samedi 21 septembre 2024

Traversées (Marc 9,30-37)



Marc 9,30-37 

30 Ils partirent de là, et traversèrent la Galilée. Jésus ne voulait pas qu'on le sache.

 31 Car il enseignait ses disciples, et il leur dit: Le Fils de l'homme sera livré entre les mains des hommes; ils le feront mourir, et, trois jours après qu'il aura été mis à mort, il ressuscitera.

 32 Mais les disciples ne comprenaient pas cette parole, et ils craignaient de l'interroger.

 33 Ils arrivèrent à Capernaüm. Lorsqu'il fut dans la maison, Jésus leur demanda: De quoi discutiez-vous en chemin?

 34 Mais ils gardèrent le silence, car en chemin ils avaient discuté entre eux pour savoir qui était le plus grand.

 35 Alors il s'assit, appela les douze, et leur dit: Si quelqu'un veut être le premier, il sera le dernier de tous et le serviteur de tous.

 36 Et il prit un petit enfant, le plaça au milieu d'eux, et l'ayant pris dans ses bras, il leur dit:

 37 Quiconque reçoit en mon nom un de ces petits enfants me reçoit moi-même; et quiconque me reçoit, reçoit non pas moi, mais celui qui m'a envoyé

de part et d’autre

de part et d’autre de ce récit, il y a de l’impossible...

d’une part, une sorte de démon qu’il semble impossible de chasser autrement que par la prière...

d’autre part, un homme qui semble ne pas être du clan des disciples de Jésus et qui ose pourtant chasser les démons au nom de Jésus...

 

d’une part, un démon qui jette enfant - sourd et muet - dans le feu...

d’autre part, un homme est réduit au silence au motif qu’il n’appartient pas à la bonne école...

 

d’une part, cette sorte d’excès de parole d’un père - et des disciples de Jésus -  qui condamne son enfant au silence...

d’autre part, l’excès de parole des disciples du Jésus - encore eux - qui condamne un homme au silence...

 

de ces deux épisodes qui encadrent la petite séquence que nous lisons, on peut trouver un point commun, celui d’une prééminence de la réponse sur la question, de l’affirmation sur l’interrogation...

lorsque les hommes parlent, c’est pour empêcher leur vis à vis de parler...

ainsi en est-on réduit, toujours, aux images qu’on a de nous, ou, pour le dire autrement, à un symptôme...

 

toutes ces observations sont des préliminaires, auxquels il faut ajouter que, dans l’évangile de Marc, le Jésus ne cesse de commander qu’on garde le silence et qu’on soit discret, il ne cesse d’expliquer qu’il faut marcher plutôt que causer, et, au contraire, tous ceux qui le côtoient ne cesse de faire de la pub pour lui, ou, peut-être bien, de faire de la pub pour eux-mêmes...

petite herméneutique du silence

qu’en est-il de notre petite séquence de ce soir ?

deux temps :

Jésus annonce sa mort et sa résurrection...

Jésus parle des enfants...

deux temps, avec un point commun : le silence... deux silences insoutenables, dont un, en particulier, accompagné de peur...

 

Jésus, donc, parle de sa mort et de sa résurrection, et les autres « avaient peur de l’interroger »... et c’est exactement le même mot, le mot peur, qui est employé lorsque les femmes, venues au tombeau, le trouveront vide et s’enfuiront ;

« peur d’interroger »... on croit rêver... peur d’interroger, ça fait un peu peur du gendarme, le chauffeur, le chauffard qui sait toujours bien comme il conduit, et qui arrive vers le monsieur au képi avec le plus beau sourire du monde, tout prêt à dire, j’ai rien fait Monsieur l’Agent... ou, encore, nos enfants, d’autant plus inquiétants qu’ils s’adressent parfois à nous avec des gentillesses suspectes...

« peur d’interroger », cette peur est la trace, toujours, d’une réponse, d’une vérité déjà là et qu’on se refuse à reconnaître, ou à formuler...

mais quelle peut bien être cette réponse avec laquelle on triche ?

 

dans notre petite affaire, nous pouvons penser que nous connaissons cette vérité : mort et résurrection de Jésus... elle fait partie, si l’on peut dire, de ce qu’on a en stock au fond du magasin

mais pensez à l’effet qu’a pu avoir cette annonce... dans l’euphorie langagière, dans le fait de se réjouir d’être le disciple d’un si grand maître, dans la jouissance d’être à côté du puissant...

l’annonce de la mort et de la résurrection perfore le discours, de part en part...

alors, on se tait... et ce silence a une figure de déni... on est atterré par une espèce de révélation inconsciente de ce qu’on est, révélation que précieusement on laisse perdre, qu’on laisse couler dans l’océan des belles paroles

est-on jugé pour ça par le Jésus ?

non, parce qu’il est trop fin connaisseur de la condition humaine pour s’offusquer de ça... il sait, il sait bien, et c’est pour ça qu’il se tait, en chemin, que c’est en chemin que les choses se passent, et que la révélation à l’homme de sa propre condition, de sa propre vérité, n’advient que lorsqu’elle advient, et que nul, fut-il fils de Dieu, ne peut pour cela se substituer à un autre...

parler de mort et de résurrection n’a de sens que lorsqu’il s’agit de la disparition de la personne dont j’aime qu’elle m’aime, et de cette traversée de la souffrance, infiniment longue, qui me ramènera à une autre vie... tout le reste du temps, il ne peut s’agir que d’un baratin

la vie ou le baratin, le silence ou le bavardage, voici quelle est l’équation de ce premier moment... un moment bien insuffisant...

 

ça semble pourtant simple, littérairement simple, qu’il ne s’agit pas tant de parler que de donner la parole : l’enfant du miracle qui précède nos fragments, tout le monde parle de lui, personne ne lui parle, tout le monde est au spectacle, personne ne prie, tout le monde a quelque chose à dire, personne n’est en lui-même assez silencieux pour entendre cette espèce de détresse qui se nourrit de la détresse qu’elle provoque... chacun croit qu’il sait, ou croit qu’il croit, mais personne ne va jusqu'à crier de toute la force de sa foi qu’il croit peu, ou qu’il ne croit pas... premier cri qui est le premier point d’appui sur lequel construire une relation conduisant à mieux vivre...

peut-être faut-il être le père d’un enfant malade... et rencontrer le bon thérapeute...

peut-être faut-il que meure le meilleur de nos maîtres pour qu’on cesse de jouer au grand...

en attendant, le récit, et la vie, se poursuivent... il n’y a pas de temps perdu...

 

du naturel

on continue la route... et puisqu’on craint d’interroger ce maître qui vous a déjà dit tout ce que vous ne voulez pas entendre, on va se livrer à ses petits penchants...

lequel est le plus grand ?

et, si je puis me permettre en ces lieux, un allusion aux conversations des messieurs entre eux, cette discussion évangélique est une variante de lequel a la plus grande... ( je ne sais pas de quoi parlent les femmes entre elles) ou, encore, pour revenir à nos comportements routiers, lequel est le plus malin, lequel roule le plus vite et évitant le mieux les gendarmes... il y a là dessous une espèce de roublardise, de surenchère du baratin, qui ne vise qu’à réduire l’autre au silence : celui que j’ai contraint à se taire est toujours forcément de mon avis...

et quand il est de mon avis, il n’a plus qu’à me servir, ou moi à me servir de lui...

 

une fois encore, ceux que le Jésus interroge ainsi seront forcés de se taire... c’est que la préoccupation de savoir qui est le plus grand est une préoccupation minuscule, et terriblement envahissante : elle fait peut-être sentir la route courte, mais elle est une querelle qui empêche de jouir du paysage qu’on traverse... elle est toute centrée sur soi, et ne s’ouvre ni vers l’autre, ni vers le ciel... elle ramène le question de la grandeur au niveau de l’ombilic, au lieu de la laisser se déployer... dans le silence...

et une fois encore, ça n’est pas une condamnation, mais une manifestation ordinaire d’un naturel ordinaire... lequel, à être en chemin, chemine, et revient au galop...

s’asseoir !

il n’est alors pas question une seule seconde de laisser nier ce qu’on est... on n’aurait plus en face de nous un bon maître... ce serait un mauvais gourou...

il n’est pas non plus question de souhaiter être précipité dans un malheur qui serait salutaire... on a trop peiné à sortir du Moyen âge, puis du 19ième siècle...

 

il est seulement question, comme le suggère notre texte, de s’asseoir : « Jésus s’assit et il appela les douze... »

il se peut bien que la course infernale qu’on croit mener derrière un bon lièvre ne soit qu’un processus de crétinisation...

on s’arrête, on s’arrête de changer d’angle de fuite...

on se demande qui l’on sert : le tiroir caisse ou la parole de l’autre ? on se demande quel accueil on réserve à l’enfant qui est au milieu de nous, la gifle ou le baiser, la caresse ou l’enlacement constricteur, l’explication rationnelle ou la main tendue...

on se demande quelle place on laisse en nous à l’enfant, en nous, en moi : le silence, l’interrogation, ou bien cette obligation détestable et inscrite on ne sait où d’être grand, toujours plus grand, toujours plus vite, et toujours plus fort... gagner la course, la gloire et les ‘pèpètes’, le droit de s’exprimer à la télé, de construire son pathos en système de pensée et son caprice en morale... exiger qu’on vous accueille...

 

Jésus est à cet instant celui qui s’assied...

et à cet enfant qui passe, qui n’y est pour rien, qui n’a pas choisi de naître en Palestine il y a deux mille ans, pas plus que vous au 20ième siècle, il fait l’improbable cadeau qu’on peut faire à un enfant, lui donner une place, une place qui n’existe que si on travaille en soi à son creusement...

en cessant, lentement, de parler pour parler, de parler pour que semble moins longue la route, de parler pour que soit moins lourde la présence d’autrui, de parler pour occuper l’espace...

en se souvenant, lentement, que la parole, un jour, un peu, nous fut tout simplement donnée, tout simplement rendue...