samedi 20 septembre 2025

Mamôn, liberté et aliénation (Luc 16,1-16)

Luc 16 

1 Puis Jésus dit à ses disciples: «Un homme riche avait un homme d’affaires qui fut accusé devant lui de dilapider ses biens.

2 Il le fit appeler et lui dit: ‹Qu'est-ce que j'entends dire de toi? Rends les comptes de tes affaires, car désormais tu ne pourras plus être mon homme d’affaires.›

3 L’homme d’affaires se dit alors en lui-même: ‹Que vais-je faire, puisque mon Seigneur me retire de ses affaires ? Bêcher? Je n'en ai pas la force. Mendier? J'en ai honte.

4 Je sais ce que je vais faire pour qu'une fois écarté des affaires, il y ait des gens qui m’accueillent dans leurs affaires.›

5 Il fit venir alors un par un ceux qui devaient à son Seigneur et il dit au premier: ‹Combien dois-tu à mon Seigneur ?›

6 Celui-ci répondit: ‹Cent jarres d'huile.› L’homme d’affaires lui dit: ‹Voici ton reçu, vite, assieds-toi et écris cinquante.›

7 Il dit ensuite à un autre: ‹Et toi, combien dois-tu?› Celui-ci répondit: ‹Cent sacs de blé.› l’homme d’affaires lui dit: ‹Voici ton reçu et écris quatre-vingts.›

8 Et le Seigneur fit l'éloge de l’homme d’affaires aliéné, parce qu'il avait agi d’une manière sensée, et que les fils de ce temps sont, dans leur genre, plus sensés que les fils de lumière.

 

9 «Eh bien! moi, je vous dis: faites-vous des amis avec le Mamòn aliénant pour qu'une fois celui-ci disparu, on vous accueille dans les demeures éternelles.

10 «Celui qui est fidèle pour une toute petite affaire est fidèle aussi pour une grande; et celui qui est aliéné pour une toute petite affaire est aliéné aussi pour une grande.

11 Si donc vous n'avez pas été fidèle pour le Mamòn aliénant, qui vous confiera le bien immuable ?

12 Et si vous n'avez pas été fidèles pour ce qui n’est pas à vous, qui vous donnera ce qui est à vous ?

13 «Aucun domestique ne peut servir deux Seigneurs: ou bien il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamòn

14 Les Pharisiens, qui aimaient le pognon, écoutaient tout cela, et ils ricanaient.

15 Jésus leur dit: «Vous, vous montrez votre justice aux yeux des hommes, mais Dieu connaît vos cœurs: ce qui pour les hommes est supérieur est vomissure aux yeux de Dieu.

 16 La loi et les prophètes c’est jusqu’à Jean ; au-delà, le royaume de Dieu est annoncé,


Prédication :

            Vous ne pouvez servir Dieu et Mamòn, avons-nous lu. Mais Mamòn, qu’est-ce que c’est ? Est-ce l’argent ? Et Dieu, qu’est-ce que c’est ? Le service de l’un exclut radicalement le service de l’autre, nous dit-on.

            Très bien, mais cet homme d’affaires, quand donc a-t-il servi Mamòn ? Etait-ce en tant qu’homme d’affaires, ou autrement. Faisait-il juste son travail ? Il gérait les biens de son seigneur, sans être salarié. Il prêtait, souvent à des taux usuriers (plusieurs centaines de pour-cent), et se payait avec une partie des intérêts, la quantité initiale, plus le reste des intérêts revenant au seigneur, selon l’usage du crédit de l’époque… Ce serait trop facile de le traiter pour cela de serviteur de Mamòn, mais ce n’est pas pour autant qu’on peut le qualifier de serviteur de Dieu…

            Nous avons bien repéré qu’une fois sur le point d’être écarté des affaires, l’homme d’affaire falsifia les créances des débiteurs de son seigneur. Serait-il en cela serviteur de Dieu ? En quelque manière, on pourrait dire qu’il vola au riche pour donner aux pauvres, et même si c’est du vol, nous ne savons pas trop condamner cela. D’autant plus qu’il n’annula pas toute la dette, mais peut-être seulement les intérêts, sa propre part, sans léser son seigneur. Et nous éprouvons alors pour lui une sorte de sympathie. C’est un peu court pour le dire en cela serviteur de Dieu. Mais nous ne pouvons pas non plus ici le dire serviteur de Mamòn.

            Il falsifia les créances. Et nous lisons qu’il le fit afin qu’une fois écarté des affaires, il trouve bon accueil auprès de ceux qu’il avait ainsi élargis. Sa charité était donc un rien intéressée. En cela sans doute serviteur de Mamòn. Sauf que des gens avaient bénéficié de cette soudaine largesse. Alors ? Serviteur de Dieu ? Il y a faux et usage de faux, tout de même…

             Alors, quand est-il serviteur de Mamòn ? Nous avons envisagé toutes les approches possibles, du début à la fin de la petite parabole. Et nous n’avons pas su conclure, pour l’instant. Mais nous allons conclure, parce que, du début à la fin, notre homme est mu par des idées de but à atteindre, des idées intéressées, des idées toute contingentes. Il est donc très assurément serviteur de Mamòn.

            Et nous, nous avons vu des apparences, nous avons vu les actes, et les pensées de cet homme, et cela nous a suffit pour poser ces questions. Et nous avons donné une réponse. Nous sommes, autant que lui, serviteurs de Mamòn. Est-ce à dire que nous ne sommes pas, pas du tout, serviteurs de Dieu ? Que ferons-nous pour n’être pas serviteurs de Mamòn ?

            Nous pourrions nous abstenir de tout, nous retirer du monde, comme les fils de lumière qui étaient des ascètes du désert, pour devenir des serviteurs de Dieu. Mais nous ne ferons pas cela, nous ne nous retirerons pas, parce qu’il nous est dit que l’homme d’affaire déchu est plus sensé, dans son genre, que les fils de lumière. La charité intéressée d’un boutiquier déchu vaut plus qu’une vie entière d’observance et d’abstinence, parabole du Christ, à laquelle il ajoute « Eh bien moi, je vous dis, faites-le… »

            Si nous pouvons être serviteurs de Dieu, et nous le pouvons, Jésus lui-même l’affirme, ce doit être, ce ne peut être que, premièrement, dans l’acceptation de la condition qui est la nôtre. Et cette condition est d’être précisément serviteurs de Mamòn, c'est-à-dire perpétuellement confrontés aux apparences, à la précarité, et à la finitude. Telle est notre condition, nous n’en avons pas d’autre et nous n’avons pour la vivre que des éléments apparents, précaires et finis.

            Ayant accepté cela, vient secondement que notre rapport à notre condition dira que nous sommes serviteurs de Dieu. Et c’est notre agir qui dira concrètement ce rapport.

            Face aux apparences, notre agir sera-t-il de convenance ou de rupture ? Face à la précarité, notre agir envers autrui produira-t-il des suppléments d’aliénation ou de la libération ? Face à la finitude, notre agir rend-il possible qu’une autre vie émerge contre la fatalité ?

            Disons que oui, oui pour l’élargissement des humains, il faut dire oui, couverts que nous sommes par l’affirmation de Jésus. Un tout petit oui, même ignoré de nous, fait de nous pleinement des serviteurs de Dieu. Nous pouvons être serviteurs de Dieu. Nous avons même donné des critères qui nous permettrons d’examiner et de savoir si nous le sommes. Ces critères, cependant, relèvent des apparences…

             Alors, si nous en venions à donner trop d’importance aux critères que nous avons énoncés à l’instant, nous serions ramenés très exactement à nos questions, à notre situation de départ, au service des apparences, au service exclusif de Mamòn.

            Alors, persistons dans notre lecture. Ne perdons pas de vue que l’homme d’affaires aliéné, par-delà les apparences, dans la précarité, et contre la finitude, s’est montré serviteur de Dieu. Répétons que son acte n’a pas été sans valeur, qu’il a atteint un peu l’éternité, en donnant un peu de liberté à certains de ses semblables, sans pourtant créer de nouvelle obligation. Il avait fait au moins cela, notre homme, avec ce qui était tout à fait contingent, et cela ne pourrait pas lui être ôté.

            Mais le savait-il seulement ? Avait-il pris pleinement la mesure de ce qu’il avait fait ? Et en a-t-il seulement joui selon ce qu’il espérait ? Nous ne le savons pas.

            Mais nous avons fait l’éloge de l’homme d’affaires aliéné, et écarté l’ascèse pour l’ascèse. Comme s’il appartenait à chacun de délibérer, de choisir et d’agir avec ce qui est contingent. Oui, nous n’avons que des éléments périssables, qui peuvent nous être repris à n’importe quel instant, et nous n’avons qu’eux pour signifier et pour bâtir l’impérissable.

            Quant à ce qu’il en sera du jugement final de nos actes et de nos personnes, par delà les apparences et au-delà de tout, il n’appartient qu’à Dieu seul qui connaît nos cœurs.

            Les serviteurs de Mamòn qu’il nous arrive d’être sont ainsi appelés au service de Dieu et, chaque fois qu’ils agissent comme serviteurs de Dieu, ils le sont comme d’une manière absolue. Ce qu’ils font, ils le font bravement, même si c’est contaminés par Mamòn. Qu’ils le fassent fortement... Il y a un grand ancien qui a écrit cela et l’a résumé ainsi : Si tu viens à pécher, « pèche courageusement, mais crois et réjouis-toi en Christ d’autant plus courageusement. » Qui se cache derrière cette citation passionnante ? Martin Luther.

            Le dernier mot revient ici à la foi, et à la joie. Amen


samedi 13 septembre 2025

De la condition de Dieu (Exode 32,7-14 ; Luc 15,32) et celle de l'homme

Exode 32

7 Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse: «Descends donc, car ton peuple s'est corrompu, ce peuple que tu as fait monter du pays d'Égypte.

 8 Ils n'ont pas tardé à s'écarter du chemin que je leur avais prescrit; ils se sont fait une statue de veau, ils se sont prosternés devant elle, ils lui ont sacrifié et ils ont dit: Voici tes dieux, Israël, ceux qui t'ont fait monter du pays d'Égypte.»

 9 Et le SEIGNEUR dit à Moïse: «Je vois ce peuple: eh bien! c'est un peuple à la nuque raide!

 10 Et maintenant, laisse-moi faire: que ma colère s'enflamme contre eux, je vais les supprimer et je ferai de toi une grande nation.»

 11 Mais Moïse apaisa la face du SEIGNEUR, son Dieu, en disant: «Pourquoi, SEIGNEUR, ta colère veut-elle s'enflammer contre ton peuple que tu as fait sortir du pays d'Égypte, à grande puissance et à main forte?

 12 Pourquoi les Égyptiens diraient-ils: ‹C'est par méchanceté qu'il les a fait sortir! pour les tuer dans les montagnes! pour les supprimer de la surface de la terre!› Reviens de l'ardeur de ta colère et renonce à faire du mal à ton peuple.

 13 Souviens-toi d'Abraham, d'Isaac et d'Israël, tes serviteurs, auxquels tu as juré par toi-même, auxquels tu as adressé cette parole: Je multiplierai votre descendance comme les étoiles du ciel, et tout ce pays que j'ai dit, je le donnerai à votre descendance, et ils le recevront comme patrimoine pour toujours.»

 14 Et le SEIGNEUR renonça au mal qu'il avait dit vouloir faire à son peuple.

 Luc 15

11 Il dit encore: «Un homme avait deux fils.

 12 Le plus jeune dit à son père: ‹Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir.› Et le père leur partagea son avoir.

 13 Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout réalisé, partit pour un pays lointain et il y dilapida son bien dans une vie de désordre.

 14 Quand il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans l'indigence.

 15 Il alla se mettre au service d'un des citoyens de ce pays qui l'envoya dans ses champs garder les porcs.

 16 Il aurait bien voulu se remplir le ventre des gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui en donnait.

 17 Rentrant alors en lui-même, il se dit: ‹Combien d'ouvriers de mon père ont du pain de reste, tandis que moi, ici, je meurs de faim!

 18 Je vais aller vers mon père et je lui dirai: Père, j'ai péché envers le ciel et contre toi.

 19 Je ne mérite plus d'être appelé ton fils. Traite-moi comme un de tes ouvriers.›

 20 Il alla vers son père. Comme il était encore loin, son père l'aperçut et fut pris de pitié: il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers.

 21 Le fils lui dit: ‹Père, j'ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d'être appelé ton fils...›

 22 Mais le père dit à ses serviteurs: ‹Vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds.

 23 Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons,

 24 car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé.› «Et ils se mirent à festoyer.

 25 Son fils aîné était aux champs. Quand, à son retour, il approcha de la maison, il entendit de la musique et des danses.

 26 Appelant un des serviteurs, il lui demanda ce que c'était.

 27 Celui-ci lui dit: ‹C'est ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras parce qu'il l'a vu revenir en bonne santé.›

 28 Alors il se mit en colère et il ne voulait pas entrer. Son père sortit pour l'en prier;

 29 mais il répliqua à son père: ‹Voilà tant d'années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres; et, à moi, tu n'as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis.

 30 Mais quand ton fils que voici est arrivé, lui qui a mangé ton avoir avec des filles, tu as tué le veau gras pour lui!›

 31 Alors le père lui dit: ‹Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi.

 32 Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il prit vie, et tout à fait perdu et il a été trouvé.› »

Prédication : 

            « Et le Seigneur renonça au mal qu’il avait dit vouloir faire à son peuple », tel est le fin mot de ce petit débat entre Moïse et son Dieu, et Dieu n’y a pas le dernier mot. C’est une situation qui n’est guère fréquente dans l’Écriture Sainte, Abraham, peut-être, Jonas, peut-être aussi, encore que dans l’affaire qui oppose Abraham à son Dieu, l’on sait que les villes pécheresses seront finalement détruites, et lorsqu’il s’agit de Jonas, c’est bien d’avantage au repentir des Ninivites qu’on doit le sauvetage de la ville. Dieu change d’avis, rarement…

            Les descendants de Calvin que nous sommes sont extrêmement attentifs à ce type de situation biblique, Moïse contre Dieu. Ces situations entrent en contradiction flagrante avec ce que  Calvin lui-même a pu écrire sur la majesté de Dieu et son éternelle connaissance de tout.

            Il était nécessaire, du temps de Calvin, face à l’institution romaine toute puissante, de rendre toute la gloire à Dieu, Dieu auquel on n’accédait plus que par les pouvoirs de l’Eglise, Dieu qui s’était trouvé captif de ceux qui se réclamaient de lui.

            Calvin donc rend toute la grandeur à Dieu. Et l’on n’imagine pas un seul instant quel Dieu selon Calvin, Dieu de la double prédestination, on n’imagine pas Dieu renonçant à ce qu’il a décrété de toute éternité…

            Dieu ne changera jamais, nous dit le XVIè siècle, et pas lui seulement. Quelques nombreux siècles l’auteur de l’Exode, lui, au contraire, nous présente, pendant quelques instants, Dieu dont le décret mortel peut être révoqué par les propos d’un être humain. Moïse a le pouvoir de faire que Dieu se manifeste aux humains soit comme vengeur, ou soit comme miséricordieux. Moïse fait de Dieu ce qu’il veut.

            Un tel texte est pour nous une occasion rare de méditer sur ce qu’il en est de la condition de Dieu.

 

De Dieu l’on peut dire bien des choses, ce qu’il est, et ce qu’il n’est pas. On peut établir un catalogue de ses qualités, de ses perfections, ceux qui affirment qu’ils croient sont capables d’établir ce catalogue. On peut aussi établir un catalogue de tout ce qu’il ne laisserait pas faire s’il existait, ceux qui affirment qu’ils ne croient pas en Dieu en sont capables. On peut aussi dire qu’au commencement il créa les cieux et la terre, etc. Autant d’énoncés qui rassemblent, ou qui divisent…

            Mais de quoi parle celui qui parle ainsi de Dieu ? Quelle est la condition de Dieu dans le discours de celui qui en parle ? Faut-il d’ailleurs parler de Dieu ? J’ai un ami qui est juif orthodoxe et, un jour que nous étions à parler savamment et publiquement de Dieu et sur la manière de vivre la foi, il a dit à peu près ceci : « Tout ce que vous dites sur Dieu est beau et vous avez l’air d’y croire. Mais ça ne me concerne pas. Je suis un Juif orthodoxe et la foi n’est pas un énoncé auquel j’adhère. L’existence même de Dieu ne m’intéresse pas. La Torah m’a été donnée et je m’efforce de faire ce qu’elle prescrit. Ça occupe très bien ma vie. C’est ma vie, c’est ma foi. » Je vous laisse méditer un instant sur la manifestation de Dieu que nous propose cet homme, un homme intelligent, vif, et joyeux, un homme qui a fait certains choix et les assume sans rien imposer à personne.

 

            Revenons au texte de l’Exode. Le Seigneur fait sortir son peuple d’Egypte, de la maison des esclaves. Le Seigneur donne la Loi à son peuple. Le Seigneur fait ses choix, accomplit des gestes et prononce  des paroles. Et le peuple fait son propre choix : une statue d’or. Tout semble opposer Dieu à son peuple. Et dans ce texte, tout semble n’être qu’oppositions, que contraires, que brutalité : parole contre écriture, peuple contre chef, Dieu contre peuple, Moïse contre Dieu. Et Moïse ayant dans un accès de colère, ou de désespoir, brisé les tables de pierre et donc effacé la Loi donnée, il reste une opposition fondamentale :  Dieu qui parle en face de la statue inaltérable et muette. Si les tables étaient demeurées intactes, il y aurait eu une loi gravée, et cette loi gravée aurait été sans doute comme la statue : elle aurait traversé les siècles sans prendre une ride. Mais les tables furent brisées, elles sont brisées au moment de l’Exode que nous lisons, et il n’y a plus que des paroles, paroles d’être humain à être humain, parole d’être humain à Dieu, des paroles en face d’une statue d’or. Et dans cette situation, la condition de Dieu se résume à cette très simple alternative :

            SOIT, la statue d’or, le texte permanent, la table gravée, et des humains qui, au nom de ce qui ne doit jamais changer, ne répondent en rien des choix qu’ils font, ou plutôt qu’ils n’ont pas fait, qui avancent comme un troupeau et ne s’ouvrent en rien à la vie,

            SOIT, il y a une parole vivante, une interprétation vivante et toujours à recevoir et toujours à reprendre, et par chacune, et par chacun, en paroles et en actes, et toujours à choisir.

 

            Le choix du peuple, vous le connaissez. Le choix de Moïse, vous le connaissez aussi.

            Tout un peuple, avec ses prêtres, avec ses pasteurs et ses princes, fait le choix d’adorer la chose inerte, celle qu’il s’est donnée lui-même et dont il dispose à son gré. Mais Moïse fait le choix de Dieu qui n’est Dieu qu’en tant qu’il ne dispose pas de ses adorateurs, ni de lui-même. Là où tout un peuple choisit de se mentir et de nommer vie ce qui est mort, un homme seul fait le choix de nommer mort ce qui est mort et vie ce qui est vie.

Moïse fait ce choix. Par la décision qu’il prend, par les actes et les paroles qui accompagnent cette décision, il amène Dieu à renoncer à son propre décret. Ce faisant, Moïse renonce une fois pour toutes, pour lui-même, à la puissance des prêtres et de Dieu. Par ce renoncement, il montre la possibilité d’une autre histoire et d’un autre destin, non seulement pour un peuple, mais aussi pour Dieu, et enfin pour chacune et chacun. Moïse est désormais celui qui laisse derrière lui une trace, la trace de l’humaine condition de Dieu.

 

Dieu ne dispose donc pas de l’être humain, telle est une moitié de notre conclusion. L’être humain dispose tout à fait de Dieu, c’est l’autre moitié. La somme de ces deux moitiés ne fait pourtant pas une totalité. Il existe des indices sérieux de ce que tout n’est pas entre les mains des humains, certains humains ayant le cœur et les mains grands ouverts.

Première moitié, Moïse refuse la postérité qu’une certaine idée de Dieu pourrait lui accorder par mérite. L’être humain est capable de choisir la vie pour autrui et contre une image morbide de Dieu. En choisissant la vie – nous l’avons dit déjà – l’être humain choisit de ne pas disposer de Dieu. Celui qui, devant Dieu, choisit la vie, offre à ce qui n’est pas encore la possibilité de porter le nom de Dieu autrement qu’il n’a été jamais porté.

Seconde moitié, massive, le père de la parabole dite au « fils prodigue », et qui lui donne la vie au-delà de la vie et au-delà du contrat qui le détachait de toute obligation vis-à-vis de son fils. Il lui donne de multiples possibilités de vivre : de partir, de rentrer en soi-même, de prendre une décision, de mener un chemin qui soit vraiment le sien, et d’expérimenter que la vie n’est en rien due mais pur don. Et ainsi, le père de la parabole donne l’occasion au lecteur de penser que pécher contre le ciel c’est croire que le ciel exige alors que le ciel se donne.

Troisième moitié, la vie est plus grande que tout ce qu’on peut en dire, Dieu au-delà de tout ce qu’on peut prétendre, et l’être humain capable des meilleurs choix. Cette moitié de texte était inscrit en en-tête des tables que Moïse brisa, et ne peut plus donc être écrit authentiquement que dans le cœur de chacun : « Je suis l’Eternel TON Dieu qui te fais sortir du pays d’Egypte, de la maison des esclaves. » Premiers mots et somme indépassable des dix paroles. Je suis Dieu qui est tien, pour la liberté, et pour la vie, et pour te consacrer à tes semblables.

 

Amen 

samedi 6 septembre 2025

Marcher à sa suite (Luc 14,25-33)

Luc 14

25 De grandes foules faisaient route avec Jésus; il se retourna et leur dit:

26  "Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple.

27  Celui qui ne porte pas sa croix et marche à ma suite ne peut pas être mon disciple.

 

28  "En effet, lequel d’entre vous, quand il veut bâtir une tour, ne commence par s’asseoir pour calculer la dépense et juger s’il a de quoi aller jusqu’au bout?

29  Autrement, s’il pose les fondations sans pouvoir terminer, tous ceux qui le verront se mettront à se moquer de lui

30  et diront: Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n’a pas pu terminer!

 

31  "Ou quel roi, quand il part faire la guerre à un autre roi, ne commence par s’asseoir pour considérer s’il est capable, avec dix mille hommes, d’affronter celui qui marche contre lui avec vingt mille?

32  Sinon, pendant que l’autre est encore loin, il envoie une ambassade et demande à faire la paix.

 

33  "De la même façon, quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple.

Prédication

Il y a, juste avant ce fragment, un épisode fameux qui voit des hommes être invités à une noce, accepter l’invitation, puis ne pas venir au motif que leurs occupations personnelles ne sauraient souffrir aucun délai… l’un vient de se marier, l’autre vient d’acheter une terre, un troisième des bœufs… vous vous souveniez qu’alors, le maître de maison commande qu’entrent chez lui – fut-ce sous la contrainte – tous les désœuvrés, tous les traîne-savates… » Car, dit le maître, aucun de ceux qui avaient été invités ne goûtera à mon souper »

            Tant mieux, allons-nous dire, pour ceux qui, n’ayant aucun mérite particulier, se trouvent propulsés dans une réception de riches. Tant mieux pour les démunis qui passeront un bon moment.

            Qu’ont-ils fait, finalement, pour que cela leur arrive ? Rien… Nous sommes invités à la noce sans avoir rien mérité.

            Dans cette période de fête de la libération de nos régions, ceux de ma génération sont un peu dans cette situation : ils ont trouvé la paix toute faite, ils ont été invités au banquet de la paix, si je puis dire, sans y avoir aucunement contribué.

Et lorsque l’occasion vient d’en parler, je signale à mes catéchumènes adolescentes qu’il en est de même pour les droits qu’elles ont de maîtriser leur fécondité, ou de voter, ou d’hériter… Elles ont trouvé cela tout fait, dans l’atmosphère qu’elles respirent.

            Je voudrais dire aussi que c’est la situation dans laquelle nous trouvons l’Eglise, libre, ouverte à la multitude, d’une existence qui va de soi. Elle célèbre le salut, elle baptise, elle annonce la grâce de Dieu sans que cela la mette – ici – aucunement en danger.

 

            L’invitation est large, et elle est peu coûteuse. Et lorsque ça coûte peu, il y a du monde qui suit. « De grandes foules faisaient route avec Jésus. »

            Nous les voyons, dans l’anonymat de la foule, dans l’anonymat de l’Eglise, espérant, dans la logique du récit, assister à quelque miracle, grappiller quelque multiplication des pains ou bien, comme l’entendent parfois les aumôniers, s’assurer qu’il ne leur arrivera rien de fâcheux sur leurs vieux jours.

            Nous nous réjouissons lorsque les Églises sont pleines. Nous nous réjouissons que la forme « normale » de l’Église soit la forme multitudiniste, ouverte au plus grand nombre, et l’on ne demande à personne un prix d’entrée, ou une confession de foi réglementaire, ou une moralité personnelle publiquement exemplaire... Nous nous réjouissons de cela… et l’auteur de l’évangile selon Luc aussi MAIS, il se pose la question, il pose à chacun des fidèles, à chaque lecteur : être disciple de Jésus, qu’est-ce que c’est ?

            Est-ce seulement venir à l’Église ? Est-ce assurer la subsistance de l’Église – et de ses ministres ? Est-ce être anonyme dans la foule des croyants ?

            Ou bien est-ce autre chose ?

Je crois que, pour écrire ainsi qu’il a écrit, l’auteur de l’évangile de Luc devait appartenir à une Eglise qui avait déjà pignon sur rue, de nombreux membres, une reconnaissance sociale. Il devait écrire dans un milieu où être chrétien était déjà devenu une chose « normale », qui allait de soi, avec son ordre, ses rituels, ses habitudes… Un milieu où l’appartenance à l’Eglise était devenue si « normale » que la question de savoir ce qu’est un disciple de Jésus ne se posait même plus…

Je sens ici que nous serions proches de la situation que dénonce Bonhoeffer, situation où la grâce est annoncée, mais ne coûte plus rien à personne, situation où l’on peut célébrer le salut en Eglise, mais où cela, en quelque manière, n’engage civilement plus à rien…

 

            Bref « De grandes foules faisaient route avec Jésus », l’Église était pleine, et tout allait pour le mieux, pour la foule, dans la foule… jusqu’à ce que Jésus se retourne et prenne la parole.

            Il prend la parole pour renvoyer chacun à soi-même, chacun à son intériorité, à ses engagements, à leur cohérence... Disciple de Jésus vous prétendez être ? Et bien ce vous – ce collectif – cette foule que vous êtes – ne vous dispense pas d’un travail sur vous-mêmes.

            Un disciple de Jésus est – quelque part – toujours – (1) une personne seule et (2) qui porte sa propre croix. Nous allons développer un peu ces deux points.

 

            (1) Que le disciple de Jésus est toujours – quelque part – une personne seule.

            C’est toujours avec une espèce de hargne que cela est énoncé par les évangiles. S’agit-il vraiment de haïr ses parents, sa femme, sa propre vie ? S’agit-il de rompre avec son propre milieu. Autrement dit si, en raison de ma foi – de ma conversion – j’en viens à rompre avec ma famille, est-ce que cela me garantit que je suis bien chrétien ? Prédication de rupture que bien des groupes utilisent – pas toujours à bon escient… Je ne crois pas qu’il s’agisse de cela, en général.

            Ce qui est énoncé ici, c’est que suivre Jésus, être son disciple, conduit – doit conduire – à mettre en question TOUT ce que nous considérons comme « normal », comme « dû », comme « obligatoire ». Le disciple de Jésus n’est pas quelqu’un qui fait et dit n’importe quoi, comme il veut, quand il veut, mais quelqu’un qui interroge, qui se laisse interroger sur ses choix, sur ses allégeances, sur ce à quoi il obéit.

            Les deux petits exemples envisagés par le texte sont édifiants à plus d’un titre. Ils apparaissent totalement raisonnables. On n’entreprend pas la construction d’une tour sans avoir les moyens de l’achever. On ne part pas en guerre contre un ennemi supérieur en nombre : on négocie la paix.

            Tout cela est très raisonnable, raisonné. Et si nous envisageons ainsi ce qu’est être disciple de Jésus, nous aboutissons au fait que cela doit être une existence raisonnable, dans laquelle la personne examine quelles sont les alternatives possibles et choisit les plus souhaitables.

            Etre disciple de Jésus, c’est construire durablement, et raisonnablement.

            MAIS cela est insuffisant… car cela risque de nous reconduire précisément dans cette espèce d’ « impasse de la raison » dont nous cherchons à sortir, impasse d’une certaine « normalité » chrétienne pour qui tout va de soi et plus rien n’est problématique. Conservons donc seulement ceci : le disciple de Jésus est quelqu’un qui raisonne, pour lui – et s’il se peut – telle est sa grâce – SEUL, c’est à dire sans tenir compte de cet intérêt qui est le sien, intérêt de la conformité.

 

            C’était notre premier développement, que le disciple de Jésus est toujours – quelque part – une personne seule… Et nous avons, au passage, trouvé que le disciple réfléchit, raisonne, pense… et vient maintenant

                        (2) Que le disciple de Jésus porte sa propre croix. (Non pas la croix de Jésus, mais sa propre croix à lui-même…)

                        En nous rappelant la mort, l’extrême solitude des mourants, l’auteur de l’évangile de        Luc a voulu donner une portée radicale à sa prédication de l’Évangile. Ça ne concerne pas la banalité du quotidien, les œufs au plat ou à la coque, les fourchettes pointes en haut ou pointes en bas. Ça concerne chacun dans ce qui ne concerne que lui, dans son intimité. Et surtout, puisque la mort est évoquée, ça concerne des décisions personnelles que chacun ne peut prendre que concernant lui-même, et dont il ignore ce qu’en seront – pour lui-même – les conséquences les plus extrèmes.

            Les deux petits exemples pris par notre texte sont de nouveau édifiants. Renoncer à construire une tour qu’on ne peut pas achever, c’est certes s’épargner à soi le ridicule, mais c’est aussi épargner à ceux qu’on emploie une fatigue inutile. Mais cette tour, on n’en a pas envisagé la construction par caprice. Que sera-t-on sans cette tour ? On ne le sait pas. Et quelle sera la réaction de ce roi plus puissant que vous, avec qui vous aurez préféré négocier plutôt que combattre ? Vous ne le savez pas non plus. Mais au moins avez-vous ménagé la vie de vos soldats.

            Ainsi, celui qui croit, le disciple de Jésus n’est pas conforme à la mode, l’ordre, les convenances, ou le « sens commun », mais il prend des décisions personnelles, raisonnées, dont il assume seul le coût, et dont il ignore ce que les conséquences en seront.

                        La décision de la foi – être disciple de Jésus – vous situe tout à la fois dans une démarche raisonnable, mais aussi au-delà de tout calcul.

 

            Mais ceci étant dit, revenons à ceci  que « De grandes foules faisaient route avec Jésus ». La solitude du disciple s’inscrit sur un fond de compagnonnage. Nous commençons par n’être pas seuls. Nul enfant ne s’est fait lui-même… Et les textes que nous trouvons, que nous lisons, et que nous commentons, représentent des milliers de compagnons.

            Autrement dit, même si cette foule reçoit une interpellation vigoureuse et radicale, elle est une foule dont l’existence ne peut même pas être contestée.

            Le disciple de Jésus doit conquérir sa solitude contre la foule… et cela c’est en quelque manière mourir. Mais la foule a, idéalement, à offrir au disciple de Jésus que la conquête soit une conquête accompagnée.

            Et ainsi l’anonymat – qui ne coûte rien – devient entre nous un compagnonnage – certes un peu plus coûteux – mais qui mène chacun, et pour le meilleur, là où il n’aurait jamaais cru un jour devoir aller.


samedi 30 août 2025

Être épié (Luc 14,1-14)

 

Luc 14

1 Or Jésus était entré dans la maison d'un chef des Pharisiens un jour de sabbat pour y prendre un repas; ils l'épiaient,

 2 et justement un hydropique se trouvait devant lui.

 3 Jésus prit la parole et dit aux légistes et aux Pharisiens: «Est-il permis ou non de guérir un malade le jour du sabbat?»

 4 Mais ils gardèrent le silence. Alors Jésus, prenant le malade, le guérit et le renvoya.

 5 Puis il leur dit: «Lequel d'entre vous, si son fils ou son boeuf tombe dans un puits, ne le hissera pas aussitôt, en plein jour de sabbat?»

 6 Et ils ne purent rien répondre à cela.

 7 Jésus dit aux invités une parabole, parce qu'il remarquait qu'ils choisissaient les premières places; il leur dit:

 8 «Quand tu es invité à des noces, ne va pas te mettre à la première place, de peur qu'on ait invité quelqu'un de plus important que toi,

 9 et que celui qui vous a invités, toi et lui, ne vienne te dire: ‹Cède-lui la place›; alors tu irais tout confus prendre la dernière place.

 10 Au contraire, quand tu es invité, va te mettre à la dernière place, afin qu'à son arrivée celui qui t'a invité te dise: ‹Mon ami, avance plus haut.› Alors ce sera pour toi un honneur devant tous ceux qui seront à table avec toi.

 11 Car tout homme qui s'élève sera abaissé et celui qui s'abaisse sera élevé.»

 12 Il dit aussi à celui qui l'avait invité: «Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, n'invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins, sinon eux aussi t'inviteront en retour, et cela te sera rendu.

 13 Au contraire, quand tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles,

 14 et tu seras heureux parce qu'ils n'ont pas de quoi te rendre: en effet, cela te sera rendu à la résurrection des justes.»

Prédication

            Épier. Jésus entra un jour de sabbat dans la maison d’un chef des Pharisiens pour prendre un repas, et on l’épiait.

            Épier, cela signifie observer les paroles, faits et gestes des gens, en prêtant attention uniquement à ce qu’ils devraient faire et ne font pas, à ce qu’ils ne devraient pas faire et que pourtant il font, tout cela dans le but de leur nuire.

            Nous savons que, s’agissant de Jésus et des Pharisiens, et un jour de sabbat, ce à quoi les gens vont s’intéresser, c’est le respect du sabbat. Il y a là un interdit essentiel pour les Pharisiens : ne rien faire ce jour-là. Mais ne rien faire, cela inclut-il guérir ? Et s’il y a une urgence vitale pour un enfant ? Et s’il y a une urgence vitale pour une vache ? C’est l’intransigeance des Pharisiens contre la générosité audacieuse de Jésus…

            Il se trouve là un hydropique, un homme au corps tout enflé de fluides, fait unique dans toute la Bible, que Jésus, jour de sabbat, va guérir. Et ça n’est certainement pas par hasard que le malade de ce jour-là est un hydropique, tout gonflé, tout enflé… comme le seraient, au sens figuré, les Pharisiens, enflés, gonflés, affligés d’enflure, certains de leur considérable importance et de son bien fondé.

            Si Jésus guérit ce pauvre homme, y a-t-il quelque chose qui pourrait guérir les Pharisiens de la maladie grave de leur propre importance ? Jésus le pourrait-il ?

            La réponse, réponse de notre foi, réponse pour notre temps, est positive… elle ne peut être que positive. Mais pouvons-nous donner une méthode, ou une recette ?

           

            Épier, c’est le verbe que nous venons de méditer… si nous épions quelqu’un, c’est que nous considérons qu’il nous doit quelque chose ; Jésus doit aux Pharisiens, nous le repérons bien, de respecter le sabbat selon ce qu’ils – les Pharisiens – en disent… et le sabbat est pour eux un catalogue d’obligations.

            Face à ce catalogue d’obligations Jésus propose une parabole. Nous allons suggérer tout de suite que si notre méditation de cette parabole oppose à un catalogue d’obligations un autre catalogue d’obligations, nous aurons échoué…

            En face du verbe épier, Jésus propose le verbe inviter : inviter apparaît dix fois en sept versets.

            Pour tâcher de comprendre toutes ensemble ces répétitions, considérons un invité qui, sûr de sa propre importance, s’installe au premier rang. Or – point de vue de l’invitant – un autre est plus important que le premier… le premier est renvoyé au dernier rang, honte publique sur lui. Tellement que lui, et évidemment tous les autres, s’installeront désormais toujours au dernier rang afin d’être distingués par un appel de l’invitant… Se bousculer ainsi  pour être au dernier rang, ou se bousculer pour être au premier rang, quelle différence ? Aucune ? Et pourtant, d’une manière très claire, Jésus annonce « … au contraire, va te mettre à la dernière place, afin qu’à son arrivée, celui qui t’a invité te dise : "Mon ami, avance plus haut" alors ce sera pour toi un honneur… » Mais cette chose-là, ce afin que, est-ce que  ça marche à tous les coups ? Cette ruse, aller sciemment se mettre au fond dans le but d’être spécialement distingué, est-ce que ça fonctionne ? Si cela fonctionnait, l’enseignement de Jésus sur ce sujet serait à peine une sagesse, et pas du tout une parabole. Or, il est bien écrit que c’en est une. Et nous devons donc abandonner cette idée d’un placement rusé qui fait qu’on vous distingue...

 

            Nous l’avons déjà suggéré, se mettre au premier rang, ou se mettre au dernier rang, si c’est en ne changeant rien à la disposition du cœur, c’est exactement la même chose, et cette chose, nous l’avons devinée dès le début, c’est l’hydropisie de la foi,  c’est l’enflure de la personne. Peut-on quelque chose contre cela ?

            Peut-être, disons-nous maintenant, mais nous le disons prudemment, car il ne s’agirait pas qu’en affichant une compétence en matière de dégonflage des gens atteints d’enflure, nous ne nous enflions nous-mêmes. Lisons plutôt…

            Dix répétitions de inviter, et ces répétitions sont accompagnées d’un autre verbe, le verbe rendre, un verbe rendre particulier qui signifie rendre la pareille, rendre la pareille, pas moins, et pas autrement. Nous pouvons traduire cela en disant que Jésus, en entrant un jour de sabbat dans la maison d’un chef des Pharisiens, accepte une invitation qu’il doit rendre immédiatement en n’étant pas moins observant que celui qui le reçoit… et Jésus ne rend pas cette invitation, nous l’avons bien compris.

            Mais il y a aussi la dimension sociale de ces invitations, familiales ou pas, qu’on accepte et qu’il faut rendre ; revient à mon souvenir une discussion, s’agissant justement d’une invitation, au sujet de laquelle il avait été dit : « On ne va pas accepter, parce qu’on ne pourra jamais rendre… » Les liens contractés avec telle ou telle invitation, les obligations de rendre, entre proches voisins, et entre proches parents, étaient si fortes déjà au temps dont parle Luc que, pour mettre en question ces liens, Jésus suggère à ceux qui lancent des invitations de n’inviter que des gens dont la pauvreté est si avérée qu’elle barre à tout jamais toute perspective de rendre… comme il est écrit, si tu invites ainsi, « cela te sera rendu à la résurrection des justes ».

            Autrement dit celui qui, à la suite de Jésus Christ et dans la foi chrétienne, lance telle ou telle invitation, une invitation qui peut être un repas, qui peut-être aussi une invitation liturgique, une invitation à l’étude, et même une invitation à la promenade… le fait dans une double perspective, les invités ne sont pas solvables (c'est-à-dire qu’ils ne sont pas méritants), et tout peut arriver par eux (ils sont aussi imprévisibles que le Messie), ce qui est l’heureuse et joyeuse perspective de la vie, même si – il le faut bien le reconnaître – une vie menée ainsi n’est pas toujours de tout repos.

             

            Est-ce que nous voulons de cette vie ? Le tableau de cette vie est un tableau difficile. D’un côté, l’obligation qu’on se donne à soi-même, soit disant au nom de Dieu, et qu’on projette avec suffisance sur autrui, de l’autre côté une liberté si extraordinairement complète qu’elle est vertigineuse. Le facile, et le difficile. L’arrogance quelque part, et quelque part aussi le don pur et la pure espérance.

            Où que nous soyons, Lui, il nous invite. Il nous est peut-être difficile de discerner quelle est cette invitation, ce qu’elle attend, ou ce qu’elle exige. L’invitation de notre Seigneur est une véritable invitation. Elle est posée là comme une sorte de balise sur un chemin. Elle est d’une infinie patience. Et elle laisse  parfaitement libre. Elle invite à la liberté. Amen

samedi 23 août 2025

Sauvés, mais de quoi ? (Luc 13,22-30)

 Luc 13:22-30 

22 Il passait par villes et villages, enseignant et faisant route vers Jérusalem.

 23 Quelqu'un lui dit: «Seigneur, n'y aura-t-il que peu de gens qui seront sauvés?» Il leur dit alors:

 24 «Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite, car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne le pourront pas.

 25 «Après que le maître de maison se sera levé et aura fermé la porte, quand, restés dehors, vous commencerez à frapper à la porte en disant: ‹Seigneur, ouvre-nous›, et qu'il vous répondra: ‹Vous, je ne sais d'où vous êtes›,

 26 «alors vous vous mettrez à dire: ‹Nous avons mangé et bu devant toi, et c'est sur nos places que tu as enseigné›;

 27 et il vous dira: ‹Je ne sais d'où vous êtes. Éloignez-vous de moi, vous tous qui faites le mal.›

 28 «Il y aura les pleurs et les grincements de dents, quand vous verrez Abraham, Isaac et Jacob, ainsi que tous les prophètes dans le Royaume de Dieu, et vous jetés dehors.

 29 Alors il en viendra du levant et du couchant, du nord et du midi, pour prendre place au festin dans le Royaume de Dieu.

 30 «Et ainsi, il y a des derniers qui seront premiers et il y a des premiers qui seront derniers.»

Prédication :

                        Et voici comme un emploi du temps d’une journée de Jésus, avec seulement de l’enseignement. Juste de l’enseignement – entendons bien ici qu’il n’est pas question de miracles. Pendant un petit laps de temps Jésus parle, et rien d’autre.

            Est-ce que cela, parler, se suffit à soi-même ? Existe-t-il des « sujets d’évangile » qui appellent la parole et rien d’autre que la parole ? Nous allons le voir – ou plutôt nous allons l’entendre. Tout de suite !

            Car quelqu’un va prendre la parole, « Seigneur, n’y aura-t-il que peu de gens qui seront sauvés ? » Question d’apparence simple mais en réalité difficile. Question qui est d’une actualité bouillante. Parler seulement.

 

            La brutalité de la domination romaine, la brutalité aussi des règles de vie en vigueur entre les divers courants du judaïsme de cette époque, contribuaient à tirer l’espérance de vie vers le bas. La vie se déroulait à l’ombre des cimetières, et dans l’espérance d’un certain au-delà. Avec une provenance, une porte d’entrée, un portier… tout ça qui porte le nom de Royaume de Dieu. N’y entre pas qui veut, mais les patriarches et les prophètes y résident de plein droit. Quant aux autres, ces petites gens qui, dans la parabole,  suivent Jésus sur le chemin de Jérusalem nous avons bien lu qu’ils n’y entreront pas.

            Nous demandons pourquoi ? Il s’agit, selon Jésus, de s’efforcer d’entrer par la porte étroite. Soit, il y a donc aussi une porte large, dont le franchissement est si aisé que tout un chacun peut y parvenir et s’en faire gloire. Alors qu’au contraire il y a  quelque chose comme une ascèse, un effort, qui semble autrement nécessaire. Avec une conséquence, porte étroite ou porte large le salut ici ne serait pas gratuit. Nous nous cabrons un peu, et même peut-être beaucoup. Car le salut apparait ici comme  le fruit d’un labeur, le produit d’une rétribution, c’est ainsi, c’est écrit. Nous ne pouvons pas biffer les évangiles. Nous devons nous expliquer avec eux, nous expliquer avec Lui – Jésus – et l’explication ici porte sur l’accès au Royaume.

 

            Cela s’adresse d’abord à ceux qui voudraient y rentrer. Mais pourquoi vouloir y entrer ? Ensuite il s’agirait de cocher les bonnes cases. Que faut-il donc pour y entrer et pour y rester ? Ne nous attristons pas d’avantage qu’il ne le faut. Ces images difficiles qui nous sont proposées doivent être examinées et méditées exactement comme des paraboles en d’autres fragments de Luc. Ce qui ne dispense pas d’une recherche de tel ou tel outil pour le faire, de tel ou tel matériau, ou d’une action nécessaire, bonne et efficace.

            Et donc pour y rentrer, il faut transporter tout un bagage, tout un fardage – et dans fardage il y a fardeau. Mais pourquoi ? Qu’est-ce que c’est que ce royaume, tellement de tâches à accomplir pour, à la fin, gagner la médaille – et ça n’est même pas certain.

            Nous l’avons lu. Car il ne s’agit pas d’avoir accumulé tels mérites, mais d’avantage – et excellemment – il s’agit de venir de quelque part. Car la sainteté ne suppose pas qu’on augmente des mérites. Mais elle suppose plutôt qu’on agisse avec détermination et avec grâce.

            Alors d’où viennent des gens qui parlent avec Jésus ? Ils viennent de là où l’on dit : ‹Nous avons mangé et bu devant toi, et c'est sur nos places que tu as enseigné› On peut le dire, et il doit être possible de le dire en bien. Sauf que là, ça n’est pas en bien que c’est entendu par Jésus. Et pourquoi ?

            Il faut qu’à Dieu soit la gloire. Il sait qui sont les siens. Et étendre à Jésus cette connaissance des cœurs.. « Je ne sais d’où vous êtes. » Je ne sais pas quel chemin vous avez pris. En parlant de ce chemin-là, et de cette ignorance, Jésus met en avant une "puissante ignorance de la sainteté" (notion un peu abstraite, mais je ne peux pas faire mieux). Et au titre de laquelle justement certains enteront et d’autres n’entreront pas.

 

            Nous pouvons avancer d’avantage. Dans cette communauté peut-être graciée, nous pourrons apercevoir Abraham, Isaac et Jacob, ainsi que tous les prophètes. Nous pouvons les voir pénétrer dans le Royaume de Dieu. Nous pouvons même les voir assis à la table du festin… mais, prenons garde de ne pas nous égarer. Nous les y voyons, c’est sûr, mais de l’extérieur, eux, dedans et nous, dehors.

            Quant aux exclus du festin, cela provoque en eux un violent murmure de contestation. On peut le comprendre. Mais la question n’est pas de contester mais de prendre sur soi la merveille de notre action qui nous sauve. Et c’est tout.

            Qu’est-ce que l’évangile ici, ce matin ? L’évangile, dans ces quelques versets, c’est le grand rassemblement des perdus, grand rassemblement des égarés. Et le mot rassemblement est celui qui compte.

 

            

samedi 19 juillet 2025

De l'hospitalité (Luc 10,38-42)

Luc 10

38 Comme ils étaient en route, il entra dans un village et une femme du nom de Marthe le reçut dans sa maison.

 39 Elle avait une sœur nommée Marie qui, s'étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole.

 40 Marthe s'affairait à un service compliqué. Elle survint et dit: «Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur m'ait laissée seule à faire le service? Dis-lui donc de m'aider.»

 41 Le Seigneur lui répondit: «Marthe, Marthe, tu t'inquiètes et t'agites pour bien des choses.

 42 Une seule est nécessaire. C'est bien Marie qui a choisi la meilleure part; elle ne lui sera pas enlevée.»

Prédication : 

            La vie d’un lecteur de la Bible est marquée de bien des découvertes, en voici une. C’est une découverte plutôt récente, et dont l’énoncé est très simple : Luc 10,38 vient juste après Luc 10,37. Vous allez penser qu’il n’y a pas là un grand mystère – et qu’il est temps que je prenne des vacances… Vous allez penser aussi que c’est, quelque chose que nous faisons tous lorsque nous étudions quelques versets bibliques, regarder les versets qui viennent avant, et après, ceux que nous étudions.

            Tous cela est vrai, bien sûr. Mais pourquoi aujourd’hui, et ces versets-là ? Et bien Luc 10,38 c’est Marthe et Marie et Luc 10,37, nous l’avons lu dimanche dernier et c’est la parabole du bon Samaritain. Pourquoi ces deux textes hyperconnus ne sont-ils pas – ils le sont très rarement – associés l’un à l’autre, alors qu’ils se touchent totalement dans le récit ?

            Probablement parce qu’ils sont tellement connus et chargés chacun d’interprétations presque canoniques, qu’ils se suffisent à chacun à lui-même. Pour préciser :

- le Va et toi, fais de même de la merveilleuse histoire du Bon Samaritain, fonctionne avec une idée du secours, avec en plus l’identification de bons et de méchants, et tout le monde dit Amen ;

- et Marie a choisi la meilleure part établit clairement la supériorité de la contemplation sur la diaconie ; ajoutons que, dans la Bible, si vous vous appelez Marie, on ne vous reprochera jamais rien, et que les scènes de ménage sortie fracassante de cuisine (façon Marthe), on n’aime pas trop celles qui les provoquent ; alors après la dernière réplique de Jésus, on dit Amen une seconde fois ;

 - et chacun de ces deux versets continue son propre chemin.

           

            Pourtant, il y a entre ces deux textes des similitudes troublantes…

- à commencer par le fait que chaque fois il y a trois rôles (rôles plutôt que personnages) ;

- Marthe, Marie, Jésus, d’un côté, et Le Samaritain, le Prêtre, et l’homme battu de l’autre côté ;

- Et chaque texte comporte un « invité », Jésus, d’un côté, et l’homme battu, de l’autre côté ;

- devant ces invitations deux attitudes sont toujours possibles,

            - une attitude qui prend en charge explicitement un corps humain, l’homme tombé pour le soigner, et Jésus pour le nourrir ;

            - pendant que l’autre attitude se concentre sur la spiritualité, le Prêtre pense au Temple et à la pureté rituelle, et que Marie se concentre sur l’enseignement de Jésus ;

            - notons bien ici que ces attitudes sont entières et sans partage : elles s’excluent totalement l’une l’autre, c’est soit le corporel, soit le spirituel, et ça ne se mélange pas ;

- Et ajoutons – mais nous l’avons déjà fait – que deux morales indiscutables de l’histoire viennent clôturer chacune son récit ; nous allons encore en parler.

            Intéressantes similitudes. Que faire, une fois qu’elles sont repérées ?

            Considérons dans la vraie vie  des gens ordinaires que nous sommes cette occurrence vraiment rare : se trouver en présence d’une personne laissée pour morte… Cette situation requiert votre attention, toute votre attention jusqu’au moment où arriveront des secours – nous projetons ici dans notre siècle l’argument de l’histoire du Bon Samaritain… Nous retenons la rareté de l’événement, et l’intégralité de l’engagement. Il y a là-dedans ce que nous pourrions appeler une éthique spéciale, une éthique de l’urgence. Cette éthique de l’urgence peut comporter un module d’évaluation du comportement des uns et des autres, ceux qui restent, et de ceux qui passent, on verra que, dans ce module une certaine forme de la conscience de soi (forme théologique de la conscience de soi et de la conscience d’autrui) déterminera le comportement de ces gens qui passent, ou qui restent. Ceci pour la forme rare de l’événement : il nous semble que le comportement approprié  doit être entier, sans nuance et sans reste, entière dévotion à autrui.

            Mais qu’en est-il lorsqu’il s’agit d’un événement récurrent et dans lequel il n’y a aucune vie qui soit mise en jeu ? Comme Jésus invité chez Marthe. Évènement unique ? Oui, dans le récit de Luc, Jésus va une seule fois chez Marthe. Cependant nous ne retenons pas qu’il ne passe qu’une fois… le propos, c’est qu’il n’y a pas mort d’homme. Dans la vraie vie, notre vraie vie, Jésus s’invite auprès de Marthe et Marie, et chez nous, chaque fois que nous lisons le récit. Bien sûr, c’est Jésus, et bien sûr il n’est pas une personne ordinaire, mais faut-il s’engager dans les préparatifs de ce repas-là comme on s’engagerait s’il y avait risque létal ? On ne comprend guère cet engagement extrême de Marthe, comme si la vie de Jésus en dépendait, ou comme si la vie de l’hôtesse en dépendait, et comme si la mobilisation générale de toutes les ressources disponibles était obligatoire pour le dîner… Le Samaritain, lui, n’oblige personne d’autre que lui-même. Chez Marthe, on pourra manger un peu plus tard, l’hospitalité proche orientale sera un peu moins considérable, mais plus participative cette fois, et il y aura pour tous et de l’enseignement et de quoi manger… Ainsi cette autre éthique, éthique du récurrent, l’éthique de l’ordinaire, a le souci simultané de ce qui nourrit le corps et l’âme.

 

            Mais il reste un élément encore sur lequel nous allons nous pencher. Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et t'agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. C'est bien Marie qui a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlevée. Avançons prudemment, car – nous l’avons déjà dit, lorsque le prénom Marie arrive dans la Bible, sous nos yeux, nous risquons de perdre la tête. Marie a choisi la bonne part (meilleure) Cette part ne lui sera pas ôtée, sans doute parce que la Parole de Jésus, quand quelqu’un la reçoit, devient en lui ineffaçable. Marie donc ventre vide se nourrirait de ce qui est bon, de la bonne part. Une part spirituellement nécessaire… Oui, mais il faut tout de même manger, car même la meilleure part a besoin pour être dite et partagée de corps humains en état de fonctionner.

            Et c’est ici que nous allons retrouver Marie, assise aux pieds du Maître et ne faisant rien d’autre, vivant donc en fait selon une éthique de l’urgence et de l’exception, tout exactement comme sa sœur, tout exactement comme ces messieurs de la parabole du Bon Samaritain. Pourtant, il n’y a pas mort d’homme, pourtant Jésus est vivant. Bien sûr le lecteur qui est savant sait que Jésus mourra dans quelques chapitres et qu’il y a une sorte d’urgence dans toutes ces vies qui se croisent. Oui. Il faut être un peu théologien et un peu témoin du Dieu vivant et du Christ ressuscité.

            Il y a de la vie. La vie est là-dedans qui nous permet de méditer sur ce qui est exceptionnel et sur ce qui est régulier. Quelle chance avons-nous ! Il n’y a pas péril en cet instant ; nous pouvons vivre notre foi et croire notre vie dans une tranquillité toute fraternelle. Amen,


samedi 12 juillet 2025

Qu'est-il écrit ? (Luc 10,25-37) Comment lis-tu ?

 

Luc 10

25 Et voici qu'un légiste se leva et lui dit, pour le mettre à l'épreuve: «Maître, que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle?»

 26 Jésus lui dit: «Dans la Loi qu'est-il écrit? Comment lis-tu?»

 27 Il lui répondit: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même.»

 28 Jésus lui dit: «Tu as bien répondu. Fais cela et tu auras la vie.»

 29 Mais lui, voulant montrer sa justice, dit à Jésus: «Et qui est mon prochain?»

 30 Jésus reprit: «Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, il tomba sur des bandits qui, l'ayant dépouillé et roué de coups, s'en allèrent, le laissant à moitié mort.

 31 Il se trouva qu'un prêtre descendait par ce chemin; il vit l'homme et passa à bonne distance.

 32 Un lévite de même arriva en ce lieu; il vit l'homme et passa à bonne distance.

 33 Mais un Samaritain qui était en voyage arriva près de l'homme: il le vit et fut pris de pitié.

 34 Il s'approcha, banda ses plaies en y versant de l'huile et du vin, le chargea sur sa propre monture, le conduisit à une auberge et prit soin de lui.

 35 Le lendemain, tirant deux pièces d'argent, il les donna à l'aubergiste et lui dit: ‹Prends soin de lui, et si tu dépenses quelque chose de plus, c'est moi qui te le rembourserai quand je repasserai.›

 36 Lequel des trois, à ton avis, s'est montré le prochain de l'homme qui était tombé sur les bandits?»

 37 Le légiste répondit: «C'est celui qui a fait preuve de bonté envers lui.» Jésus lui dit: «Va et, toi aussi, fais de même.»

Prédication

              L’un de ces derniers dimanches, nous avons lu déjà quelques versets du 10ème chapitre de l’évangile de Luc. Nous avons parlé de 72 disciples envoyés par Jésus en mission de par le vaste monde, avec un double mot d’ordre : prêcher et guérir, ou, pour le dire autrement : dire et faire. A leur retour de mission, ces disciples étaient dans la joie. «Seigneur, disent-ils, même les démons nous sont soumis en ton nom.» Sur quoi leur joie porte-t-elle ? L’objet de leur joie, c’est plutôt qu’ils ont fait… Jésus leur répond de se réjouir essentiellement de ce que leurs noms ont été écrits dans les cieux. Écrits dans les cieux, mais par qui, et surtout, pour quelles raisons leurs noms auraient-ils été écrits dans les cieux ? En raison de ce qu’ils ont fait ? Ce que Jésus leur suggère, n’est-ce pas de se réjouir du dire, plutôt que du faire ?

           

« Que dois-je faire pour hériter de la vie éternelle ? » C’est, toujours dans le 10ème chapitre de Luc, la même question qui revient. Non pas dans la bouche d’un disciple, mais dans la bouche d’un maître de la Loi, qui s’adresse à Jésus. Vous connaissez la réponse de Jésus : « Va et, toi aussi, fais de même. », c'est-à-dire, en trois points, (1) sois reconnaissant envers ceux, même anonymes, qui, un jour, t’ont secouru, (2) ne choisis jamais ceux que tu dois secourir, secours-les seulement, et (3) l’action diaconale est  prioritaire sur l’action cultuelle…

           

Si le légiste avait l’idée que sous ces trois conditions, il hériterait de la vie éternelle, Jésus lui dirait ce qu’il a dit déjà aux 72 : s’agissant de noms inscrits dans les cieux, ou de vie éternelle, ou de salut… quel que soit le nom qu’on donne à ça, il ne s’agit jamais de faire, car il n’y a aucun ‘faire’ personnel qui puisse garantir une divine rétribution.

            Or cela, le maître de la Loi le sait bien. Et il le dit même très précisément. Il le dit de deux manières. (1) En appelant Jésus ‘didas-kalos’, en gros maître de bonté. (2) En utilisant le verbe hériter : « Maître de Vie, que ferai-je pour hériter de la vie éternelle ? » Et bien, nul n’a jamais choisi ceux dont il hérite ; en étymologie grecque, hériter ‘klèro-noméo’ signifie le hasard fait loi.

Ce thème est bien plus qu’une passe d’armes entre un maître de la Loi  et un maître de bonté. Ce thème est familier aux protestants. Il porte même un nom latin – sola gratia – et a ses champions, Paul, Saint Augustin, Martin Luther…       Pour rester fidèle à l’esprit de la grâce qui souffla et souffle encore, nous devons apprendre et toujours réapprendre que ni la prédication de la grâce seule, ni la foi en la grâce seule, ni l’anathème jeté sur Pélage et sur ses continuateurs, ne sont des œuvres méritoires…

            Et le légiste, maître de la Loi, le sait parfaitement ; il sait parfaitement, en tant que maître de la Loi, que c’est la divine grâce qui sauve et qu’elle n’a besoin de personne pour sauver... C’est parce qu’il le sait parfaitement que la question qu’il pose à Jésus est plus qu’une simple mise à l’épreuve. C’est une tentation, la troisième tentation selon Luc (Luc 4,9-12), celle de faire de Dieu l’obligé des hommes à cause des Écritures.

 

            Nous pourrions en rester là. Mais il se trouve qu’une certaine double question est dans la bouche de Jésus, posée par lui au maître de la Loi, posée aussi aux autres auditeurs, posée aux lecteurs. « Dans la Loi, qu’est-il écrit ? Comment lis-tu ? » Autre traduction : « Dans la Loi, qu’a-t-il été écrit ? Comment l’accomplis-tu ? » Cette double question, nous n’allons pas l’éluder, car c’est Jésus lui-même qui la pose. Et dans notre réponse, nous n’allons pas nier non plus qu’il y ait quelque chose à faire, car c’est lui-même qui le dit : « Fais cela et tu vivras. »

            D’abord la double question. Dans la Loi, qu’est-il écrit ? Ou qu’a-t-il été écrit ? C’est écrit aujourd’hui, ça a été écrit, hier, et même avant-hier. Déjà au temps de Jésus, et même bien longtemps auparavant, déjà au temps de Luc, il y a des textes canoniques, sacrés, inamovibles. Très bien, canoniques, sacrés, inamovibles… pour qui ? Pour les Juifs ? Le prêtre et le lévite de la parabole sont des Juifs. Et pour les Samaritains, pour le Samaritain de la parabole, y a-t-il aussi un texte canonique, sacré et inamovible ? C’est que les Samaritains adorent aussi le dieu IHVH, ils lui rendent un culte sacrificiel – sur le mont Garizim – et ils sont lecteurs de leur texte canonique, sacrée, inamovible… Les Samaritains ont cinq livres, Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome. On appelle ces cinq livres le Pentateuque samaritain. Des différences avec le texte des Juif ? Une différence, assez notable : les dix commandements du texte samaritain comportent une mention particulière sur le lieu du culte : mont Garizim. Mais pour tout le reste… Autrement dit, le prêtre et le lévite d’un côté, et le Samaritain, de l’autre côté, dans la parabole, sont lecteurs du même texte !

Qu’est-il donc écrit, qu’a-t-il été écrit, jadis et pour toujours ? Pour tous les trois, la même chose ! Comment ont-ils lu, qu’ont-ils fait ? Inutile de le redire. Et surtout n’avançons pas qu’en raison de son acte, le Samaritain connaîtra dans les cieux un sort meilleur que celui des deux autres. Repérons plutôt que ces deux hommes qui redescendent de Jérusalem – après leur temps de service au Temple – ont une foi qui est toute de répétition rituelle, que leur compréhension des Écritures ne laisse subsister aucun espace d’interprétation, aucun espace d’improvisation, ni aucune initiative devant l’urgence d’une situation, devant l’imprévu, devant un drame ; ils ne peuvent pas s’approcher du blessé, ils ne peuvent pas devenir le prochain de cet homme.

Quant au Samaritain, lecteur du même texte, il dispose d’un espace de compréhension des Écritures suffisamment ouvert pour accomplir quelque chose, au présent, dans le présent d’une situation particulière ; il accomplit une action appropriée, anonyme, conséquente, et sans mesure. Le Samaritain sauve une vie, il rend un être humain à la vie. C’est une bonne action, au sens biblique, dans le sens où « Dieu vit que cela était bon », cadeau de la vie, de la part de la vie, et pour la vie. C’est « choisis la vie afin que tu vives… » (Deutéronome 30,19) Juifs et Samaritains lisent ici exactement le même texte, et c’est le même texte que nous lisons nous aussi…

 

Fais cela et tu vivras, commandement et promesse de Jésus. Tu vivras, en plénitude de vie et donc sans te préoccuper de l’inscription de ton nom dans les cieux, ni d’une rétribution post mortem. La vie en plénitude se suffit à elle-même.

Revenons, une dernière fois, à cette inépuisable parabole. Le prêtre et le lévite reviennent du Temple et rentrent chez eux : ils se déplacent en somme entre deux espaces de propriété, entre chez soi et chez soi. Le Samaritain est en voyage, plus qu’en voyage, car il est prêt à une action bonne, il est en pèlerinage, prêt à la rencontre d’un homme, à la rencontre de Dieu non pas cette fois-là, mais chaque fois.

Pèlerin bon courage

Ton chant brave l’orage

Mon Dieu plus près de Toi

Plus près de Toi Amen