samedi 9 janvier 2021

L'évangile, Jean Baptiste, la discontinuité (Marc 1,1-15)

Marc 1 : 1 Commencement de l'Évangile de Jésus Christ Fils de Dieu:

2 Ainsi qu'il est écrit dans le livre du prophète Esaïe, Voici, j'envoie mon messager en avant de toi, pour préparer ton chemin. 3 Une voix crie dans le désert: Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers.

4 Jean le Baptiste parut dans le désert, proclamant un baptême de conversion en vue du pardon des péchés. 5 Tout le pays de Judée et tous les habitants de Jérusalem se rendaient auprès de lui; ils se faisaient baptiser par lui dans le Jourdain en confessant leurs péchés. 6 Jean était vêtu de poil de chameau avec une ceinture de cuir autour des reins; il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. 7 Il proclamait: «Celui qui est plus fort que moi vient après moi, et je ne suis pas digne, en me courbant, de délier la lanière de ses sandales. 8 Moi, je vous ai baptisés d'eau, mais lui vous baptisera d'Esprit Saint.»

 9 Or, en ces jours-là, Jésus vint de Nazareth en Galilée et se fit baptiser par Jean dans le Jourdain. 10 À l'instant où il remontait de l'eau, il vit les cieux se déchirer et l'Esprit, comme une colombe, descendre sur lui. 11 Et des cieux vint une voix: «Tu es mon Fils bien-aimé, il m'a plu de te choisir.» 12 Aussitôt l'Esprit pousse Jésus au désert. 13 Durant quarante jours, au désert, il fut tenté par Satan. Il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient.

14 Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée. Il proclamait l'Évangile de Dieu et disait :15 «Le temps est accompli, et le Règne de Dieu s'est approché: convertissez-vous et croyez à l'Évangile.»

Prédication

Pour toute ma vie je me rappellerai l’ordre des gares entre Charleville-Mézières et Paris, trajet du premier train que je pris tout seul – je devais avoir 8 ans – sans discontinuité – c'est-à-dire sans changement ni correspondance – le voyage durait trois heures 30. C’était un train direct, sur une ligne directe.

Une ligne directe est une ligne jalonnée par un ensemble de gares qui sont de même nature… On ne pense jamais à ces choses-là, à la nature d’une gare, à ce à quoi une gare tient sa nature de gare…

Dans notre recueil de cantiques, Alléluia, la référence 32/31 porte le titre "Écoutez ! Un saint cantique". C’est un chant de Noël dont la première strophe finit ainsi : « La Loi conduit à la grâce, Et Moïse à Jésus Christ. »

Y a-t-il une ligne directe, et des trains directs, pour aller de la Loi à la grâce, et aussi pour aller de Moïse à Jésus Christ ? Pour qu’il y ait des lignes directes, il faudrait que la Loi soit de même nature que la grâce, et que Moïse soit de même nature que Jésus Christ. Et nous pressentons que ça n’est pas le cas, il doit y avoir quelque chose de discontinu.

Mais alors, comment peut-on parler de la grâce, si l’on a toujours parlé de la Loi ? Et comment peut-on parler de Jésus Christ, si l’on a toujours parlé de Moïse et des prophètes ?

 

Avec ces questions simples, nous sommes projetés au cœur du problème posé par les versets que nous venons de lire dans l’évangile de Marc. Et ce problème est : comment peut-on parler de Jésus Christ ?

En fait, ce doit être LE problème posé par l’évangile de Marc, dans toute sa totalité, du 1er au 16ème chapitre. Un problème vraiment difficile.

C’est un problème tellement difficile, celui de devoir parler de quelque chose de tellement inédit, que Marc a inventé un genre littéraire nouveau pour parler d’un homme – de cet homme-là, Jésus, de son message, et de la transmission de son message. Ce genre littéraire porte le même nom que le message qu’il véhicule, et ce nom c’est évangile.

Plus encore qu’un problème, la rédaction d’un évangile est un défi : peut-on parler de quelque chose d’inouï, de sorte que cela soit compréhensible, et que cela ne cesse pas pour autant d’être inouï ? L’auteur de l’évangile de Marc a relevé le défi. 

Nous nous intéressons à quelques versets de ce défi, ceux dans lesquels Jean le Baptiste parle de Jésus. Sous nos yeux, dans nos oreilles, Jésus, et Jean Baptiste, Jean Baptiste avant Jésus, ce que Jean Baptiste annonce, et comment il parle de Jésus…

CONTINUITE

Parlons d’abord de continuité. Jean le Baptiste est vêtu comme un prophète, vit comme un prophète et prêche d’abord comme un prophète : l’urgence des temps à venir appelle une conversion et un pardon des péchés, un baptême est le moyen de ce pardon. Il n’y a rien d’original à cette étape, l’on est juste en régime de continuité. Mais c’est le discontinu qui nous intéresse.

DISCONTINUITES

            Là où les autres prophètes ou prédicateurs annonceraient le jugement de Dieu puis s’arrêteraient, Jean le Baptiste continue. Il parle d’un autre homme, et de cet autre homme il dit quatre choses que nous allons tâcher de comprendre comme des discontinuités :

  1. De celui qui vient, Jean le Baptiste dit : Il est plus fort que moi

Si l’on pensait ici en termes de continuité, cela signifierait par exemple que Jésus est plus fort comme orateur, et plus fort aussi comme faiseur de miracles. Il y a, dans notre patrimoine biblique, des textes qui rapportent des concours de miracles entre prophètes. Le prophète de Dieu, Élie, est plus fort que les prophètes de Baal, et nous savons comment ça finit… Ce genre de comparaison en plus fort que finit toujours par des assassinats.

Jésus est plus fort que Jean le Baptiste, soit, il est plus fort en prédication, en enseignements et en miracles, mais c’est d’une autre force qu’il s’agit, une force sans laquelle prédication, enseignements et miracles ne sont que compétitions stériles. Comment appellerons-nous cette force ? La force du serviteur ? La force de l’amour ? En laquelle il n’y a  nulle comparaison parce qu’en elle, tout est don.

  1. De celui qui vient, Jean le Baptiste dit : Il vient après moi

N’allons pas penser que Jean le Baptiste arrive à 18h45 et que Jésus n’arrive qu’à 20h. C’est peut-être effectivement une question de chronologie, mais pas d’une manière essentielle.

Jésus ne vient pas seulement après, il vient aussi comme dans le sillage du Baptiste. Cette image est encore trop marquée par la continuité. Imaginons que le Baptiste, par ses paroles et par son baptême, fait des sortes de trous dans le langage habituel, et dans les idées reçues… et Jésus peut ainsi venir par ces sortes de trous.

Faites droits ses sentiers, avons-nous lu aussi, mais ça n’est pas vraiment droits qu’il faut comprendre. Imaginez un chemin bien large et redressé, et un autre chemin, une piste à peine visible, perpendiculaire au grand chemin, avec une intersection à peine visible… Repérez ces petites intersections, car c’est de là qu’il peut venir ; mais ces intersections sont si peu repérables que vous serez toujours surpris qu’il vienne.

Alors, oui, il vient après, dans le sens où une sorte de quête et de défrichage préalables sont nécessaires, et il vient aussi toujours tout autrement qu’on l’imagine.

  1. De celui qui doit venir, Jean le Baptiste dit : Je ne suis pas digne, en me baissant, de délier la lanière de ses sandales.

Rituel d’accueil pour les voyageurs de ce temps-là, ôter les sandales du voyageur et lui laver les pieds. Ce n’était sans doute pas le maître de maison qui s’en chargeait. Une femme, ou un esclave… Entre un maître et un esclave, l’écart était réellement un écart de nature. Les notions de mérite, de volonté et de liberté ne concernaient absolument pas les esclaves.

Jean le Baptiste se voit, par rapport à celui qui doit venir, comme moins encore qu’un esclave, il se voit comme esclave d’un esclave.

En même temps, si nous voyons Jean le Baptiste comme un homme, humain comme nous le sommes, alors celui qui doit venir est plus qu’un maître, plus que le maître d’un maître ; celui qui doit venir est un maître dont la qualité ne se remarque pas à la condescendance avec laquelle il s’adresserait à ses contemporains, il est maître de l’enseignement et des actes de puissance, mais sa qualité est essentiellement d’être maître de la bonté.

  1. De celui qui doit venir – de celui qui vient – Jean le Baptiste dit à ses auditeurs qu’il les baptisera d’Esprit Saint.

Du baptême de Jean le Baptiste, nous pouvons dire qu’il s’accompagnait d’un engagement à ne plus pécher : appel à un amour du prochain tel qu’expliqué dans les cinq premiers livres de la Bible, un amour du prochain plutôt ethnique, et orienté dans une perspective égalitaire, et dans une perspective de justice, surtout en matière de commerce. Et on est bien là dans la continuité.

Nous ne savons pas vraiment dire ce qu’est le baptême d’Esprit Saint, et nous ne voulons pas nous hâter vers Luc et les Actes pour y acquérir un certain savoir. Il est plus intéressant ici, avec Marc, d’imaginer une sorte de première communauté ethnique plus ou moins incapable de s’ouvrir à des femmes, à des esclaves et à des païens. Nous imaginons la résistance à cette ouverture, résistance très forte parce qu’elle concerne des êtres de nature différente.

Et nous imaginons un autre baptême, que seul donnerait celui qui vient, un baptême qui serait suffisamment puissant et profond pour que  ces gens deviennent égaux, deviennent frères…

Ce baptême, affirment Jean le Baptiste, et Marc l’auteur de l’évangile, seul le donnera celui qui vient, seul le donne celui qui vient. Et nous pouvons penser que c’est en vivant comme il a vécu, et en invitant à vivre comme il a vécu que Jésus indique le sens de ce baptême.

Le baptême du Saint Esprit est toujours présenté par Jésus, proposé par Jésus et à recevoir de Jésus.


            Pour parler d’une rupture, d’une discontinuité, nous avons toujours besoin du langage de la continuité. Et nous n’y pouvons rien. Ainsi en va-t-il du langage, ainsi en va-t-il de la vie, il n’existe pas d’écriture structurée de la discontinuité.

En va-t-il ainsi de la foi ? Nous pourrions méditer sur chacun des moyens que nous avons pour dire notre foi. La liturgie, la prédication, l’étude, l’engagement fraternel… Tout cela contribue-t-il à la compréhension, à la réception et à la  manifestation de l’Évangile ?

Même si la réponse pressentie est volontiers positive, nous ne pouvons pas être trop certains, ni trop sûrs de nous-mêmes.

Car l’évangile dont nous vivons, et que nous prêchons, est toujours l’aiguillon qui nous éprouve et nous stimule, et tout en même temps il est la parole qui nous comble. Amen