samedi 22 février 2025

La position ultime (Luc 6,27-38)

Luc 6

27 «Mais je vous dis, à vous qui m'écoutez: Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent,

 28 bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient.

 29 «À qui te frappe sur une joue, présente encore l'autre. À qui te prend ton manteau, ne refuse pas non plus ta tunique.

 30 À quiconque te demande, donne, et à qui te prend ton bien, ne le réclame pas.

 31 Et comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux.

 32 «Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance vous en a-t-on? Car les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment.

 33 Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quelle reconnaissance vous en a-t-on? Les pécheurs eux-mêmes en font autant.

 34 Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez qu'ils vous rendent, quelle reconnaissance vous en a-t-on? Même des pécheurs prêtent aux pécheurs pour qu'on leur rende l'équivalent.

 35 Mais aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants.

 36 «Soyez généreux comme votre Père est généreux.

 37 Ne vous posez pas en juges et vous ne serez pas jugés, ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés, acquittez et vous serez acquittés.

 38 Donnez et on vous donnera; c'est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante qu'on vous versera dans le pan de votre vêtement, car c'est la mesure dont vous vous servez qui servira aussi de mesure pour vous.»

Prédication

             Mais il y a un mais. Et tous les enseignements possibles, ou bonnes nouvelles, que nous pourrions recueillir en méditant les versets que nous venons de lire sont suspendus à – conditionnés par – ce mais.

            Aussi pourra-t-il être intéressant que nous lisions un petit peu de ce qui précède. Ceci :

21 Heureux, vous qui avez faim maintenant: vous serez rassasiés. Heureux, vous qui pleurez maintenant: vous rirez.

 22 Heureux êtes-vous lorsque les hommes vous haïssent, lorsqu'ils vous rejettent et qu'ils insultent et proscrivent votre nom comme infâme, à cause du Fils de l'homme.

 23 Réjouissez-vous ce jour-là et bondissez de joie, car voici, votre récompense est grande dans le ciel; c'est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les prophètes.

 24 Mais malheureux, vous les riches: vous tenez votre consolation.

 25 Malheureux, vous qui êtes repus maintenant: vous aurez faim. Malheureux, vous qui riez maintenant: vous serez dans le deuil et vous pleurerez.

 26 Malheureux êtes-vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous: c'est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les faux prophètes.

            Ça ressemble aux Béatitudes de Matthieu, et il est vrai que certains commentateurs affirment que l’éthique de l’Évangile c’est l’éthique des Béatitudes… et il est tellement évident qu’il s’agit des Béatitudes de Matthieu qu’on en oublie que Luc a donné quelque chose qui y ressemble, mais qui n’est pas du tout la même chose. Car Luc a donné quatre déclarations commençant par heureux… et quatre phrases commençant par malheureux… Nous aurions tort de voir dans ces dernières quelque chose comme une malédiction portant sur un futur. Lorsque Jésus  prononce malheureux… il se prononce sur le présent des gens, comme s’il disait que c’est un grand malheur d’être ou de se croire être propriétaire des instruments de sa propre consolation. C’est un grand malheur que de tenir de soi-même sa propre consolation, parce que cela revient à faire d’emblée l’hypothèse d’une humanité mauvaise et incapable. Un portrait bien pessimiste : Jésus, que j’ai qualifié déjà de Messie débutant, fait un tel portrait, à l’usage peut-être de la foule qui l’entoure, et à l’usage aussi des disciples qui sont autour de lui.

            Jugeons-en : réjouissez-vous si l’on parle mal de vous, car c’est ainsi que vos pères ont traité les prophètes, et malheureux êtes-vous si l’on parle bien de vous, car c’est ainsi que vos pères ont traité les faux prophètes. Phrases bien sombres que Jésus prononce, mais nous ne sommes pas contraints de nous assombrir car, nous le savons aussi, il arrive que les humains écoutent le meilleur pour le meilleur ou se détournent du pire, ou encore choisissent des répondre absurdement à des provocations réelles.

 

            Et nous revenons au mais par lequel nous avons commencé. Ce mais signale que les Béatitudes et les "Mal-titudes" de Luc ne sont qu’un commencement, qui peut et doit être dépassé. Il est recommandé que ce soit un dépassement pratique. Celui, par exemple, d’aimer vos ennemis et de faire du bien à ceux qui vous haïssent, aimer, dans ce contexte n’est pas un sentiment mais un engagement concret, comme dans le Lévitique (19,18). Et donc cela se passe encore au présent, c'est-à-dire dans une situation concrète, sans qu’il y ait de si – nous avons parlé du conditionnel si il y a quelques semaines. Nous n’allons pas le relire une fois encore, mais nous souvenir que, pendant quelque 8 versets, il y a prélude et fugue sur l’engagement gratuit (27-35). Et nous nous demandons si nous serons un jour capables de cet engagement et de cette générosité. Nous trouvons même sans doute que ça va trop loin, et qu’il nous faudrait au moins une petite certitude si ce n’est dans l’ici-bas du moins dans l’au-delà. Nous aimerions bien savoir en somme si nous serons récompensés pour notre engagement et nos efforts.

            Quelle est la réponse de Jésus ? Qu’à force de persister dans la bonté et dans l’amour on trouve – on reçoit – comme une forme de bonne rétribution, aucunement contractuelle, purement donnée et reçue comme le salaire du travailleur inutile dont Luc est, une fois encore, le seul à en parler. Et cela vient comme une certitude puissante, mais modeste, qui produit de nouveau ce qui l’a engendré. Comme nous pourrions le dire : persister dans la bonté engendre une persistance dans la bonté qui est à la fois son origine et son accomplissement.

 

            Mais jusqu’à quel point ? Combien de temps, et combien de fois ? Jusqu’à ce que "Dieu est bon pour les ingrats et les méchants" soit la mesure du temps et de l’actualité de l’amour. C’est Matthieu qui le dit le mieux, "Dieu fait lever le soleil sur les bons et sur les méchants" Jusqu’à quel s’en tenir à l’engagement presque extrême que Jésus recommande ? Jusqu’au point du temps présent où non seulement nous renonçons à savoir qui sont, au fond, ceux avec qui nous sommes en relations, d’amitiés, ou de diaconie, et jusqu’au point où nous remettons toutes choses à Dieu qui sait, lui, qui est qui.

 

            Dans ce verset central s’exprime une position ultime que nous ne pouvons pas tenir. C’est peut-être bien un lieu pour y passer, passer comme en extase par là ou bons ou méchants, hommes et Dieu, ne peuvent plus être distingués l’un de l’autre. Un lieu qu’il nous faut vite quitter parce que nous sommes humains.

            Et la quête de quelque chose de juste va alors recommencer. Soyez compatissants comme votre Père est compatissant. (…) Donnez et on vous donnera ; (…) car c’est la mesure dont vous vous servez qui servira aussi de mesure pour vous." Amen