samedi 20 décembre 2025

L' espérance (Matthieu 1,18-24 ; Romains 1,1-7 ; Esaïe 7,10-16)

 

Matthieu 1

18 Voici quelle fut l'origine de Jésus Christ. Marie, sa mère, était accordée en mariage à Joseph; or, avant qu'ils aient habité ensemble, elle se trouva enceinte par le fait de l'Esprit Saint.

 19 Joseph, son époux, qui était un homme juste et ne voulait pas la diffamer publiquement, résolut de la répudier secrètement.

 20 Il avait formé ce projet, et voici que l'ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit: «Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse: ce qui a été engendré en elle vient de l'Esprit Saint,

 21 et elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés.»

 22 Tout cela arriva pour que s'accomplisse ce que le Seigneur avait dit par le prophète:

 23 Voici que la vierge concevra et enfantera un fils auquel on donnera le nom d'Emmanuel, ce qui se traduit: «Dieu avec nous».

 24 À son réveil, Joseph fit ce que l'ange du Seigneur lui avait prescrit: il prit chez lui son épouse,

 25 mais il ne la connut pas jusqu'à ce qu'elle eût enfanté un fils, auquel il donna le nom de Jésus.

Romains 1

Paul, serviteur de Jésus Christ, appelé à être apôtre, mis à part pour annoncer l'Évangile de Dieu.

 2 Cet Évangile, qu'il avait déjà promis par ses prophètes dans les Écritures saintes,

 3 concerne son Fils, issu selon la chair de la lignée de David,

 4 établi, selon l'Esprit Saint, Fils de Dieu avec puissance par sa résurrection d'entre les morts, Jésus Christ notre Seigneur.

 5 Par lui nous avons reçu la grâce d'être apôtre pour conduire à l'obéissance de la foi, à la gloire de son nom, tous les peuples païens,

 6 dont vous êtes, vous aussi que Jésus Christ a appelés.

 7 À tous les bien-aimés de Dieu qui sont à Rome, aux saints par l'appel de Dieu, à vous, grâce et paix de la part de Dieu notre Père et du Seigneur Jésus Christ.

Ésaïe 7

10 Le SEIGNEUR parla encore à Akhaz en ces termes:

 11 «Demande un signe pour toi au SEIGNEUR ton Dieu, demande-le au plus profond ou sur les sommets, là-haut.»

 12 Akhaz répondit: «Je n'en demanderai pas et je ne mettrai pas le SEIGNEUR à l'épreuve.»

 13 Il dit alors: Écoutez donc, maison de David! Est-ce trop peu pour vous de fatiguer les hommes, que vous fatiguiez aussi mon Dieu?

 14 Aussi bien le Seigneur vous donnera-t-il lui-même un signe: Voici que la jeune femme est enceinte et enfante un fils et elle lui donnera le nom d'Emmanuel.

 15 De crème et de miel il se nourrira, sachant rejeter le mal et choisir le bien.

 16 Avant même que l'enfant sache rejeter le mal et choisir le bien, elle sera abandonnée, la terre dont tu crains les deux rois.

Prédication

            Je me souviens d’une exposition qui a tourné dans nos temples, dont le titre était Protestants, qui était sortie en 2000, panneaux et livrets, avec quelques citations intéressantes dont celle-ci : « Un nom commence généralement comme un surnom, voire une insulte. Il est repris comme un drapeau et une confession. »

            En avril 1529, devant l’Empereur Charles Quint, qui exigeait que le catholicisme redevienne la seule religion de tout le Saint Empire, quelques princes  refusèrent de se soumettre en clamant Protestamus… En latin du 16ème, protester signifie confesser sa foi. On les nomma Protestans, par dérision. Et l’insulte devint un drapeau. Un peu comme s’ils avaient dit : Protestants ? Chiche !

            Il semble qu’il y ait eu des phénomènes linguistiques un peu semblables avec Huguenots, avec Camisards, et sans-culottes. Nous sommes à peu près certains que le nom de chrétiens fut attribué, à Antioche, à ceux qui se réclamaient du Christ, christ signifiant oint, chrétien signifiant donc par dérision ceux qui sont pommadés, « sentant à dix pas le cosmétique »…

            Et à chaque fois, dans ces bribes d’histoire que nous partageons, le surnom et l’insulte sont repris comme un drapeau et une confession. « Chiche… » Et le plus bas, le plus simple, devient un peu comme une gloire.

            Mais cette gloire, en laquelle habitent fierté et consolation, épuise-t-elle la peine ?

 

            Si nous évoquons aujourd’hui ces questions de noms et d’origine, c’est parce que deux exemples nous sont proposés dans les textes que nous venons de lire. Pour l’un, le surnom devenant nom c’est Esprit Saint, pour l’autre, c’est Emmanuel. Et ils sont très intimement arrimées l’une à l’autre.

            Évoquons, tout d’abord, l’Esprit Saint. Nous avons tous bien en tête l’épisode de la visite à Marie de l’ange Gabriel, lequel lui apprend qu’afin qu’elle devienne mère l’Esprit Saint la couvrira de son ombre… Le récit de Luc, brève rencontre avec le Tout Puissant etc., a trouvé dans la plupart de traditions chrétiennes une réception superlative, pendant que l’évangile de Matthieu est plus cru, au point qu’on sent certains traducteurs gênés : ils introduisent du Luc à l’intérieur de Matthieu. C’est que, voici Matthieu : une très jeune femme est – prosaïquement – trouvée enceinte – verbe trouver au passif – il y a quelque chose à l’intérieur – sans ombre  ni mystère, sauf un : mais enceinte de qui ? Du Saint Esprit ? Voilà la moquerie. C’est la question et la réponse des villageois et de sa famille, question qui concentre en elle tous les bonheurs, et tous les malheurs possibles pouvant arriver à une femme. Celle qui est trouvée enceinte est promise à un homme…. Cette grossesse disons précoce la met en grand danger, affaire d’honneur. Si Joseph se plaint publiquement, elle est morte, question d’honneur.

            Or, Joseph ne commettra aucune violence. Un ange du Seigneur lui commande d’agir autrement – nous savons comment. Mais pourquoi le commandement de l’ange est-il possible ? Joseph est juste. Mais qu’est-ce qu’un homme juste ? C’est un homme qui, sans aucunement regarder à sa propre réputation, ni d’ailleurs parfois à sa propre sécurité, fait pour autrui dans la détresse le choix de la vie (et ça ressemble pas mal à la définition de ce qu’est un juste parmi les nations). Le commencement de l’histoire de Jésus dans l’évangile de Matthieu est une généalogie assez brillante… mais le commencement de l’histoire de Jésus est aussi une affaire glauque, et tragique, très ras du sol, d’une ignominie trouvée contre une femme, mais qu’un homme rachètera. L’évangile, donc, selon Matthieu, commence avec le nom d’un juste : Joseph. Mais pas un juste seulement. Le nom du juste n’est rien s’il n’est pas le nom de la justice. Le nom du juste est le nom de la justice, le nom de toutes celles et ceux qui, inspirés par cette histoire, agiront dans la justice et pour tels de leurs semblables (27.712 personnes ont reçu – 1er janvier 2020 – le titre de juste parmi les Nations).

            L’Évangile donc, a son commencement dans l’engagement d’un homme. Non pas de l’homme Joseph exclusivement, mais d’un être humain. Le commencement de l’Évangile peut être totalement anonyme. Il n’est alors possible que sous la clause d’une espérance. Et c’est de cette espérance que nous allons parler maintenant.

 

            L’ange nous met sur la voie qui rappelle qu’Emmanuel, le nom donné à l’enfant qui doit naître, signifie Dieu avec nous. Les compétences de cet enfant devenu adulte : sauver son peuple de ses péchés… Jésus et Emmanuel, dans la  pensée de Matthieu, c’est le même. Cela devrait être le même. Pourquoi deux noms ? Nous avons vu tantôt que l’acte peut porter le nom d’une personne, mais que ce qui motive l’acte peut être épuisé par le nom d’une personne. Transmettre la mémoire de l’acte est simple, transmettre la motivation de l’acte, de sorte qu’il ait lieu de nouveau, c’est bien plus difficile.

            Pour le faire, Matthieu évoque l’un de ses prédécesseurs, qui, en son temps, a dû penser l’espérance dans les larmes, la fécondité dans l’impossible, et a inventé pour cela le nom d’Emmanuel, enfant mis au monde par une très jeune femme, enfant qui, devenu adulte, saura – entre autres – rejeter le mal et choisir le bien. En regardant en amont, Matthieu rencontre Ésaïe (7,10-16 – texte du jour), il rencontre un texte et un nom, rencontre qui est comme condition de possibilité de l’espérance et de l’engagement – de Matthieu.

            Mais Ésaïe, lui, que rencontre-t-il ? Ésaïe a-t-il un nom, ou quelque chose, à quoi il se réfère et qui soit, pour lui, inépuisable motif et de l’espérance et de son engagement ? Nous ne le savons pas. Dans nos Bibles pleines de notes, nous ne recueillons pas de citations provenant d’autres auteurs et d’autres cultures. Mais il y a d’autres ressources pour le prophète. Emmanuel, c’est – redisons-le – Dieu avec nous.

            Peu de temps avant le ravage d’un pays entier, profitant d’une sorte d’accalmie, Esaïe commet un jeu de mots – il s’agit bien de cela – qu’il propose comme formule de l’action de grâce, et aussi comme formule de l’espérance aux temps mauvais. Un seul nom pour un seul homme, un seul nom pour un seul Dieu, quels que soient les moments de l’histoire, la douceur de vivre, ou la catastrophe. Mais où trouve-t-il ce nom ?

 

            Il trouve ce nom dans le langage, dans des bouts de langage qui, associés judicieusement les uns aux autre, produisent de l’inspiration et du sens. Avant donc qu’Emmanuel devienne le nom de quelqu’un, et que son sens s’épuise dans une reconnaissance trop rarement renouvelée, il y a trois fragments de langage qui, pour  toujours, peuvent rester ce qu’ils sont, mais qui, associés peut-être à d’autres fragments, peuvent renouveler l’espérance et faire se recommencer l’engagement. L’espérance ainsi située repart de tout en bas, là où les mots s’élaborent, dans ces lieux humains qui sont inépuisables.

            L’espérance peut-elle repartir de plus bas encore que ces fractions de mots ? Oui. Elle peut repartir d’une lettre, comme le i, et même du point sur le i (Matthieu 5,18) comme du point sur l’iota des grecs ; et pour ceux qui sont de culture hébraïque, l’espérance peut toujours renaître d’une de ces petites cornes qui décorent les caractères avec lesquels on écrit. Ainsi, « (…) avant que ne passent le ciel et la terre, pas un i, pas une corne d’une lettre de la loi ne passera que tout ne soit arrivé » (Matthieu 5:18).

            Avant que tout ne soit arrivé ? Tout quoi ? Quelle totalité ? Des maux et des drames ? Comme si la totalité des drames possibles pouvait un jour être atteinte dans l’histoire… Peut-être que oui. Mais non. Car nous croyons plus fortement encore que la totalité des bonheurs possibles peut être atteinte – mais pas épuisée – dans l’histoire.

            Ainsi, ce que nous avons dit des Écritures va être dit de l’espérance. Au titre de laquelle un être humain choisit la vie. De fait il la partage. Et tout peut alors recommencer.

samedi 13 décembre 2025

C'est bien lui qui doit venir (Matthieu 11,2-6 et 20-30) Il le doit toujours.

 

Matthieu 11

2 Or Jean, dans sa prison, avait entendu parler des œuvres du Christ. Il lui envoya demander par ses disciples:

 3 «Es-tu ‹Celui qui vient› ou attendons-nous quelqu’un d’autre?»

 4 Jésus leur répondit: «Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez:

 5 les aveugles retrouvent la vue et les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres;

 6 et heureux celui qui n’aura pas été piégé à cause de  moi!»

(…)

20 Et alors il se mit à fulminer contre les villes où avaient eu lieu la plupart de ses miracles, parce qu'elles cne s'étaient pas converties.

 21 «Malheureuse es-tu, Chorazin! Malheureuse es-tu, Bethsaïda! Car si les miracles qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr et à Sidon, il y a longtemps que, sous le sac et la cendre, elles se seraient converties.

 22 Oui, je vous le déclare, au jour du jugement, Tyr et Sidon seront traitées avec moins de rigueur que vous.

 23 Et toi, Capharnaüm, seras-tu élevée jusqu'au ciel? Tu descendras jusqu'au séjour des morts! Car si les miracles qui ont eu lieu chez toi avaient eu lieu à Sodome, elle subsisterait encore aujourd'hui.

 24 Aussi bien, je vous le déclare, au jour du jugement, le pays de Sodome sera traité avec moins de rigueur que toi.»

 25 Et à cet instant, Jésus reprit : «Je confesse, Père, Seigneur du ciel et de la terre, (que tu as) caché cela aux sages et aux intelligents et (que tu l’as) dévoilé aux très petits enfants.

 26 Oui, Père, c'est ainsi que tu en as disposé dans ta bienveillance.

 27 Tout m'a été remis par mon Père. Nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils, et celui à qui le Fils le dévoilera :

 28 «Venez auprès de moi, vous tous qui peinez, surchargés par le fardeau, et moi je vous donnerai le repos.

29 Prenez sur vous mon joug et apprenez de moi que je suis serein, et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes.

 30 Oui, mon joug est bienfaisant et mon fardeau léger.»

Prédication :

            Ainsi donc, pour ne relire maintenant qu’un seul verset, le 25ème, cela fut caché aux intelligents et aux sages et dévoilé aux très petits enfants. Qu’est-ce que cela ? Cela ne peut être que dévoilé, affirme Jésus, et si l’on cherche à en donner une formulation qui soit accessible aux intelligents et aux sages, ce n’est plus de cela que nous parlons. Tout au plus peut-on espérer rendre compte du mouvement de ce dévoilement, repérer un chemin qui, peut-être, sera praticable.

 

            Demandons-nous d’abord si le monde est partagé entre les intelligents et les sages d’un côté, et les très petits enfants, de l’autre ? Supposons-le un instant. Nous sommes tous ici en possession de moyens intellectuels et sans doute aussi d’un certain nombre d’éléments de sagesse. Devons-nous abdiquer et régresser pour nous approcher de Jésus, pour nous approcher de Dieu, et en revenir à cet état ancien, qui nous vit dans tout la belle pureté du premier âge nous consacrer exclusivement – ou presque – à notre alimentation et à notre sommeil ? Prêcher ceci reviendrait à récuser l’intelligence et la sagesse ; une prédication qui récuse l’intelligence et la sagesse est étrangère à l’Evangile. L’Evangile certes interroge radicalement certains visages, certains mésusages de l’intelligence et de la sagesse. Mais l’humanité n’a pas besoin, n’a jamais eu besoin de hordes d’adeptes décérébrés. L’humanité n’a pas besoin  non plus de gourous tordus. Nous avons supposé un instant que le monde pourrait être partagé entre les intelligents et les sages et les très petits enfants. Nous écartons cette supposition…

            Nous écartons aussi cette supposition parce que le texte lui-même ne permet pas de la maintenir. Dans la bouche de Jésus il n’y a pas un principe intangible, mais une exclamation, comme il est écrit : « Et à cet instant, Jésus reprit : … » L’on pourrait même oser traduire par « Et à cet instant, Jésus se reprit… », tout comme l’on dit parfois à une personne qui s’emporte, ou déraille, ou s’égare : « Mais enfin, reprends-toi ! »

 

            Jésus donc se reprit. S’était-il égaré ? Un moment d’égarement pourrait-il arriver à Sa Divine Personne ? Audace, blasphème peut-être… Pourtant, chers amis, nous allons poursuivre cette piste, celle d’un moment d’égarement de Jésus. Voyez-vous la doctrine ne doit jamais précéder la lecture. Et le texte biblique est là juge de nos passions. Lisons, lisons les versets qui précèdent celui par lequel nous avons commencé cette méditation, et demandons-nous sérieusement ce qui s’y joue.

 

            Jean le Baptiste, d’abord, envoie demander ceci à Jésus : «Es-tu ‹Celui qui vient› ou attendons-nous quelqu’un d’autre?» Jean est emprisonné et ne lui parviennent sans doute que des rumeurs. Ceux de ses propres disciples qu’il envoie vers Jésus sauront bien le rassurer. Mais nous devons interroger la question de Jean le Baptiste. Lui qui a prophétisé une venue s’enquiert de la réalisation de sa propre prophétie, à la lettre. Jean le Baptiste veut savoir, oui, ou non, si  Jésus est bien ce sauveur qu’on attend. Alors, bien entendu, on excusera Jean le Baptiste à cause de sa réclusion ; mais on va surtout se demander sérieusement si la satisfaction d’un prophète tient à la réalisation littérale de ses prophéties. La question que pose Jean le Baptiste ressemble fort à ce genre de question que se posent ceux qui, ayant donné longtemps le meilleur d’eux-mêmes au service de l’Evangile, se demandent soudain si, par malheur, ils n’auraient pas œuvré pour rien et qui espèrent un réconfort, ou une sorte de récompense...

            Oui, ou non, es-tu celui dont j’ai annoncé la venue ? Jésus ne tombe pas dans le piège du oui ou du non. Il ne répond pas « Oui je  suis celui que tout le monde attend ! », mais il répond sur les actes et sur la prédication. Il répond sur un engagement qui certes est le sien propre mais qui pourrait, qui peut toujours, être l’engagement d’autres que lui. Notre engagement !

Jésus est celui qui vient, telle est sans aucun doute la leçon de l’évangile de Matthieu. Mais tant qu’il y aura des aveugles, des boiteux, des lépreux, de sourds, des morts et des pauvres, Jésus est celui qui vient et qui doit venir, et les œuvres du Christ demeurent toujours à accomplir. Les œuvres du Christ auront à être accomplies dans le monde par les humains, tant que monde durera.

 

            Mais d’ici-là, retenons de Jean le Baptiste qu’il cherche, dans une correspondance des prophéties et des faits, à vérifier la pertinence de son propre ministère. Prophétiser n’est pas nécessairement prédire, mais certains dérapent parfois. Or, la quête, voire l’exigence d’une correspondance littérale entre les prédictions et les faits est l’un des visages possibles de l’intelligence, et pas le plus beau. S’agissant de la sagesse, qui produit des énoncés probables à partir de l’observation, on pourra dire aussi que l’exigence d’une correspondance littérale entre les énoncés et les faits est l’un des visages possibles de la sagesse, pas le plus beau non plus. Jean le Baptiste se comporterait-il momentanément comme l’un de ces intelligents et sages qui énoncent, qui prédisent, puis qui exigent ?

           

Ainsi, Jésus se montre lucide, et sans concession, sur ce qu’il en est de la question de Jean le Baptiste. Mais lucide il l’est beaucoup moins s’agissant de lui-même. Quelques versets plus loin, vous trouvez dans la bouche de Jésus des propos terribles. Il s’en prend à tous ses contemporains, collectivement. Il s’en prend à des villes entières, collectivement. Et là où Abraham défendit toute une ville pécheresse devant Dieu pour la raison que quelques justes s’y trouvaient peut-être, Jésus condamnerait des villes entières au motif que quelques pécheurs y auraient subsisté ? Dans ces villes Jésus a enseigné, il y a accompli des miracles, oui. Et alors ? En quoi cela oblige-t-il les habitants de ces villes ? La prédication de l’Evangile oblige-t-elle en quoi que ce soit celui qui l’entend ? Le prédicateur, le témoin de l’Evangile, le Christ lui-même, peuvent-il exiger de ceux auxquels ils s’adressent qu’ils approuvent en adhérant massivement ?

 

Et puis soudain, ça passe. Et à cet instant, soudainement, Jésus reprit : «Je confesse, Père, Seigneur du ciel et de la terre, (que tu as) caché cela aux sages et aux intelligents et (que tu l’as) dévoilé aux très petits enfants. » Jésus reprend et se reprend. Il confesse d’un coup sa foi en Dieu, Seigneur du ciel et de la terre : si ce qu’il entreprend doit avoir une suite, cela appartient à Dieu. Il confesse en quelque manière son égarement, son inutile ambition, ses exigences envers ses contemporains, et il s’en détourne. Il se reprend en tant qu’homme, et se redonne en tant qu’homme et en tant que Christ. 

Intense soulagement, dévoilement, pour lui, et pour nous. La foi en Dieu seul, et l’insouci de soi dont il fait montre à cet instant fondent pour nous toute libre adhésion possible, et c’est ainsi que le joug est doux et le fardeau léger.

            L’engagement le plus profond est là, et avec lui une certaine forme d’insouciance de soi qui est la marque de la grâce. Puisse cela nous arriver. Amen


samedi 6 décembre 2025

Le rite et la diaconie (Matthieu 3,1-12)

Matthieu 3

1 En ces jours-là paraît Jean le Baptiste, proclamant dans le désert de Judée : 2 «Convertissez-vous: le Règne des cieux s'est approché!»

3 C'est lui dont avait parlé le prophète Esaïe quand il disait: «Une voix crie dans le désert: ‹Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers.› »

4 Jean avait un vêtement de poil de chameau et une ceinture de cuir autour des reins; il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage.

 

5 Alors Jérusalem, toute la Judée et toute la région du Jourdain se rendaient auprès de lui ; 6 ils se faisaient baptiser par lui dans le Jourdain en confessant leurs péchés.

 

7 Comme il voyait beaucoup de Pharisiens et de Sadducéens venir à son baptême, il leur dit: «Engeance de vipères, qui vous a montré le moyen d'échapper à la colère qui vient?

8 Produisez donc du fruit qui témoigne de la conversion;

9 et ne vous avisez pas de dire en vous-mêmes: ‹Nous avons pour père Abraham.› Car je vous le dis, des pierres que voici, Dieu peut susciter des enfants à Abraham.

10 Déjà la hache est prête à attaquer la racine des arbres; tout arbre donc qui ne produit pas de bon fruit va être coupé et jeté au feu.

11 «Moi, je vous baptise dans l'eau en vue de la conversion; mais celui qui vient après moi est plus fort que moi: je ne suis pas digne de lui ôter ses sandales; lui, il vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu.

12 Il a sa pelle à vanner à la main, il va nettoyer son aire et recueillir son blé dans le grenier; mais la bale, il la brûlera au feu qui ne s'éteint pas.»

Esaïe 11

1 Un rameau sortira de la souche de Jessé, un rejeton jaillira de ses racines.

 2 Sur lui reposera l'Esprit du SEIGNEUR: esprit de sagesse et de discernement, esprit de conseil et de vaillance, esprit de connaissance et de crainte du SEIGNEUR

 3 - et il lui inspirera la crainte du SEIGNEUR. Il ne jugera pas d'après ce que voient ses yeux, il ne se prononcera pas d'après ce qu'entendent ses oreilles.

 4 Il jugera les faibles avec justice, il se prononcera dans l'équité envers les pauvres du pays. De sa parole, comme d'un bâton, il frappera le pays, du souffle de ses lèvres il fera mourir le méchant.

 5 La justice sera la ceinture de ses hanches et la fidélité le baudrier de ses reins.

 6 Le loup habitera avec l'agneau, le léopard se couchera près du chevreau. Le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira.

 7 La vache et l'ourse auront même pâture, leurs petits, même gîte. Le lion, comme le boeuf mangera du fourrage.

 8 Le nourrisson s'amusera sur le nid du cobra. Sur le trou de la vipère, le jeune enfant étendra la main.

 9 Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance du SEIGNEUR, comme la mer que comblent les eaux.

 10 Il adviendra, en ce jour-là, que la racine de Jessé sera érigée en étendard des peuples, les nations la chercheront et la gloire sera son séjour.

 Romains 15

4 Or, tout ce qui a été écrit jadis l'a été pour notre instruction, afin que, par la persévérance et la consolation apportées par les Écritures, nous possédions l'espérance.

 5 Que le Dieu de la persévérance et de la consolation vous donne d'être bien d'accord entre vous, comme le veut Jésus Christ,

 6 afin que, d'un même coeur et d'une seule voix, vous rendiez gloire à Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus Christ.

 7 Accueillez-vous donc les uns les autres, comme le Christ vous a accueillis, pour la gloire de Dieu.

 8 Je l'affirme en effet, c'est au nom de la fidélité de Dieu que Christ s'est fait serviteur des circoncis, pour accomplir les promesses faites aux pères;

 9 quant aux païens, ils glorifient Dieu pour sa miséricorde, selon qu'il est écrit: C'est pourquoi je te célébrerai parmi les nations païennes, et je chanterai en l'honneur de ton nom.

Prédication

            S’il est une erreur qu’il ne faut pas commettre lorsqu’on évoque le monde où vivait Jésus, c’est de considérer que la foi en Dieu n’y était portée que par une seule religion instituée, qui aurait été celle des enfants d’Israël depuis la nuit des temps et dont le seul lieu de culte aurait été le temple de Jérusalem.

Un examen même sommaire des évangiles nous permet de repérer au moins quatre manières d’honorer la foi en Dieu en lui rendant un culte (baptistes, sadducéens, pharisiens, samaritains), ces manières correspondant chacune à une quête particulière du salut. Mais le même examen des évangiles nous permet de comprendre que ceux qui se réclamaient de tel culte ou de tel autre n’entretenaient pas forcément entre eux des relations fraternelles. Il est même des épisodes où ils s’entretueraient si Jésus ne les appelait à la retenue (Luc 9).

            C’était et c’est ainsi depuis toujours. En observant le paysage des religions, il apparaît qu’aucun des trois monothéismes ne s’est encore suffisamment amendé, émondé, réformé et unifié pour pouvoir honorer de juste manière le dieu unique dont chacun se réclame.

Mais n’est-ce pas aussi sur un fond de divergences religieuses que la première fratrie de l’humanité a inventé le fratricide ? Dieu lui-même n’avait pas pu endiguer la haine de Caïn, ni retenir le bras de Caïn ?

 

            En ce deuxième dimanche de l’Avent 2025, trois textes nous sont offerts, qui proposent trois visions d’un monde enfin apaisé, trois espérances peut-être : celle d’Esaïe, celle de Jean le baptiste, et celle de Paul. Nous pourrions – nous devrions – considérer cela comme un sujet possible d’une année entière d’études bibliques – nous intéresser à chacune de ces trois espérances, l’étudier dans son propre temps et méditer sur son actualité. Pour notre prédication de ce dimanche, nous nous concentrons sur Jean le baptiste : « Produisez donc du fruit qui témoigne de la conversion », dit-il, un fruit qui atteste de la conversion, qui a une valeur correspondant à celle de la conversion. C’est ce verset (Matthieu 3,8) que nous allons tâcher d’élucider.

 

            L’époque est brutale, l’occupant romain est féroce, la résistance armée juive d’autant plus violente qu’elle est désespérée. Le paysage religieux est morcelé à l’extrême : de nombreuses dénominations rien que pour le judaïsme, et c’est alors que paraît Jean le baptiste, prophète des derniers temps.

Il porte jusque dans sa chair la conviction que Dieu s’apprête à rendre à chacun selon ses œuvres : le royaume des cieux est proche, annonce-t-il, infiniment proche, jamais aussi proche… et conséquemment une conversion pour le pardon des péchés est nécessaire, non pas de ces ablutions toujours répétées, mais un engagement corps et âme, ferme, intégral, et définitif.

Jean le baptiste propose un cheminement en vue de ce pardon. Sortir de son lieu de vie personnel, traverser un désert (sens figuré et sens propre), atteindre un point de rencontre, confesser à haute voix ce qu’on est, passer par une immersion ou une aspersion d’eau, et, ensuite, vivre le reste de sa vie en portant un certain fruit. Sur ce chemin de vie, le rituel baptismal est un point de passage… Le point de départ est quelque part dans le secret de l’âme humaine. Le point d’arrivée est le jour du jugement. Et nous en demeurons là, provisoirement.

 

            C’est que, pendant que Jean le baptiste baptise, nous avons rendez-vous à Jérusalem. A Jérusalem, et s’agissant du pardon des péchés, il y a une institution importante qui existe déjà depuis longtemps. Cette institution, c’est le Temple. Le Temple est le lieu où il est possible de se rendre pour accomplir un rituel de pardon des péchés. Mais qui peut y aller ? Le Temple, qui ne concernait initialement que les Fils d’Israël, était vu par certains (Esaïe 56,7) comme « maison de prière pour toutes les nations » ? Telle fut l’espérance d’Esaïe. Mais même si, au temps de Jean le baptiste, le Temple avait son parvis des gentils, un lieu où pouvaient se tenir et se recueillir ceux qui n’étaient pas juifs, cela ne signifie pas que ces gentils aient eu accès à l’entièreté du rituel et du pardon. Et puis, il n’est pas certain que les petites gens d’Israël aient eu les moyens d’assumer le coût des trois pèlerinages annuels obligatoires,  et de payer au prix fort les animaux purs du sacrifice. Il n’est pas non plus certain que les prêtres y furent irréprochables. Bref, cette institution séculaire qu’était le Temple était contestée par beaucoup.

            Et notamment par Jean le baptiste. Détaillons encore la proposition de Jean le baptiste : pas de bâtiment à entretenir, pas de clergé à rétribuer, ni à nourrir, pas d’objets et de vêtements rituels précieux, pas de purification préalable, pas de clause d’origine ethnique, pas de soulte à payer, et surtout, surtout, un rituel très simple et dans lequel le fidèle et sa parole trouvent place : confession, baptême.

            Les différences sont considérables entre le Temple et Jean le baptiste. Apprécions-les pour ce qu’elles sont, deux extrêmes, et ne pensons surtout pas que tous les hypocrites allaient au Temple et que tous les sincères allaient au Jourdain. Pensons plutôt que si le cœur du fidèle n’y est pas, si le fidèle est insincère, ni le rituel du Temple ni le baptême de Jean le baptiste n’y changeront rien. Et de cela, Jean le baptiste était très certainement informé.

 

            C’est pourquoi, lorsque Jean le baptiste se met à vitupérer contre Pharisiens et Sadducéens, ça n’est pas une question de sincérité qu’il pose, mais une question de foi, la question de la foi des Pharisiens et des Sadducéens. Nous les voyons venir chez Jean le baptiste. Si ces gens ont recours au ministère de Jean le baptiste et à son baptême, que vaut alors leur propre ministère ? Est-il insuffisant, voire inefficace ? Et si ces gens ne croient pas en leur propre ministère, et s’ils le proposent néanmoins – à prix d’argent – à leurs semblables, ne sont-ils pas pervers, ne mettent-ils pas Dieu lui-même à l’épreuve ? Leur comportement semble tout bonnement inacceptable, d’où les vitupérations de Jean le baptiste.

            Mais Jean le baptiste ne se contente pas de vitupérer, il donne un ordre, et cet ordre vaut pour tous ! « Faites-donc du fruit qui corresponde à la conversion ! » Pour Jean le baptiste, même si les rituels sont multiples, la conversion est une, et elle est conversion à Dieu. Le fruit qui corresponde à cette conversion peut évidemment être multiple mais, sur le fond, ce fruit est un. Quel est-il donc ?

            L’obéissance à Dieu a deux dimensions, toujours, tout comme les Dix Commandements s’écrivent sur deux tables, la première table est cultuelle, la deuxième est éthique. La première table résume toutes les formes possibles du culte, sans en exclure aucune ; la deuxième table résume tout ce qu’on peut faire de mal, et donc aussi de bien, à ses semblables. La première table répond aux questions : « Qui est ton Dieu et comment le sers-tu ? », la deuxième table répond aux questions : « Qui est ton prochain, et comment le sers-tu ? ». Ainsi, vu que Jean le baptiste n’a disqualifié aucune manière de servir Dieu, aucune forme du culte, il ne reste, en tant que fruit de la conversion à Dieu que cette seconde table. En ce sens, la conversion à Dieu est aussi une conversion au prochain, une conversion diaconale, et la diaconie, l’attention au prochain, le soin du prochain, prend de multiples formes. Toutes ces formes sont constitutives du même fruit.

 

            Et nous voici revenus à ce verset par lequel nous avons commencé (Matthieu 3,8) « Produisez donc du fruit qui témoigne de la conversion ». Nous avons suffisamment élucidé ce verset ; nous savons ce qu’il nous reste à faire, nous savons quel est le bon fruit que nous pouvons porter. Mais, se demandent nos âmes tourmentées, cela sera-t-il suffisant pour échapper à la colère qui vient ?

Voici une réponse qui devrait vous rassurer : lorsque Jean le baptiste annonce la proximité du règne de Dieu, la manière dont il l’annonce peut signifier que le règne de Dieu est déjà là. Autrement dit, la colère qui vient est en fait déjà venue… et elle vous a épargnés. D’où cette exhortation : « Retournez chacun à sa tâche et continuez de porter ce bon fruit que vous portez déjà. »

            Dieu sait qui sont les siens. Et pour les siens comme pour les autres, le Seigneur est patient, il est fidèle. Amen

samedi 29 novembre 2025

Méditation sur ce qui sera (Matthieu 24,37-44)


Matthieu 24

 37 Ce qui arriva du temps de Noé arrivera de même à l'avènement du Fils de l'homme.

 38 Car, dans les jours qui précédèrent le déluge, les hommes mangeaient et buvaient, se mariaient et mariaient leurs enfants, jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche;

 39 et ils n’en surent rien, jusqu'à ce que le cataclysme vienne et emporte tout : il en sera de même à l'avènement du Fils de l'homme.

 40 Alors, de deux hommes qui seront dans un champ, l'un sera pris et l'autre laissé;

 41 de deux femmes qui moudront à la meule, l'une sera prise et l'autre laissée.

42 Veillez donc, puisque vous ne savez pas quel jour votre Seigneur viendra.

 43 Sachez-le bien, si le maître de la maison savait à quelle veille de la nuit le voleur doit venir, il veillerait et ne laisserait pas percer sa maison.

 44 C'est pourquoi, vous aussi, soyez préparés, car le Fils de l'homme vient à l'heure qui n’y ressemble pas.

Prédication : deuxième tentative (Aubenas, 1er décembre 2013) (Vincennes 30 novembre 2025)

          Aujourd’hui est-il très différent d’hier ? Et demain sera-t-il très différent d’aujourd’hui ? Nous pouvons avoir bon espoir que ces trois journées passées nous auront épargnés, se seront déroulées sans accident grave. Des causes à peu près similaires auront produit des effets à peu près semblables. Le petit ou le grand savoir que nous avons ne sera pas pris en défaut. Et nous envisagerons alors demain sans angoisse. On peut appeler ça une vie tranquille, une bonne petite vie. Et si l’on demande à ceux qui mènent cette vie comment ils vont, ils pourront répondre : « C’est une bonne journée, il ne s’est rien passé. »

Ce qu’évoque le texte que nous méditons ce matin est d’une toute autre nature. On peut l’appeler « ce qui arriva du temps de Noé », ou peut aussi l’appeler « l’avènement du Fils de l’homme ». Cela s’appelle un cataclysme. Et ce qui caractérise un cataclysme, c’est que rien de ce qu’on sait ne vous y a préparé. Du cataclysme que fut le déluge que relate la Genèse, Jésus ne dit pas qu’il les emporta tous, mais qu’il emporta tout. Ce que dit donc Jésus, c’est qu’à l’avènement du Fils de l’homme, tout sera emporté.

Un cataclysme est un événement qui n’est pas inscrit dans le temps tout comme nous le percevons : il n’est pas inscrit dans le passé, il n’y a rien dans le présent qui permette de le décrire, et il ne laisse aucune place à l’avenir. On peut ajouter à ce tableau terrible que, lors d’un cataclysme, aucune justice n’est respectée : deux hommes sont dans un champ, l’un est pris, pas l’autre, deux femmes sont occupées à moudre, l’une est prise, pas l’autre.

Il est donc tout à fait approprié de dire d’un cataclysme que c’est la fin des temps.

 Nous ignorons tout de la fin des temps, nous l’avons bien expliqué. Mais que voulons-nous savoir de cette ignorance ? Acceptons-nous cette ignorance ? Ceux qui vivaient du temps de Noé, si nous lisons bien, ne voulaient rien savoir de cette ignorance. Leur existence était tout entière dévouée à des tâches utiles, à des tâches nécessaires : manger, boire, se reproduire. Il n’y avait pas de place dans leur vie pour une tâche aussi inutile que « entrer dans l’arche »

Précisons bien ce qu’est entrer dans l’arche. Nous devons le préciser non pas en nous souvenant de Noé construisant sa caisse en bois et y rassemblant sa propre famille et un couple de chaque espèce animale. Entrer dans l’arche, au sens du texte que nous méditons, c’est bâtir le temps autrement que nous l’avons repéré. Entrer dans l’arche c’est consacrer une part de temps à une pratique qui est tout à fait inutile, qui n’assouvit rien, qui ne produit rien en terme de savoir ni en terme de profit, qui ne protège de rien… qui n’a qu’un seul but, ne pas nous laisser cultiver en nous-mêmes l’ignorance de la fin des temps. C’est être conscient de la possibilité d’un cataclysme. Peut-être d’ailleurs ne vivrons-nous qu’un seul cataclysme, qu’une seule fin des temps, mourir, peut-être en vivrons-nous plusieurs. Entrer dans l’arche, c’est refuser de vivre en l’ignorant.

             Entrer dans l’arche, dans le langage de l’Evangile, cela s’appelle « veiller ». Veiller, c’est un commandement. Veillez, non pas parce que vous savez qu’un cataclysme arrivera, mais bien au contraire parce que vous ne savez pas : on ne sait ni quand, ni quoi, on sait qu’on ne sait pas, on sait qu’il ne restera rien de ce qu’on aura su, et c’est pourquoi il faut veiller.

            Et on en imagine déjà qui vont, d’une manière tout à fait obsessionnelle, redoubler d’attention, accumuler les prédictions, redoubler de prudence afin de n’être pas surpris, afin d’être certain d’être pris plutôt que laissé. Mais, s’il s’agit de vivre, de continuer à vivre ici bas, ne vaudrait-il mieux pas être laissé, plutôt que pris ? On en imagine aussi qui vont en perdre le sommeil, parce qu’il faut veiller, veiller, et encore veiller.

            Or, le maître de la maison, qui ne sait pas à quel moment de la nuit le voleur viendra, ne veille pas. Il dort. Etonnante précision, curieux retournement. Veiller, c'est-à-dire ne pas cultiver en soi l’ignorance de la fin des temps, c’est ce qui permet de trouver le repos. Celui qui veille ardemment dans la perspective de la fin des temps est un être tout à fait paisible, tout à fait confiant.

           Maintenant, interrogeons-nous. Interrogeons surtout en nous l’image terrible que nous avons de la fin des temps. Nous pensons exclusivement que la fin des temps est terrible. Et pourtant, nous avons dit d’elle qu’elle est plutôt caractérisée par le fait que nous n’en avons aucun savoir : pourquoi alors imaginons-nous quelque chose de terrible, de terriblement douloureux ?

A cette question ajoutons la fin du dernier verset du texte que nous avons lu, tel que je l’ai traduit : « le Fils de l’homme vient à l’heure qui n’y ressemble pas. »

Pourquoi la fin des temps ressemblerait-elle seulement à un cataclysme de souffrance ? Pourquoi, au lieu d’être effarement et sidération, la fin des temps ne pourrait-elle pas être émerveillement et joie ? Pourquoi, au lieu de nous amener à souhaiter quitter ce monde, ne nous amènerait-elle pas à désirer y vivre le plus longtemps possible ? Et pourquoi, alors, au lieu de dire, au futur, qu’elle viendra, ne dit-on pas, au présent, qu’elle advient déjà ? La fin des temps peut bien être un moment d’émerveillement et de joie, un moment qui advient au présent et qui nous fait désirer vivre dans ce monde tant que le Seigneur nous y prêtera vie.

            Si tel est le cas, l’Evangile n’est pas là pour nous rendre résistants à la peine mais perméables à la grâce. Et cette perméabilité peut être éprouvée chaque jour. Les instants de grâce, qui sont autant d’occasion d’émerveillement, qui sont autant de fins des temps, sont infiniment plus fréquents que les grandes catastrophes.

            Lorsque Noé entra dans l’arche, il ne fit peut-être rien de plus que s’efforcer chaque jour de discerner la présence de Dieu dans les minuscules miracles de la vie ; ainsi se prépara-t-il joyeusement et gravement à la fois à ce cataclysme dont il n’avait aucun savoir, qui emporta tout et même la volonté destructrice de Dieu, et dont lui, Noé, put pourtant se relever.

            Que le Seigneur ouvre nos yeux à son ordinaire présence, à la quotidienne merveille de sa grâce, et qu’il nous préserve ainsi d’être anéantis par le pire de ce qui nous arrivera. Amen


dimanche 23 novembre 2025

L'abime et le sommet (Luc 23,35-43)

Luc 23 

35 Le peuple se tenait là, et regardait. Les autorités se moquaient de Jésus, disant: Il a sauvé les autres; qu'il se sauve lui-même, s'il est le Christ, l'élu de Dieu !

 36 Les soldats aussi se moquaient de lui; s'approchant et lui présentant du vinaigre,

 37 ils disaient: Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même !

 38 Il y avait au-dessus de lui cette inscription: Celui-ci est le roi des Juifs.

 39 L'un des malfaiteurs crucifiés blasphémait, disant: N'es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et sauve-nous !

 40 Mais l'autre le reprenait, et disait: Ne crains-tu pas Dieu, toi qui subis la même condamnation ?

 41 Pour nous, c'est justice, car nous recevons ce qu'ont mérité nos actes; mais celui-ci n'a rien fait de mal.

 42 Et il dit à Jésus: Souviens-toi de moi, quand tu viendras dans ton règne.

 43 Jésus lui répondit: Je te le dis en vérité, aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis.

Prédication : 

              Aujourd’hui, c’est le dernier dimanche avant l’Avent, c’est donc, dans notre calendrier liturgique, la fin de ce qu’on appelle le temps de l’Eglise. Ce dimanche porte parfois le nom de dimanche du Christ Roi.

            Vous vous dites que ça ne nous concerne guère, et que ce sont des affaires entre catholiques. Seulement, notre lectionnaire dimanches et fête conserve le texte biblique et supprime la mention « Christ Roi ». On nous gratifie ainsi, sans crier gare, d’un texte de la Passion dont la présence à cette période de l’année est difficilement justifiable.

            Fête du Christ Roi, mais de quelle royauté parle-t-on ? Nous pouvons, bien entendu, imaginer le temps de l’Eglise arrivé à un certain accomplissement ; nous pouvons imaginer alors un unique gouvernement mondial qui serait basé sur l’Evangile. Il existe bel et bien une utopie évangélique, un rêve de cité renouvelée, d’où auraient disparu la souffrance et les larmes. Seulement une question peut être posée : est-ce qu’une seule fois dans l’histoire une religion s’est trouvée à la tête d’un pays sans abuser de la position qui était la sienne ? A ma connaissance, ça ne s’est jamais produit. Il doit exister dans l’âme humaine une propension totalitaire à laquelle nul n’est en mesure de résister lorsqu’il a acquis suffisamment de pouvoir… De ce genre de royauté nous ne voulons pas, et même si, en se réclamant du Christ, elle venait à être instaurée sur nous il nous faudrait alors prier le Christ qu’il nous donne la force de résistance dont nous aurions besoin (Bonhoeffer).

            De quelle royauté du Christ parle-t-on lorsqu’on parle du Christ Roi à la fin du temps de l’Eglise ? Un texte biblique nous a été proposé. Lisons-le, comme une parabole. Nous y voyons trois crucifiés. Les romains, lorsqu’ils crucifiaient un homme, faisaient figurer le motif de la condamnation : ici « brigand » pour deux hommes, et « roi des Juifs » pour l’autre.

            Mais nous voyons d’abord le peuple, un peuple qui ne fait rien et ne dit rien, un peuple au spectacle. L’un est peut-être dans l’effarement, un autre dans une vilaine jouissance, un autre encore dans une secrète révolte, un autre enfin dans un certain contentement, parce que ça n’est pas à lui que ça arrive. Rien n’émerge de ce peuple, ni parole, ni action, tout comme rien n’émerge parfois de nos pensées trop confuses, ou trop savantes. L’Eglise serait-elle cela ? L’Eglise, devant le spectacle du monde, serait-elle un peuple confus, indécis, silencieux et voyeur ? Si l’Eglise devenait cela, son temps serait fini, elle ne serait plus l’Eglise du Christ…

 

            Dans notre texte nous voyons ensuite les autorités religieuses, et les autorités religieuses donnent dans la raillerie. On pourrait dire, d’une manière assez sévère, que les autorités ecclésiastiques ont toujours horreur du Christ vivant, du Christ qui interpelle, qui célèbre la vitalité contre les institutions. Entre des autorités religieuses établies et le Christ vivant, les relations ne peuvent être que tendues ; elles ne peuvent être fécondes d’ailleurs que si elles sont tendues. Une Eglise réduite au pouvoir cynique et railleur de ses autorités est une Eglise assassine, une Eglise morte. On peut le dire autrement : l’Eglise n’est rien sans le Christ. Mais ça n’est qu’une partie de la vérité, la plus simple.

Lorsque les autorités raillent le Christ, elles disent malgré elles l’autre partie, difficile, de la vérité : le Christ n’est rien sans l’Eglise. Le Christ en sauve d’autres, mais il ne peut pas se sauver lui-même, il ne veut pas se sauver lui-même. Il en va de la dignité, de la vérité, de l’existence même de l’Eglise qu’elle le sache et qu’elle l’assume. L’Eglise est en quelque manière responsable du Christ, responsable de ce qu’elle en fait, de ce qu’elle en fait connaître. Mais, dans le texte que nous méditons, cette vérité, les autorités railleuses qui assistent à la crucifixion ne veulent ni la connaître, ni l’assumer.

 

            Et voici maintenant la soldatesque, veule et courtisane, dont l’attitude n’est jamais qu’un enlaidissement de l’attitude des plus mauvais des princes. Là où les princes raillent, les courtisans s’esclaffent. Là où les princes abreuvent de loin leurs victimes d’injures, les courtisans de près les abreuvent d’une boisson trop mauvaise même pour eux. Ils en rajoutent au spectacle, sûrs et certains de leur impunité. La soldatesque, ou les courtisans, sont cette sorte de corps intermédiaire qui flaire le vent aussi efficacement qu’un charognard, ne prend jamais la défense de personne, et ne s’en prend jamais qu’à déjà mort, qu’à beaucoup plus faible que soi. Est-ce cela, l’Eglise, une vie attentiste dans l’ombre des princes ?

             Dans notre texte, il y a deux brigands crucifiés. L’un reprend à son compte, en les aggravant encore, les injures que nous avons commentées, menant à leur paroxysme verbal toutes les haines, toutes les horreurs que nous avons déjà mentionnées. Ce brigand est le type même de ce qu’on pourrait appeler l’endurcissement. Ainsi, au comble de la déréliction, il y en a qui persistent dans l’idée qu’ils ont toujours eue d’un Dieu, ou d’un Messie de Dieu qui leur doit, personnellement, quelque chose qu’ils appellent salut mais qui n’est jamais que l’assouvissement immédiat de leurs urgentes envies. Ce brigand crucifié commet sur la croix un brigandage de plus. Un brigandage, en matière religieuse, c’est reconnaître le Christ en tant que tel et exiger de lui en plus qu’il vous satisfasse dans l’instant. Le verbe que Luc emploie pour désigner ce comportement est sans ambiguïté, c’est le verbe blasphémer.

             Alors que peut Jésus pour tous ces gens ? Que peut le Christ pour tous les gens qui sont dans le même genre de posture qu’eux ? Rien. Le Christ n’est rien sans l’Eglise, avons-nous déjà dit. Il est totalement impuissant face à l’arrogance, à la sottise, à l’endurcissement, à l’exigence… il ne peut que prier le Père qu’il leur pardonne, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font.

            Et pourtant nous avons bien lu que le Christ crucifié prononce des paroles que seul un Roi peut prononcer : « Je te le dis en vérité, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis. » Seul un Roi, seul le Christ Roi peut se permettre de telles paroles ! Il peut se les permettre parce qu’il est Christ et Roi, c’est entendu. Mais il peut prononcer ces paroles parce qu’il y a là quelqu’un pour les susciter. Ce quelqu’un, vous le savez bien, c’est l’autre brigand. Repentant ? Pas certain. Mais responsable ! (1) Pour ce qu’il en est de ses propres actions passées, il s’en remet au jugement des hommes : nous recevons ce que nos actes ont mérité. (2) Pour ce qu’il en est de son voisin, il dénonce l’injustice des hommes et celles de la vie : lui n’a rien fait de mal. (3) Et pour ce qu’il en est du reste, il s’en remet au Christ, il s’en remet à Dieu, non pas pour tout de suite dans l’exigence, mais pour la fin des temps, dans l’espérance, dans la foi. Ces trois points sont capitaux, ces trois points sont exactement ceux qui ont mené le Christ à la croix, et ils sont aussi exactement ce qui permet à l’Eglise d’être authentiquement Eglise du Christ, c'est-à-dire ce qui permet exactement à la parole du Christ d’être manifestée et entendue. Mais cette parole, la puissante parole du Christ Roi, elle n’est prononcée et manifestée que dans l’impuissance de la crucifixion. Ainsi, lorsqu’il s’agit de l’Evangile, il n’y a de royauté authentique qu’une royauté crucifiée. Lorsque cette royauté se manifeste, lorsque cette parole est prononcée, l’abime de l’épreuve et le sommet de l’espérance se rejoignent, et se confondent.

            Puissions-nous entendre et surtout, puissions-nous prononcer cette parole. Amen


dimanche 16 novembre 2025

Persévérer pour sauver une âme (Luc 21,5-19)

 Bien d'autres traductions possibles... et une certaine joie dans l'exzecice qui va de la lecture à la prédication.

Luc 19

 5 Comme quelques-uns parlaient du temple, de son ornementation de belles pierres et d'ex-voto, Jésus dit:

 6 «Ce que vous contemplez, des jours vont venir où il n'en restera pas pierre sur pierre: tout sera détruit.»

 

 7 Ils lui demandèrent : «Maître, quand donc cela arrivera-t-il, et quel sera le signe que cela va avoir lieu?»

 

 8 Il dit: «Prenez garde à ne pas vous laisser égarer, car beaucoup viendront en prenant mon nom; ils diront: ‹C'est moi› et ‹Le moment s’est approché›; ne les suivez pas.

 9 Quand vous entendrez parler de guerres et de soulèvements, ne soyez pas effrayés. Car il faut que cela arrive d'abord, mais ce ne sera pas aussitôt la fin.»

 10 Alors il leur dit: «On se dressera nation contre nation et royaume contre royaume.

 11 Il y aura de grands tremblements de terre et en divers endroits des pestes et des famines, des faits terrifiants venant du ciel et de grands signes.

 12 «Mais avant tout cela, on portera la main sur vous et on vous persécutera; on vous livrera aux synagogues, on vous mettra en prison; on vous traînera devant des rois et des gouverneurs à cause de mon nom.

 13 Cela sera l’occasion de votre témoignage.

 14 Mettez-vous au cœur que vous n'avez pas à préparer votre défense.

 15 Car, moi, je vous donnerai un langage et une sagesse que ne pourra contrarier ni contredire aucun de ceux qui seront contre vous.

 16 Vous serez livrés même par vos pères et mères, par vos frères, vos parents et vos amis, et ils feront condamner à mort plusieurs d'entre vous.

 17 Vous serez haïs de tous à cause de mon nom;

 18 mais pas un cheveu de votre tête ne sera perdu.

 19 C'est par votre persévérance que vous gagnerez vos vies.

Prédication

            Il ne restera pas pierre sur pierre, prophétise Jésus. Et nous pouvons entrer dans ce texte avec la connaissance de la réalisation de cette prophétie, puisque nous savons qu’en l’an 70, les légions romaines, emmenées par Titus, fils de Vespasien, détruisirent le second Temple. Nous pouvons donc nous émerveiller de ce que Jésus est prophète, et affirmer que puisque cette prophétie s’est réalisée, les autres prophéties bibliques se réaliseront aussi.

            Nous pouvons aussi entrer dans ce texte avec une tout autre connaissance. Lorsque Luc écrit son évangile, et qu’il met dans la bouche de Jésus cette prophétie, la destruction du second Temple a déjà eu lieu. Cette remarque introduit un doute sur la performance prophétique de Jésus, un doute peut-être bien blasphématoire.

            Cela nous fait deux approches qui sont très peu compatibles, et qui pourraient conduire à une discussion un peu stérile. Une discussion qui contesterait, ou qui défendrait, une image fixe de Jésus, et une image fixe de la Bible.

Mieux vaut s’intéresser à la situation fondamentale qui est celle du lecteur. Pour le lecteur qui est devant ce texte, il y a là un homme, Jésus, qui prophétise sur ce qui, pour le lecteur, est déjà arrivé. Alors le texte ne se trompe pas sur la destruction du second Temple, tout comme l’on ne se trompe jamais sur la météo de la veille. Le texte ne se trompe pas non plus sur les autres signes avant-coureurs de la fin des temps, et le lecteur le sait bien. Il y a même 80 générations de lecteurs, depuis que ce texte existe, qui ont su que le second Temple était détruit et qui ont su aussi, à voir les signes, que la fin des temps était proche.

Si ce texte n’avait rien que cela à nous dire, il ne serait plus lu, et depuis longtemps.

            Lisons donc seulement, sans nous préparer à attaquer ou à défendre telle image de Jésus, ou telle image de la Bible…

 

Lorsque Jésus prophétise sur la destruction du second Temple, ceux qui l’écoutent lui demandent des précisions. Or, en fait de précisions, Jésus ne rajoute que des éléments imprécis, graves certes mais surtout récurrents dans la suite de l’histoire humaine. Chaque catastrophe qui arrive apporte avec elle son lot d’angoisse, et chaque nouvelle angoisse suscite de nouveaux prédicateurs qui se disent capable d’en délivrer les gens. C’est vrai en religion comme en politique, même dans les pays de stricte séparation de l’Eglise et de l’Etat. Il en vient toujours qui sont à dire que c’est la faute d’untel, qu’ils répareront eux-mêmes toutes choses si on les suit, si on fait ce qu’ils disent.

            Pourtant, en lisant attentivement notre texte, nous ne voyons pas, mais alors pas du tout, Jésus enseigner ainsi. La question de « la faute à qui… » ne le préoccupe pas, ne le préoccupe jamais. Et lorsqu’il évoque une possible fin des temps, ça n’est jamais pour dire « Moi moi moi… ». Lorsqu’on lui demande des précisions sur une catastrophe, Jésus ajoute d’autres éléments catastrophiques, et il ajoute surtout « mais ça ne sera pas la fin ».

             Jésus ne dit évidemment pas cela pour annoncer que le pire est encore à venir. On ne prêche pas à celui qui est éprouvé que ça aurait pu être pire. Lorsque Jésus énonce que « ça ne sera pas la fin », ça n’est pas une catastrophe qu’il annonce, ni la catastrophe suivante, ni la catastrophe finale. Lorsque Jésus parle ainsi, c’est Luc qui pose aux survivants d’une catastrophe la question « et maintenant ? » Ainsi donc, maintenant que le second Temple est détruit, maintenant que le lieu de la présence de Dieu a été ravagé, maintenant que Dieu lui-même a laissé faire ça, maintenant que tu es devant les ruines de ce que tu avais de plus précieux, de ce qui était ton espérance et ta vie,  maintenant que, pourtant, tu n’es pas mort, que vas-tu faire ?

L’on raconte ainsi que Rabbi Akiba a ri devant les ruines du second Temple ; devant d’autres rabbis médusés, il a ri du rire de l’espérance, s’est expliqué sur son rire, et a consolé ses amis (Talmud de Babylon, Makot, 24 B). Rabbi Akiba avait 20 ans au moment de la destruction du Temple. Après cela, lui et ses amis ont inventé une nouvelle forme d’expression de la foi, non pas bâtie sur la fidélité aux fragiles pierres du Temple ni au saint rituel, mais bâtie plutôt sur la patiente lecture et l’humble interprétation d’un texte qu’on pouvait apprendre par cœur s’il le fallait, et surtout qu’on pouvait emporter partout avec soi. Dans le sens, le salut était bel et bien dans les Écritures, lues, méditées et mises en œuvre.

           

Et maintenant, que vas-tu faire ? Luc pose cette question à tous ceux de ses lecteurs qui ont à répondre, en quelques circonstances que ce soit, à la question « et maintenant ? » Pour les premiers lecteurs de Luc, pour ceux qui se sont les premiers réclamés de la foi au Christ, les temps ont pu être terriblement durs ; ces premiers croyants vivaient dans un monde qui était d’une dureté et d’une brutalité que nous n’imaginons pas. Nous ne sommes pas de ces premiers lecteurs, mais il y a, aujourd’hui encore, des croyants que leur foi met en grand danger (ACAT).

Pour nous, nous croyons et professons librement, mais il nous faut pourtant parfois, sur les ruines de nos vies, répondre à la question « et maintenant ? »

Entreprendre ? Mais comment alors entreprendre, puisque, la catastrophe étant advenue, il est apparu que tout ce qu’on avait construit le fut manifestement en pure perte ? Que reste-t-il alors ? Le texte que nous lisons ne laisse presque rien subsister, sauf ceci : « Pas un cheveu de votre tête ne sera perdu. » C’est une promesse dérisoire et néanmoins considérable. Et remarquons bien tous ensemble que cet énoncé ultime de l’espérance ne mentionne même pas le nom de Dieu. Cet énoncé rend tout à l’être humain qui a tout perdu, mais pas tout à fait tout. Cet énoncé fait ultimement confiance à l’être humain : il te reste ta vie. Et il reste aussi cette persévérance de la vie, cette persévérance dans la vie qui sera pour celui qui est éprouvé le point de départ de son relèvement.

 

            La catastrophe n’est pas encore là et nous ne prions pas pour qu’elle arrive. Lorsqu’elle arrivera, peut-être alors apprendra-t-on qui est qui, mais là n’est pas la question. Il y en a qui, au moment de la catastrophe, prennent la fuite, sauvent leur peau et qui, plus tard, deviennent les premiers prédicateurs de l’Évangile (un certain Paul…).

Se peut-il que nous soyons prêts à faire face au pire ? Ce que Jésus dit dans le texte que nous méditons maintenant, suggère bien que non. Nul n’est prêt à l’adversité radicale ; ça ne serait plus l’adversité radicale. L’on ne peut pas se préparer à répondre d’une situation qu’on n’a jamais pu envisager. Pourtant au moment où nous lisons notre texte, la question de la foi peut-être posée là, non pas dans l’angoisse de perdre, mais dans une double reconnaissance. La reconnaissance de ce qui est donné maintenant, un temple, une vie, une ville, l’amitié et l’amour des vivants… tout cela qu’on ne méritait pas et qui peut bien n’être que provisoire. Reconnaissance première et essentielle. Et voici la reconnaissance seconde, non moins essentielle, que nous pouvons goûter dès maintenant, et qui sera pleinement donnée à celles et ceux qui auront à faire face à ce pour quoi il était impossible qu’ils soient préparés : « aucun cheveu de votre tête ne sera perdu ».

Cette reconnaissance, elle est nôtre dès maintenant. Pour le reste, le Seigneur pourvoira. Amen