samedi 31 octobre 2020

Sur l'usage de la toute puissance, invectives et béatitudes (Matthieu 23:1-24 et Matthieu 5:1-9)

            Depuis la fin du mois de septembre, dimanche après dimanche, nous avons rendez-vous avec Jésus de Nazareth dans les parvis du Temple de Jérusalem, où nous nous sommes tenus à son écoute. Nous avons vu comment il a pris la parole d’abord simplement pour enseigner, puis pour répondre à ses contradicteurs. Et nous savons où il en est arrivé : « à partir de ce jour-là, plus personne n’osa l’interroger. » (Matthieu 22:46).

            Jésus donc n’a plus de contradicteurs. C’est une situation bien particulière que celle-ci. Cette situation me rappelle une question qui m’avait été posée par l’un de mes fils, il y a au moins vingt ans de cela : « A ta connaissance, est-il arrivé que des religieux se trouvent disposer de tous les pouvoirs sans abuser de ces pouvoirs ? » C’est sur les religieux et les religions qu’il m’avait interrogé, mais la question ne se limite pas au champ des religions, elle concerne aussi le champ politique, le champ de l’entreprise, ou encore celui du soin, et parfois aussi le champ familial. Si personne ne s’oppose à quelqu’un, que se passe-t-il ? Plus aucun contradicteur ne s’oppose à Jésus, que va-t-il se passer ?

Matthieu 23

1 Alors Jésus s'adressa aux foules et à ses disciples: 2 «Les scribes et les Pharisiens siègent dans la chaire de Moïse: 3 faites donc et observez tout ce qu'ils peuvent vous dire, mais ne vous réglez pas sur leurs actes, car ils disent et ne font pas. 4 Ils lient de pesants fardeaux et les mettent sur les épaules des hommes, alors qu'eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt. 8 Pour vous, ne vous faites pas appeler ‹Maître›, car vous n'avez qu'un seul Maître et vous êtes tous frères. 9 N'appelez personne sur la terre votre ‹Père›, car vous n'en avez qu'un seul, le Père céleste. 10 Ne vous faites pas non plus appeler ‹Docteurs›, car vous n'avez qu'un seul Docteur, le Christ. 11 Le plus grand parmi vous sera votre serviteur. 12 Quiconque s'élèvera sera abaissé, et quiconque s'abaissera sera élevé.

13 Malheureux êtes-vous, scribes et Pharisiens hypocrites, vous qui fermez devant les hommes l'entrée du Royaume des cieux! Vous-mêmes en effet n'y entrez pas, et vous ne laissez pas entrer ceux qui le voudraient!

15 Malheureux êtes-vous, scribes et Pharisiens hypocrites, vous qui parcourez mers et continents pour gagner un seul prosélyte, et, quand il l'est devenu, vous le rendez digne de la géhenne, deux fois plus que vous!

23 Malheureux êtes-vous, scribes et Pharisiens hypocrites, vous qui versez la dîme de la menthe, du fenouil et du cumin, alors que vous négligez ce qu'il y a de plus grave dans la Loi: la justice, la miséricorde et la fidélité; c'est ceci qu'il fallait faire, sans négliger cela.

24 Guides aveugles, qui arrêtez au filtre le moucheron et avalez le chameau! (...)

Prédication :

           A sept reprises, Jésus adresse à ses contradicteurs absents un « Malheureux êtes-vous… » et se répand en paroles amères et violentes. D’abord il invective, puis il menace. Le voici qui prononce des imprécations que les anciens prophètes n’auraient pas reniées. Par anciens prophètes nous pensons au royaume d’Israël, florissant sous le règne d’Achab, roi dont le contradicteur était le prophète Élie.

Si nous pensons à Élie, c’est qu’il fut un prophète qui ne se limitait pas à la parole. Jugez-en : « 9 Le roi envoya vers Élie un chef de cinquantaine avec ses cinquante hommes. Ce dernier monta vers lui. En effet, Élie était assis au sommet de la montagne. L'officier lui dit: "Homme de Dieu, le roi l'a dit: Descends!" 10 Mais Élie répondit au chef de cinquantaine : "Si je suis un homme de Dieu, que le feu descende du ciel et qu'il te dévore, toi et tes cinquante hommes! " Le feu descendit du ciel et le dévora, lui et ses cinquante hommes » (2Rois 1). Cet épisode est moins connu que le concours de prophétisme auquel Élie participa contre des prophètes de dieux étrangers et qui se finit ainsi : « 38 Le feu de l’Eternel tomba et dévora l'holocauste, le bois, les pierres, la poussière, et il absorba l'eau qui était dans le fossé. 39 À cette vue, tout le peuple se jeta face contre terre et dit: "C'est l’Eternel qui est Dieu ! C'est l’Eternel qui est Dieu !" 40 Élie leur dit : "Saisissez les prophètes du Baal ! Que pas un ne s'échappe !" Et on les saisit. Élie les fit descendre dans le ravin du Qishôn où il les égorgea » (1Rois 18:38-40).

Élie donc, est l’un de ces hommes de Dieu qui, faute peut-être d’avoir en face de lui des contradicteurs, pousse ses violents propos jusqu’aux actes les plus extrêmes, actes dans lesquels certaines vies humaines n’ont aucune valeur.

Une fois encore, est-ce fatal ? La puissance, pour le peu qu’on en a, est-elle toujours en quête de toute puissance ? La possession d’une forme de toute puissance conduit-elle toujours à de cruels débordements ?

Jésus n’ayant plus de contradicteurs ne va plus cesser de parler, pendant trois chapitres. Il va parler avec violence de la destruction de la ville et du Temple, il va parler avec violence aussi de la fin des temps… et ne fera plus autre chose que parler. Dans cette dernière partie de l’évangile, les actes de puissance et autres miracles sont tout à fait absents. Le Fils de l’homme va être livré pour être crucifié (Matthieu 26:2). Il renonce à la puissance d’en bas, « Rengaine ton épée ; car tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée » (Matthieu 26:52), et à la puissance d’en haut, « Penses-tu donc que je ne peux pas faire appel à mon Père, qui me fournirait sur-le-champ plus de douze légions d'anges ? (Matthieu 26:53). En Jésus Christ, donc, la toute puissance n’est pas synonyme de débordement. Nous l’affirmons.

Un maître plein de douceur

Nous voulons l’affirmer, même si nous avons conscience que, dans l’histoire du christianisme, il a pu arriver que les Églises, censément pourtant servantes et épouses du Christ, ont fait œuvre de violence plus que de miséricorde, ont fait œuvre d’obscurantisme plutôt que d’illumination… Cela a pu arriver, il est vrai, mais notre méditation des gestes et des paroles de notre Seigneur nous pousse à affirmer que l’outrance, la violence, la théocratie totalitaire, ne sont pas des fatalités.

 Comment cela se fera-t-il ? Que fera-t-on pour que cela n’arrive pas ? Nous méditons maintenant sur ce mot qui revient à six reprises dans le discours adressé aux Scribes et Pharisiens : le mot malheureux. « Malheureux êtes-vous, Scribes et Pharisiens, hypocrites… ». Cela sonne comme une malédiction, cela annonce un grand malheur qui va arriver aux Scribes et aux Pharisiens, et à eux seuls, une malédiction pour eux seuls. Mais pas seulement. Le mot employé ne permet pas d’isoler Scribes et Pharisiens du reste de la population. Nous pourrions dire : Hélas, Scribes et Pharisiens, hypocrites…

Le petit mot hélas associe dans la douleur, ceux qui agissent et ceux qui subissent. « 23 Hélas, scribes et Pharisiens hypocrites, vous versez la dîme de la menthe, du fenouil et du cumin, mais vous négligez ce qu'il y a de plus grave dans la Loi: la justice, la miséricorde et la fidélité (…) », et encore, « 13 Hélas, scribes et Pharisiens hypocrites, vous fermez devant les hommes l'entrée du Royaume des cieux ! Vous-mêmes en effet n'y entrez pas, mais vous ne laissez pas entrer ceux qui le voudraient ! » On comprend ici que Scribes et Pharisiens font des choix de vie, des choix religieux, que ces choix, rigoureux, apportent à la vie leur poids d’incertitude et de tourments. Qui doit porter le poids d’un choix de vie ? Si quelqu’un choisit de jeuner quatre jours par semaine, est-ce que tous doivent se priver de nourriture ? Et si quelqu’un choisit le radicalisme… Nous y voilà. Il était inévitable que nous arrivions à cette question, et à cette actualité. Hélas, certains payent de leur vie les choix que des religieux radicaux ont faits, alors que les choix de ces religieux radicaux ne les concernent absolument pas… un prédicateur énervé comme Jean le Baptiste n’a jamais contraint quiconque à vivre comme lui quasi tout nu dans le désert ni à manger des sauterelles ; et son baptême, Jean le Baptiste l’administrait gratuitement.

Un monde sans radicalisme est-il possible ? Lisons encore quelques versets de l’évangile de Matthieu.

 Matthieu 5

1 À la vue des foules, Jésus monta dans la montagne. Il s'assit, et ses disciples s'approchèrent de lui. 2 Et, prenant la parole, il leur enseigna ceci : 3 «Heureux les pauvres de cœur : le Royaume des cieux est à eux. 4 Heureux les doux : ils auront la terre en partage. 5 Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés. 6 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés. 7 Heureux les miséricordieux : il leur sera fait miséricorde. 8 Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu. 9 Heureux ceux qui font œuvre de paix: ils seront appelés fils de Dieu.

 Prédication  :

            Cette collection de bienheureux êtes vous nous rappelle l’autre collection, celle que nous avons explorée à l’instant, celle des malheur à vous.

            Autant la liste des malheurs à vous est ciblée, autant celle des bienheureux semble générale. Certains apparaissent passifs, d’autres actifs, certains peuvent être désignés juste par leur état d’esprit, d’autres juste par leurs engagements. Qu’ont-ils en commun, en plus d’être déclarés bienheureux, qui puisse faire contraste, voire s’opposer à malheur à vous ? L’idée que nous voulons partager est que ces Bienheureux ne rendent personne redevable de leur état ni de leurs engagements.

Nous ne pouvons pas imaginer que ces gens-là sont libres et épanouis, car certains pleurent, car certains sont des pauvres de cœur, mais ils n’appellent personne, et ils n’obligent personne. On peut passer à côté d’eux sans les voir ; si on les voit, on peut passer à côté d’eux sans se trouver forcé en quelque manière. Si l’on s’engage à la manière de certains d’entre eux, c’est un engagement qui ne réclamera ni reconnaissance ni rétribution.

Comment pourrions-nous qualifier un monde qui serait le monde des Bienheureux ? C’est un monde qui ne serait pas indemne du mal ni exempt de souffrance, mais il serait un monde de compassion, de don et de liberté.

Un tel monde est-il possible ? Notre Seigneur a vécu comme si ce monde était possible. Alors nous y croyons nous aussi. Que Dieu nous donne la force de réaliser un peu au moins ce en quoi nous croyons. Amen