samedi 13 décembre 2025

C'est bien lui qui doit venir (Matthieu 11,2-6 et 20-30) Il le doit toujours.

 

Matthieu 11

2 Or Jean, dans sa prison, avait entendu parler des œuvres du Christ. Il lui envoya demander par ses disciples:

 3 «Es-tu ‹Celui qui vient› ou attendons-nous quelqu’un d’autre?»

 4 Jésus leur répondit: «Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez:

 5 les aveugles retrouvent la vue et les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres;

 6 et heureux celui qui n’aura pas été piégé à cause de  moi!»

(…)

20 Et alors il se mit à fulminer contre les villes où avaient eu lieu la plupart de ses miracles, parce qu'elles cne s'étaient pas converties.

 21 «Malheureuse es-tu, Chorazin! Malheureuse es-tu, Bethsaïda! Car si les miracles qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr et à Sidon, il y a longtemps que, sous le sac et la cendre, elles se seraient converties.

 22 Oui, je vous le déclare, au jour du jugement, Tyr et Sidon seront traitées avec moins de rigueur que vous.

 23 Et toi, Capharnaüm, seras-tu élevée jusqu'au ciel? Tu descendras jusqu'au séjour des morts! Car si les miracles qui ont eu lieu chez toi avaient eu lieu à Sodome, elle subsisterait encore aujourd'hui.

 24 Aussi bien, je vous le déclare, au jour du jugement, le pays de Sodome sera traité avec moins de rigueur que toi.»

 25 Et à cet instant, Jésus reprit : «Je confesse, Père, Seigneur du ciel et de la terre, (que tu as) caché cela aux sages et aux intelligents et (que tu l’as) dévoilé aux très petits enfants.

 26 Oui, Père, c'est ainsi que tu en as disposé dans ta bienveillance.

 27 Tout m'a été remis par mon Père. Nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils, et celui à qui le Fils le dévoilera :

 28 «Venez auprès de moi, vous tous qui peinez, surchargés par le fardeau, et moi je vous donnerai le repos.

29 Prenez sur vous mon joug et apprenez de moi que je suis serein, et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes.

 30 Oui, mon joug est bienfaisant et mon fardeau léger.»

Prédication :

            Ainsi donc, pour ne relire maintenant qu’un seul verset, le 25ème, cela fut caché aux intelligents et aux sages et dévoilé aux très petits enfants. Qu’est-ce que cela ? Cela ne peut être que dévoilé, affirme Jésus, et si l’on cherche à en donner une formulation qui soit accessible aux intelligents et aux sages, ce n’est plus de cela que nous parlons. Tout au plus peut-on espérer rendre compte du mouvement de ce dévoilement, repérer un chemin qui, peut-être, sera praticable.

 

            Demandons-nous d’abord si le monde est partagé entre les intelligents et les sages d’un côté, et les très petits enfants, de l’autre ? Supposons-le un instant. Nous sommes tous ici en possession de moyens intellectuels et sans doute aussi d’un certain nombre d’éléments de sagesse. Devons-nous abdiquer et régresser pour nous approcher de Jésus, pour nous approcher de Dieu, et en revenir à cet état ancien, qui nous vit dans tout la belle pureté du premier âge nous consacrer exclusivement – ou presque – à notre alimentation et à notre sommeil ? Prêcher ceci reviendrait à récuser l’intelligence et la sagesse ; une prédication qui récuse l’intelligence et la sagesse est étrangère à l’Evangile. L’Evangile certes interroge radicalement certains visages, certains mésusages de l’intelligence et de la sagesse. Mais l’humanité n’a pas besoin, n’a jamais eu besoin de hordes d’adeptes décérébrés. L’humanité n’a pas besoin  non plus de gourous tordus. Nous avons supposé un instant que le monde pourrait être partagé entre les intelligents et les sages et les très petits enfants. Nous écartons cette supposition…

            Nous écartons aussi cette supposition parce que le texte lui-même ne permet pas de la maintenir. Dans la bouche de Jésus il n’y a pas un principe intangible, mais une exclamation, comme il est écrit : « Et à cet instant, Jésus reprit : … » L’on pourrait même oser traduire par « Et à cet instant, Jésus se reprit… », tout comme l’on dit parfois à une personne qui s’emporte, ou déraille, ou s’égare : « Mais enfin, reprends-toi ! »

 

            Jésus donc se reprit. S’était-il égaré ? Un moment d’égarement pourrait-il arriver à Sa Divine Personne ? Audace, blasphème peut-être… Pourtant, chers amis, nous allons poursuivre cette piste, celle d’un moment d’égarement de Jésus. Voyez-vous la doctrine ne doit jamais précéder la lecture. Et le texte biblique est là juge de nos passions. Lisons, lisons les versets qui précèdent celui par lequel nous avons commencé cette méditation, et demandons-nous sérieusement ce qui s’y joue.

 

            Jean le Baptiste, d’abord, envoie demander ceci à Jésus : «Es-tu ‹Celui qui vient› ou attendons-nous quelqu’un d’autre?» Jean est emprisonné et ne lui parviennent sans doute que des rumeurs. Ceux de ses propres disciples qu’il envoie vers Jésus sauront bien le rassurer. Mais nous devons interroger la question de Jean le Baptiste. Lui qui a prophétisé une venue s’enquiert de la réalisation de sa propre prophétie, à la lettre. Jean le Baptiste veut savoir, oui, ou non, si  Jésus est bien ce sauveur qu’on attend. Alors, bien entendu, on excusera Jean le Baptiste à cause de sa réclusion ; mais on va surtout se demander sérieusement si la satisfaction d’un prophète tient à la réalisation littérale de ses prophéties. La question que pose Jean le Baptiste ressemble fort à ce genre de question que se posent ceux qui, ayant donné longtemps le meilleur d’eux-mêmes au service de l’Evangile, se demandent soudain si, par malheur, ils n’auraient pas œuvré pour rien et qui espèrent un réconfort, ou une sorte de récompense...

            Oui, ou non, es-tu celui dont j’ai annoncé la venue ? Jésus ne tombe pas dans le piège du oui ou du non. Il ne répond pas « Oui je  suis celui que tout le monde attend ! », mais il répond sur les actes et sur la prédication. Il répond sur un engagement qui certes est le sien propre mais qui pourrait, qui peut toujours, être l’engagement d’autres que lui. Notre engagement !

Jésus est celui qui vient, telle est sans aucun doute la leçon de l’évangile de Matthieu. Mais tant qu’il y aura des aveugles, des boiteux, des lépreux, de sourds, des morts et des pauvres, Jésus est celui qui vient et qui doit venir, et les œuvres du Christ demeurent toujours à accomplir. Les œuvres du Christ auront à être accomplies dans le monde par les humains, tant que monde durera.

 

            Mais d’ici-là, retenons de Jean le Baptiste qu’il cherche, dans une correspondance des prophéties et des faits, à vérifier la pertinence de son propre ministère. Prophétiser n’est pas nécessairement prédire, mais certains dérapent parfois. Or, la quête, voire l’exigence d’une correspondance littérale entre les prédictions et les faits est l’un des visages possibles de l’intelligence, et pas le plus beau. S’agissant de la sagesse, qui produit des énoncés probables à partir de l’observation, on pourra dire aussi que l’exigence d’une correspondance littérale entre les énoncés et les faits est l’un des visages possibles de la sagesse, pas le plus beau non plus. Jean le Baptiste se comporterait-il momentanément comme l’un de ces intelligents et sages qui énoncent, qui prédisent, puis qui exigent ?

           

Ainsi, Jésus se montre lucide, et sans concession, sur ce qu’il en est de la question de Jean le Baptiste. Mais lucide il l’est beaucoup moins s’agissant de lui-même. Quelques versets plus loin, vous trouvez dans la bouche de Jésus des propos terribles. Il s’en prend à tous ses contemporains, collectivement. Il s’en prend à des villes entières, collectivement. Et là où Abraham défendit toute une ville pécheresse devant Dieu pour la raison que quelques justes s’y trouvaient peut-être, Jésus condamnerait des villes entières au motif que quelques pécheurs y auraient subsisté ? Dans ces villes Jésus a enseigné, il y a accompli des miracles, oui. Et alors ? En quoi cela oblige-t-il les habitants de ces villes ? La prédication de l’Evangile oblige-t-elle en quoi que ce soit celui qui l’entend ? Le prédicateur, le témoin de l’Evangile, le Christ lui-même, peuvent-il exiger de ceux auxquels ils s’adressent qu’ils approuvent en adhérant massivement ?

 

Et puis soudain, ça passe. Et à cet instant, soudainement, Jésus reprit : «Je confesse, Père, Seigneur du ciel et de la terre, (que tu as) caché cela aux sages et aux intelligents et (que tu l’as) dévoilé aux très petits enfants. » Jésus reprend et se reprend. Il confesse d’un coup sa foi en Dieu, Seigneur du ciel et de la terre : si ce qu’il entreprend doit avoir une suite, cela appartient à Dieu. Il confesse en quelque manière son égarement, son inutile ambition, ses exigences envers ses contemporains, et il s’en détourne. Il se reprend en tant qu’homme, et se redonne en tant qu’homme et en tant que Christ. 

Intense soulagement, dévoilement, pour lui, et pour nous. La foi en Dieu seul, et l’insouci de soi dont il fait montre à cet instant fondent pour nous toute libre adhésion possible, et c’est ainsi que le joug est doux et le fardeau léger.

            L’engagement le plus profond est là, et avec lui une certaine forme d’insouciance de soi qui est la marque de la grâce. Puisse cela nous arriver. Amen