolte, un autre enfin dans un certain contentement, parce que ça n’est pas à lui que ça arrive. Rien n’émerge de ce peuple, ni parole, ni action, tout comme rien n’émerge parfois de nos pensées trop confuses, ou trop savantes. L’Eglise serait-elle cela ? L’Eglise, devant le spectacle du monde, serait-elle un peuple confus, indécis, silencieux et voyeur ? Si l’Eglise devenait cela, son temps serait fini, elle ne serait plus l’Eglise du Christ…

 

            Dans notre texte nous voyons ensuite les autorités religieuses, et les autorités religieuses donnent dans la raillerie. On pourrait dire, d’une manière assez sévère, que les autorités ecclésiastiques ont toujours horreur du Christ vivant, du Christ qui interpelle, qui célèbre la vitalité contre les institutions. Entre des autorités religieuses établies et le Christ vivant, les relations ne peuvent être que tendues ; elles ne peuvent être fécondes d’ailleurs que si elles sont tendues. Une Eglise réduite au pouvoir cynique et railleur de ses autorités est une Eglise assassine, une Eglise morte. On peut le dire autrement : l’Eglise n’est rien sans le Christ. Mais ça n’est qu’une partie de la vérité, la plus simple.

Lorsque les autorités raillent le Christ, elles disent malgré elles l’autre partie, difficile, de la vérité : le Christ n’est rien sans l’Eglise. Le Christ en sauve d’autres, mais il ne peut pas se sauver lui-même, il ne veut pas se sauver lui-même. Il en va de la dignité, de la vérité, de l’existence même de l’Eglise qu’elle le sache et qu’elle l’assume. L’Eglise est en quelque manière responsable du Christ, responsable de ce qu’elle en fait, de ce qu’elle en fait connaître. Mais, dans le texte que nous méditons, cette vérité, les autorités railleuses qui assistent à la crucifixion ne veulent ni la connaître, ni l’assumer.

 

            Et voici maintenant la soldatesque, veule et courtisane, dont l’attitude n’est jamais qu’un enlaidissement de l’attitude des plus mauvais des princes. Là où les princes raillent, les courtisans s’esclaffent. Là où les princes abreuvent de loin leurs victimes d’injures, les courtisans de près les abreuvent d’une boisson trop mauvaise même pour eux. Ils en rajoutent au spectacle, sûrs et certains de leur impunité. La soldatesque, ou les courtisans, sont cette sorte de corps intermédiaire qui flaire le vent aussi efficacement qu’un charognard, ne prend jamais la défense de personne, et ne s’en prend jamais qu’à déjà mort, qu’à beaucoup plus faible que soi. Est-ce cela, l’Eglise, une vie attentiste dans l’ombre des princes ?

             Dans notre texte, il y a deux brigands crucifiés. L’un reprend à son compte, en les aggravant encore, les injures que nous avons commentées, menant à leur paroxysme verbal toutes les haines, toutes les horreurs que nous avons déjà mentionnées. Ce brigand est le type même de ce qu’on pourrait appeler l’endurcissement. Ainsi, au comble de la déréliction, il y en a qui persistent dans l’idée qu’ils ont toujours eue d’un Dieu, ou d’un Messie de Dieu qui leur doit, personnellement, quelque chose qu’ils appellent salut mais qui n’est jamais que l’assouvissement immédiat de leurs urgentes envies. Ce brigand crucifié commet sur la croix un brigandage de plus. Un brigandage, en matière religieuse, c’est reconnaître le Christ en tant que tel et exiger de lui en plus qu’il vous satisfasse dans l’instant. Le verbe que Luc emploie pour désigner ce comportement est sans ambiguïté, c’est le verbe blasphémer.

             Alors que peut Jésus pour tous ces gens ? Que peut le Christ pour tous les gens qui sont dans le même genre de posture qu’eux ? Rien. Le Christ n’est rien sans l’Eglise, avons-nous déjà dit. Il est totalement impuissant face à l’arrogance, à la sottise, à l’endurcissement, à l’exigence… il ne peut que prier le Père qu’il leur pardonne, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font.

            Et pourtant nous avons bien lu que le Christ crucifié prononce des paroles que seul un Roi peut prononcer : « Je te le dis en vérité, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis. » Seul un Roi, seul le Christ Roi peut se permettre de telles paroles ! Il peut se les permettre parce qu’il est Christ et Roi, c’est entendu. Mais il peut prononcer ces paroles parce qu’il y a là quelqu’un pour les susciter. Ce quelqu’un, vous le savez bien, c’est l’autre brigand. Repentant ? Pas certain. Mais responsable ! (1) Pour ce qu’il en est de ses propres actions passées, il s’en remet au jugement des hommes : nous recevons ce que nos actes ont mérité. (2) Pour ce qu’il en est de son voisin, il dénonce l’injustice des hommes et celles de la vie : lui n’a rien fait de mal. (3) Et pour ce qu’il en est du reste, il s’en remet au Christ, il s’en remet à Dieu, non pas pour tout de suite dans l’exigence, mais pour la fin des temps, dans l’espérance, dans la foi. Ces trois points sont capitaux, ces trois points sont exactement ceux qui ont mené le Christ à la croix, et ils sont aussi exactement ce qui permet à l’Eglise d’être authentiquement Eglise du Christ, c'est-à-dire ce qui permet exactement à la parole du Christ d’être manifestée et entendue. Mais cette parole, la puissante parole du Christ Roi, elle n’est prononcée et manifestée que dans l’impuissance de la crucifixion. Ainsi, lorsqu’il s’agit de l’Evangile, il n’y a de royauté authentique qu’une royauté crucifiée. Lorsque cette royauté se manifeste, lorsque cette parole est prononcée, l’abime de l’épreuve et le sommet de l’espérance se rejoignent, et se confondent.

            Puissions-nous entendre et surtout, puissions-nous prononcer cette parole. Amen


dimanche 16 novembre 2025

Persévérer pour sauver une âme (Luc 21,5-19)

 Bien d'autres traductions possibles... et une certaine joie dans l'exzecice qui va de la lecture à la prédication.

Luc 19

 5 Comme quelques-uns parlaient du temple, de son ornementation de belles pierres et d'ex-voto, Jésus dit:

 6 «Ce que vous contemplez, des jours vont venir où il n'en restera pas pierre sur pierre: tout sera détruit.»

 

 7 Ils lui demandèrent : «Maître, quand donc cela arrivera-t-il, et quel sera le signe que cela va avoir lieu?»

 

 8 Il dit: «Prenez garde à ne pas vous laisser égarer, car beaucoup viendront en prenant mon nom; ils diront: ‹C'est moi› et ‹Le moment s’est approché›; ne les suivez pas.

 9 Quand vous entendrez parler de guerres et de soulèvements, ne soyez pas effrayés. Car il faut que cela arrive d'abord, mais ce ne sera pas aussitôt la fin.»

 10 Alors il leur dit: «On se dressera nation contre nation et royaume contre royaume.

 11 Il y aura de grands tremblements de terre et en divers endroits des pestes et des famines, des faits terrifiants venant du ciel et de grands signes.

 12 «Mais avant tout cela, on portera la main sur vous et on vous persécutera; on vous livrera aux synagogues, on vous mettra en prison; on vous traînera devant des rois et des gouverneurs à cause de mon nom.

 13 Cela sera l’occasion de votre témoignage.

 14 Mettez-vous au cœur que vous n'avez pas à préparer votre défense.

 15 Car, moi, je vous donnerai un langage et une sagesse que ne pourra contrarier ni contredire aucun de ceux qui seront contre vous.

 16 Vous serez livrés même par vos pères et mères, par vos frères, vos parents et vos amis, et ils feront condamner à mort plusieurs d'entre vous.

 17 Vous serez haïs de tous à cause de mon nom;

 18 mais pas un cheveu de votre tête ne sera perdu.

 19 C'est par votre persévérance que vous gagnerez vos vies.

Prédication

            Il ne restera pas pierre sur pierre, prophétise Jésus. Et nous pouvons entrer dans ce texte avec la connaissance de la réalisation de cette prophétie, puisque nous savons qu’en l’an 70, les légions romaines, emmenées par Titus, fils de Vespasien, détruisirent le second Temple. Nous pouvons donc nous émerveiller de ce que Jésus est prophète, et affirmer que puisque cette prophétie s’est réalisée, les autres prophéties bibliques se réaliseront aussi.

            Nous pouvons aussi entrer dans ce texte avec une tout autre connaissance. Lorsque Luc écrit son évangile, et qu’il met dans la bouche de Jésus cette prophétie, la destruction du second Temple a déjà eu lieu. Cette remarque introduit un doute sur la performance prophétique de Jésus, un doute peut-être bien blasphématoire.

            Cela nous fait deux approches qui sont très peu compatibles, et qui pourraient conduire à une discussion un peu stérile. Une discussion qui contesterait, ou qui défendrait, une image fixe de Jésus, et une image fixe de la Bible.

Mieux vaut s’intéresser à la situation fondamentale qui est celle du lecteur. Pour le lecteur qui est devant ce texte, il y a là un homme, Jésus, qui prophétise sur ce qui, pour le lecteur, est déjà arrivé. Alors le texte ne se trompe pas sur la destruction du second Temple, tout comme l’on ne se trompe jamais sur la météo de la veille. Le texte ne se trompe pas non plus sur les autres signes avant-coureurs de la fin des temps, et le lecteur le sait bien. Il y a même 80 générations de lecteurs, depuis que ce texte existe, qui ont su que le second Temple était détruit et qui ont su aussi, à voir les signes, que la fin des temps était proche.

Si ce texte n’avait rien que cela à nous dire, il ne serait plus lu, et depuis longtemps.

            Lisons donc seulement, sans nous préparer à attaquer ou à défendre telle image de Jésus, ou telle image de la Bible…

 

Lorsque Jésus prophétise sur la destruction du second Temple, ceux qui l’écoutent lui demandent des précisions. Or, en fait de précisions, Jésus ne rajoute que des éléments imprécis, graves certes mais surtout récurrents dans la suite de l’histoire humaine. Chaque catastrophe qui arrive apporte avec elle son lot d’angoisse, et chaque nouvelle angoisse suscite de nouveaux prédicateurs qui se disent capable d’en délivrer les gens. C’est vrai en religion comme en politique, même dans les pays de stricte séparation de l’Eglise et de l’Etat. Il en vient toujours qui sont à dire que c’est la faute d’untel, qu’ils répareront eux-mêmes toutes choses si on les suit, si on fait ce qu’ils disent.

            Pourtant, en lisant attentivement notre texte, nous ne voyons pas, mais alors pas du tout, Jésus enseigner ainsi. La question de « la faute à qui… » ne le préoccupe pas, ne le préoccupe jamais. Et lorsqu’il évoque une possible fin des temps, ça n’est jamais pour dire « Moi moi moi… ». Lorsqu’on lui demande des précisions sur une catastrophe, Jésus ajoute d’autres éléments catastrophiques, et il ajoute surtout « mais ça ne sera pas la fin ».

             Jésus ne dit évidemment pas cela pour annoncer que le pire est encore à venir. On ne prêche pas à celui qui est éprouvé que ça aurait pu être pire. Lorsque Jésus énonce que « ça ne sera pas la fin », ça n’est pas une catastrophe qu’il annonce, ni la catastrophe suivante, ni la catastrophe finale. Lorsque Jésus parle ainsi, c’est Luc qui pose aux survivants d’une catastrophe la question « et maintenant ? » Ainsi donc, maintenant que le second Temple est détruit, maintenant que le lieu de la présence de Dieu a été ravagé, maintenant que Dieu lui-même a laissé faire ça, maintenant que tu es devant les ruines de ce que tu avais de plus précieux, de ce qui était ton espérance et ta vie,  maintenant que, pourtant, tu n’es pas mort, que vas-tu faire ?

L’on raconte ainsi que Rabbi Akiba a ri devant les ruines du second Temple ; devant d’autres rabbis médusés, il a ri du rire de l’espérance, s’est expliqué sur son rire, et a consolé ses amis (Talmud de Babylon, Makot, 24 B). Rabbi Akiba avait 20 ans au moment de la destruction du Temple. Après cela, lui et ses amis ont inventé une nouvelle forme d’expression de la foi, non pas bâtie sur la fidélité aux fragiles pierres du Temple ni au saint rituel, mais bâtie plutôt sur la patiente lecture et l’humble interprétation d’un texte qu’on pouvait apprendre par cœur s’il le fallait, et surtout qu’on pouvait emporter partout avec soi. Dans le sens, le salut était bel et bien dans les Écritures, lues, méditées et mises en œuvre.

           

Et maintenant, que vas-tu faire ? Luc pose cette question à tous ceux de ses lecteurs qui ont à répondre, en quelques circonstances que ce soit, à la question « et maintenant ? » Pour les premiers lecteurs de Luc, pour ceux qui se sont les premiers réclamés de la foi au Christ, les temps ont pu être terriblement durs ; ces premiers croyants vivaient dans un monde qui était d’une dureté et d’une brutalité que nous n’imaginons pas. Nous ne sommes pas de ces premiers lecteurs, mais il y a, aujourd’hui encore, des croyants que leur foi met en grand danger (ACAT).

Pour nous, nous croyons et professons librement, mais il nous faut pourtant parfois, sur les ruines de nos vies, répondre à la question « et maintenant ? »

Entreprendre ? Mais comment alors entreprendre, puisque, la catastrophe étant advenue, il est apparu que tout ce qu’on avait construit le fut manifestement en pure perte ? Que reste-t-il alors ? Le texte que nous lisons ne laisse presque rien subsister, sauf ceci : « Pas un cheveu de votre tête ne sera perdu. » C’est une promesse dérisoire et néanmoins considérable. Et remarquons bien tous ensemble que cet énoncé ultime de l’espérance ne mentionne même pas le nom de Dieu. Cet énoncé rend tout à l’être humain qui a tout perdu, mais pas tout à fait tout. Cet énoncé fait ultimement confiance à l’être humain : il te reste ta vie. Et il reste aussi cette persévérance de la vie, cette persévérance dans la vie qui sera pour celui qui est éprouvé le point de départ de son relèvement.

 

            La catastrophe n’est pas encore là et nous ne prions pas pour qu’elle arrive. Lorsqu’elle arrivera, peut-être alors apprendra-t-on qui est qui, mais là n’est pas la question. Il y en a qui, au moment de la catastrophe, prennent la fuite, sauvent leur peau et qui, plus tard, deviennent les premiers prédicateurs de l’Évangile (un certain Paul…).

Se peut-il que nous soyons prêts à faire face au pire ? Ce que Jésus dit dans le texte que nous méditons maintenant, suggère bien que non. Nul n’est prêt à l’adversité radicale ; ça ne serait plus l’adversité radicale. L’on ne peut pas se préparer à répondre d’une situation qu’on n’a jamais pu envisager. Pourtant au moment où nous lisons notre texte, la question de la foi peut-être posée là, non pas dans l’angoisse de perdre, mais dans une double reconnaissance. La reconnaissance de ce qui est donné maintenant, un temple, une vie, une ville, l’amitié et l’amour des vivants… tout cela qu’on ne méritait pas et qui peut bien n’être que provisoire. Reconnaissance première et essentielle. Et voici la reconnaissance seconde, non moins essentielle, que nous pouvons goûter dès maintenant, et qui sera pleinement donnée à celles et ceux qui auront à faire face à ce pour quoi il était impossible qu’ils soient préparés : « aucun cheveu de votre tête ne sera perdu ».

Cette reconnaissance, elle est nôtre dès maintenant. Pour le reste, le Seigneur pourvoira. Amen 

dimanche 9 novembre 2025

Vers la résurrection (Luc 20,27-38), ou le Dieu des vivants

 

Luc 20

27 ¶ Alors s'approchèrent quelques Sadducéens. Les Sadducéens contestent qu'il y ait une résurrection. Ils lui posèrent cette question:

28  "Maître, Moïse a écrit pour nous: Si un homme a un frère marié qui meurt sans enfants, qu'il épouse la veuve et donne une descendance à son frère.

29  Or il y avait sept frères. Le premier prit femme et mourut sans enfant.

30  Le se<cond,

31  puis le troisième épousèrent la femme, et ainsi tous les sept: ils moururent sans laisser d'enfant.

32  Finalement la femme mourut aussi.

33  Eh bien! cette femme, à la résurrection, duquel d'entre eux sera-t-elle la femme, puisque les sept l'ont eue pour femme?"

34  Jésus leur dit: "Ceux qui appartiennent à ce monde-ci prennent femme ou mari.

35  Mais ceux qui ont été jugés dignes d'avoir part au monde à venir et à la résurrection des morts ne prennent ni femme ni mari.

36  C'est qu'ils ne peuvent plus mourir, car ils sont pareils aux anges: ils sont fils de Dieu puisqu'ils sont fils de la résurrection.

37  Et que les morts doivent ressusciter, Moïse lui-même l'a indiqué dans le récit du buisson ardent, quand il appelle le Seigneur le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob.

38  Dieu n'est pas le Dieu des morts, mais des vivants, car tous sont vivants pour lui."

Prédication :  

Alors, la résurrection, c’était comment ? Nous avons dans la Bible une quantité appréciable de récits de rencontres avec le Ressuscité, mais personne n’ose poser à Jésus une question aussi directe. Dommage…

Il m’est arrivé, il y a quelque temps, pendant une visite chez un artiste, de voir un merveilleux tableau que j’ai interprété ainsi : la résurrection, c’est comme ça ! Un homme au réveil et, à son chevet, une merveilleuse coupe de fruits, une carafe d’eau et un verre. L’artiste m’a tout de suite affirmé que son tableau n’avait rien à voir avec la résurrection…

 

Qu’allons-nous en dire, de la résurrection ? Allons-nous la prouver ? Allons-nous la récuser ? Et j’ai trouvé, sur internet, des récits contemporains relatant la résurrection d’une personne tout à fait morte, tête fracassée, thorax écrasé dans un accident de voiture sans ceinture de sécurité (on a même la marque et le modèle du véhicule), soins de conservation effectués depuis trois jours, et l’on revit, hop, sans une égratignure. Allez donc oser douter de quoi que ce soit, après une telle démonstration, on vous donne en plus tellement de noms de tellement de personnes…

 

Pour ce qu’il en est de la récuser la résurrection, nous avons sous les yeux une tentative intéressante, mise à l’actif des « Sadducéens ». Mais qui sont ces gens ? Un historien romain d’origine juive et de langue grecque, Flavius Josèphe (~37-~100) les décrit ainsi : « «Les Pharisiens ont transmis au peuple certaines règles qu'ils tenaient de leurs pères, qui ne sont pas écrites dans les lois de Moïse, et qui pour cette raison ont été rejetées par les saducéens qui considèrent que seules devraient êtres tenues pour valables les règles qui y sont écrites et que celles qui sont reçues par la tradition des pères n'ont pas à être observées.» (Antiquités juives, XIII-297) Que peut-il en être de la résurrection si ne doivent s’imposer que les lois écrites de Moïse ? Elle est impossible et la démonstration de l’impossibilité, vous la connaissez. Cette pauvre femme, sept fois veuve de sept frères, duquel des sept sera-t-elle la femme au moment de la résurrection ? Lequel des sept sera fondé à dire « elle est à moi » ? Car il va de soi qu’une femme doive être à un homme, être sienne et lui appartenir, tout comme il va de soi que, dans le monde à venir, l’ordre sera garanti par les lois de Moïse tout comme l’ordre est garanti par ces mêmes lois dans le monde de maintenant. Et il ira de soi qu’une femme ne peut pas appartenir simultanément à sept hommes – et pas même Blanche Neige – alors, selon les Sadducéens, il n’y a pas de résurrection, CQFD.

 

Alors, y a-t-il, ou n’y a-t-il pas de résurrection ? Allons-nous la prouver ? Allons-nous la récuser ? Il y a bien quelques enfants morts sur le corps desquels se couchent des prophètes, pour lesquels prient des apôtres. Il y a depuis bien plus longtemps encore la question de la mort et d’après la mort, question qui a tourmenté les humains et les écrivains, aussi loin que les humains aient écrit... A quatre ou cinq milliers d’années de nous, quelque part en Mésopotamie, un conteur raconte et un écrivain écrit : le grand Gilgamesh est parti, après la mort de son si cher ami Enkidu, le grand Gilgamesh est partijusqu’au bout du bout du monde pour rencontrer Monsieur Utanapishtim, l’éternel survivant du déluge. Dans son voyage, Gilgamesh n’a pas trouvé la recette d’éternité qu’il cherchait, et son ami n’est pas revenu à la vie, mais il a trouvé à la fin la sagesse qu’il faut pour accepter le grand âge et de disparaître. L’Esprit de Dieu n’a-t-il pas ramené à la vie des squelettes par centaines ? Et n’a-t-il pas fait revenir d’exil son peuple dispersé ? Le fil de l’histoire, long et capricieux, donne à entrapercevoir pour certains peuples des moments de désolation et des moments de renouveau qu’on peut bien appeler résurrection. Mais tout cela n’est pas résurrection des personnes après la mort et après la fin des temps… Comment cela sera-t-il ?

 

Le débat qui oppose Jésus et les Sadducéens repose sur une loi qui figure effectivement dans le livre du Deutéronome (25,5) et qu’on appelle lévirat. Les anciens hébreux n’avaient pas spéculé sur l’au-delà de la vie ni sur l’au-delà de la mort. Leur vie commençait dans leurs ascendants dont ils portaient le nom, et se prolongeait dans leur descendance à laquelle ils donnaient leur nom. Et s’il arrivait que vous mouriez sans descendance, votre propre frère devait prendre votre veuve pour sa femme et vous susciter une descendance qui porterait votre nom. Tant que votre nom n’est pas oublié, vous n’êtes pas mort. Cette loi existe et vous pouvez d’emblée en énoncer les faiblesses. En dépit de cette Loi, le nom peut être perdu et la question de la résurrection fait alors son retour. On spécule sur « après la mort ».

C’est bien le refus d’une telle spéculation qui marque la réponse de Jésus aux Sadducéens. Car si tous sont à la fin vivants en Dieu, à quoi peut bien servir d’entretenir le lignage ? Ni mari, ni femme, ni besoin de posséder, ni souci de se reproduire parce que la vie, à ce moment-là, sera affranchie des servitudes que nous lui connaissons maintenant, toutes celles qui sont liées au devoir de mourir. Mais la résurrection envisagée ainsi est un article de foi, et ne constitue en aucun cas une preuve. Rien ne viendra jamais nous affranchir des servitudes de la vie, tant que nous serons vivants. Et la controverse sur laquelle nous méditons nous suggère seulement que rien de ce que nous estimons connaître ici ne peut être mis en avant pour l’au-delà. Alors, si nous persistons à poser la question de la résurrection, nous ne pouvons pas la poser comme une question sur l’au-delà.

 

Et voici comment nous allons la poser. Alors maintenant, à cet instant, de quoi parles-tu lorsque tu parles de résurrection ? Revenons à Moïse, fugitif devenu berger. De quoi s’agit-il lorsque Moïse, occupé à faire son boulot ordinaire de berger, fait un détour pour voir ce prodige d’un buisson qui brûle sans se consumer ? Le premier geste de celui qui va ressusciter, c’est de se détourner de son chemin ordinaire. Sans étonnement et sans curiosité il n’y a jamais de résurrection. De quoi s’agit-il lorsque la voix énonce « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac et Dieu de Jacob » ? Il s’agit d’un être humain qui reconnaît dans la vie qui est la sienne l’agir du Dieu de ses pères. C’est un être humain qui reconnaît, à des dizaines de générations de distance, la même vie, la même volonté de vivre et la même promesse de la vie que celle qui fut proclamée jadis et par la puissance de laquelle il est lui-même en vie. Abraham, Isaac et Jacob sont morts, oui, mais cet être humain-là a reçu une vie et une liberté qu’il ne gardera pas pour lui-même. L’épisode du buisson ardent est à proprement parler résurrection de Moïse. C’est tout à fait par accident qu’il avait survécu étant enfant, tout à fait par accident qu’il avait trouvé la liberté, tout comme c’est tout à fait par accident que nous échoient les circonstances de notre naissance. Devons-nous nous conserver et nous protéger contre ce que la vie invente ? Il n’est pas impossible que nous le fassions, mais à trop bien vouloir le faire nous nous abritons aussi de ce que la vie peut promettre et tenir. Le plus sûr abri contre les déconvenues abrite aussi des divines surprises.

 

Alors, prouver qu’une résurrection aura lieu dans l’au-delà parce qu’elle a lieu ici-bas, parfois ? La récuser dans l’au-delà parce qu’impossible comme ici-bas ? Ces deux attitudes sont sur le fond tout à fait identiques : elles affirment qu’il doit en être toujours conformément à ce qui fut un jour. Nous ne sommes personne pour condamner telle ou telle attitude. Car Dieu n’est pas le Dieu des morts mais des vivants, car pour lui tous sont vivants. Même Moïse ? Osons une question. « La résurrection, Moïse, c’était comment ? » Et Moïse sourit. Il se raconte peu, cet homme-là. Il ne fait jamais grand cas de cette rencontre. Ses colères sont redoutables, mais sa bonté est infinie.


samedi 1 novembre 2025

Ce qui était perdu (Luc 18, 35-43)

Luc 18

35 Or, comme il approchait de Jéricho, un aveugle était assis au bord du chemin, en train de mendier.

 36 Ayant entendu une foule en marche, il demanda ce que c'était.

 37 On lui annonça: «C'est Jésus le Nazôréen qui passe.»

 38 Il s'écria: «Jésus, Fils de David, aie pitié de moi!»

 39 Ceux qui marchaient en tête le menaçaient pour qu'il se taise; mais lui criait de plus belle: «Fils de David, aie pitié de moi!»

 40 Jésus s'immobilisant ordonna qu'on le lui amène. Quand il se fut approché, il l'interrogea:

 41 «Que veux-tu que je fasse pour toi?» Il répondit: «Seigneur, que je retrouve la vue!»

 42 Jésus lui dit: «Retrouve la vue. Ta foi t'a sauvé.»

 43 À l'instant même il retrouva la vue et il suivait Jésus en rendant gloire à Dieu. Tout le peuple voyant cela s’exalta pour Dieu.

 

Luc 19

1 Entré dans Jéricho, Jésus traversait la ville.

2 Et voici un homme appelé Zachée; c'était un chef des collecteurs d'impôts et il était riche.

3 Il cherchait à voir qui était Jésus, et il ne pouvait y parvenir à cause de la foule, parce qu'il était de toute petite taille.

4 Il courut en avant et monta sur un sycomore afin de voir Jésus qui allait passer par là.

5 Quand Jésus arriva à cet endroit, levant les yeux, il lui dit: «Zachée, dépêche-toi de descendre: je dois aujourd'hui demeurer dans ta maison.»

6 Zachée se dépêcha de descendre et l'accueillit tout joyeux.

 7 Voyant cela, tous grommelaient entre deux, ils disaient: «C'est chez un pécheur qu'il est allé se commettre ! » [Παρὰ ἁμαρτωλῷ ἀνδρὶ εἰσῆλθεν καταλῦσαι]

 8 Or Zachée, s’immobilisant, dit au Seigneur: «Et bien voilà, Seigneur, je fais don aux pauvres de la moitié de mes biens et, si j'ai fait tort à quelqu'un, je lui rends le quadruple.»

9 Et Jésus lui dit tout bas : «Aujourd'hui, le salut est à cette maison, selon qu’il est aussi, lui, un fils d'Abraham.

 10 Car le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui est tout à fait perdu.»


            Car le Fils de l’homme est venu pour chercher et sauver ce qui est tout à fait perdu, derniers mots de notre texte de ce jour. Et nous de nous demander pourquoi, et sur qui, cette phrase est dite. Qui concerne-t-elle ? Qui vise-t-elle ? C’est qu’elle parle certes du salut, mais aussi de la perdition. Elle énonce même que le Fils de l’homme cherche, et sauve, ce qui est tout fait perdu. Espérance, même pour qui est tout à fait perdu. Mais qui donc est tout à fait perdu ?

            Nos petits récits fait deux petits récits, pour tenter de répondre, mais deux petits récits qui ne parlent curieusement que de foi et de salut. Intéressons-nous à ces récits, à la foi comme ils en parlent, et au salut comme ils l’évoquent.

            Un aveugle qui crie, et qui crie de plus en plus fort. Sa foi, est-ce son cri ? Le passage inopiné d’un guérisseur très réputé, est-ce son salut ? En tout cas, il dérange, cet aveugle, et il n’hésite pas à déranger. Mais est-ce le faiseur de miracles qu’il interpelle premièrement ? Il interpelle un homme qui est accompagné par une foule et les foules n’accompagnent jamais ceux qui n’ont rien à donner. Son cri, c’est le cri du mendiant, c’est la confession de foi, mais la moins religieuse qu’on puisse imaginer. C’est la parole de celui qui n’a qu’une ritournelle, qui l’adresse cent fois à cent passants différents et qui essuie cent refus, en plus de l’hostilité.

            Hostilité aussi pour Zachée, parce qu’il est riche, parce qu’en plus d’être riche il est collecteur d’impôts, c’est parce qu’il est riche qu’il peut être collecteur d’impôts, et parce qu’aussi il est tout petit. Alors on ne voit pas vraiment que la foule compacte des gens bien et sincères voudrait s’écarter et lui faire une place au premier rang, il y ferait tache. La foi de Zachée n’est alors pas dans son cri, mais dans ce qu’il rajoute à ses handicaps sociaux le ridicule d’un homme mûr qui fait le singe dans un arbre. L’aveugle crie, Zachée ne fait pas un bruit. L’aveugle réclame, Zachée ne demande rien. Il veut juste voir Jésus.

            Là où Zachée est capable, lui, de se mouvoir sur ses petites jambes, l’aveugle doit être aidé, doit être conduit. Et doit répondre à une question qui paraît étonnante, que veux-tu ? Et nous ne pouvons pas ramener cette question à la réponse finalement si attendue, un aveugle demande à voir. Car nous méditons sur la foi et sur le salut, et le « Que veux-tu ? » de Jésus à cet homme qui a hurlé pour le rencontrer, qui a bravé l’hostilité d’une foule de gens bien, c’est comme le Che vuoi ?que la statue du Commandeur adresse à Don Giovanni. Que veux-tu, au plus fort, au plus profond, au plus secret de toi-même, que veux-tu ? A quoi aspires-tu ? Quel est ton besoin le plus profond ?

            Si quelqu’un s’adresse au Fils de l’homme, si quelqu’un s’approche de lui, ou est approché par lui, qu’il s’attende à entendre cette question. Et qu’il soit prêt à y répondre ! L’aveugle est manifestement prêt. Sa foi est suffisamment profonde, et sa situation suffisamment dégradée, pour que la demande de son cœur ne se trompe pas d’objet. Et la demande de son cœur concerne bien naturellement chaque personne… Que je retrouve la vue, que je voie, par mes propres yeux et non pas par ma cécité ! Qu’il me soit donné de décider de mon chemin, de pouvoir choisir d’aller ici ou là, plutôt que d’être mené seulement là où me mènent des volontés pas forcément bienveillantes.

            Revenons à Zachée. Jésus, accompagné par une foule, donc par quelque chose de sérieusement uniforme, a le don de repérer ce qui est singulier. Non pas bling-bling, non pas ce qui se montre, car on pourrait imaginer ces crétins qui, au chapitre suivant, se perchent tous dans les arbres pour que Jésus les remarque. Zachée, nous l’avons dit, ne demande rien, rien qu’à voir l’homme qui passe, qui est Jésus. Confesse-t-il sa foi ? On ne l’entend pas dire un mot. Rien qui fasse beau dans le paysage, mais plutôt, en Zachée, tout qui salisse. Et pourtant… Je dois demeurer dans ta maison, lui dit le Fils de l’homme. Il le doit, il est même ce jour-là, dans ces circonstances-là, totalement impossibles que Jésus demeure où que ce soit, si ce n’est chez Zachée. Car le Fils de l’homme, ou le salut, ou la bienheureuse rencontre, n’arrive que lorsqu’on ne l’attend pas, lorsqu’on ne l’exige pas, et lorsqu’on y est prêt. Et il n’y a que Zachée, dans le paysage de cette histoire, qui y soit prêt.

            Mais sa préparation ne relève ni de sa petite taille ni du fait que ses contemporains le regardent comme un pécheur, du fait de sa richesse et de son métier. Cet homme est pécheur, dit-on ! Les œuvres du pécheur, de ce soi-disant pécheur-là, vous les connaissez : il donne la moitié de ses biens aux pauvres et, s’il a fait tort à quelqu’un, il dédommage au quadruple. Mais il n’a pas attendu Jésus pour le faire. Et ce n’est pas non plus à ses œuvres qu’il doit la proclamation de son salut. Menant la vie qu’il a décidé de mener, ne faisant aucun cas de ce qu’on dit de lui, n’exigeant aucun privilège et attendant seulement de son propre effort de seulement voir passer Jésus, il est prêt. Et il ne doit qu’à la décision du Fils de l’homme de recevoir finalement sa visite. La foi de Zachée, c’est sa vie et son engagement. Son salut à lui, ce jour-là, c’est cette visite inopinée.

            Ainsi, sa foi n’a rien à voir avec celle de l’aveugle ; et le salut de l’aveugle n’a rien non plus à voir avec celui de Zachée. L’un et l’autre pourtant ont bien rencontré le même homme. Le sauveur du monde est donc sauveur de chacun, selon la manière de chacun. Il sauve selon la demande du fond du cœur de l’aveugle, il sauve aussi selon l’engagement responsable de Zachée. Il sauve, comme il le dit, les fils d’Abraham, ce que sont l’un et l’autre, non pas parce qu’ils sont nés là où ils sont nés, mais parce qu’entre eux et leurs contemporains ont été rompus, comme ça, les liens de l’obligation, de l’ordinaire, du groupe et du clan. Ils sont fils d’Abraham parce que l’ordinaire de la foi de la foule les a sacrifiés sur le divin autel du convenable ce que certains appellent Dieu. Ils ont dû vivre avec ça, avec la vérité de leur existence. Et c’est justement dans la vérité, dans le nu de l’existence, que le Fils de l’homme choisit toujours de demeurer. Là, il vient, il parle et il demeure. En cela, il sauve !

 

            Mais il y a aussi ce qu’il ne sauve pas dans ces petits récits. Il y a ce qui est tout à fait perdu, et qu’il cherche pourtant. Mais quoi ? Frères et sœurs, il suffit de lire. Ceux qui soi-disant marchent en premier, ouvrent le chemin, et menacent un quémandeur qui fait désordre dans l’histoire. Il y a ceux qui s’exaltent pour Dieu s’ils assistent à un miracle, mais ne se réjouissent pas de rencontrer eux-mêmes le Fils de l’homme. Il y a ceux qui grommellent, qui se montent le bourrichon lorsqu’un bonheur arrive à quelqu’un qu’ils n’aiment pas. Il y a ceux qui salissent la beauté d’une rencontre parce qu’elle n’a pas lieu selon leurs règles et leurs vœux. Et bien, ceux-là sont perdus, tout à fait perdus. Car la vie déçoit infiniment ceux qui réclament infiniment d’elle et lui consacrent trop peu d’eux-mêmes. Nous avons, dans la suite immédiate de ces versets, une parabole terrifiante dans laquelle un maître devenu roi, Dieu juge ou Fils de l’homme revenant en gloire, affirme que selon ce que quelqu’un aura dit de Dieu, Dieu le jugera, sous entendant que nul n’est jamais à la hauteur de l’exigence qu’il professe et impose à autrui. Et bien ceux-là, même tout à fait perdus, le Fils de l’homme les cherche, nous le savons parce que nous le lisons, jusqu’à leur dernier souffle, comme un certain voleur crucifié. Ceux-là, le Fils de l’homme les cherche, jusqu’à son dernier souffle à lui. Amen