33 «Écoutez une autre parabole. Il y avait un
propriétaire qui planta une vigne, l'entoura d'une clôture, y creusa un
pressoir et bâtit une tour; puis il la donna en fermage à des vignerons et
partit en voyage. 34 Quand le temps des fruits approcha, il envoya
ses serviteurs aux vignerons pour recevoir les fruits qui lui revenaient.
35 Mais les vignerons attrapèrent ces serviteurs;
l'un, ils le rouèrent de coups; un autre, ils le tuèrent; un autre, ils le
lapidèrent. 36 Il envoya encore d'autres serviteurs, plus nombreux
que les premiers; ils les traitèrent de même. 37 Finalement, il leur
envoya son fils, en se disant: ‹Ils respecteront mon fils.› 38 Mais
les vignerons, voyant le fils, se dirent entre eux: ‹C'est l'héritier. Allez!
Tuons-le ! Et à nous l'héritage !› 39 Ils l’attrapèrent,
le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. 40 Eh bien! lorsque
viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces vignerons-là?»
42 Jésus leur dit: «N'avez-vous jamais lu dans les
Écritures: La pierre qu'ont rejetée les bâtisseurs, c'est elle qui est devenue
la pierre angulaire; c'est là l'œuvre du Seigneur: Quelle merveille à nos yeux.
43 Aussi je vous le déclare: le Royaume de Dieu vous sera enlevé, et
il sera donné à un peuple qui en produira les fruits. 44 Celui qui
tombera sur cette pierre sera brisé, et celui sur qui elle tombera, elle
l'écrasera.»
Et voici que Jésus prophétise sur le destin des anciens
et des grands prêtres du Temple. C’est que, après avoir envoyé moult messagers
et prophètes, qui furent méprisés voire assassinés, Dieu a envoyé un dernier
messager, Jésus de Nazareth, son Fils. Anciens et Grands prêtres du temple méprisent
aussi ce dernier envoyé. En conséquence de quoi le royaume de Dieu leur sera
enlevé, entendons – au minimum – que le culte rendu à Dieu à Jérusalem sous
leur contrôle disparaîtra. La pierre qu’ils ont rejetée, entendons Jésus de
Nazareth, leur retombera dessus, comme lancée par des machines de guerre
romaines, et les écrabouillera. Un autre peuple de Dieu apparaîtra, une
nouvelle élection remplaçant l’ancienne.
Il est tout à fait possible que ce genre de diatribe ait
eu lieu, dans le moment qui suivit la mort de Jésus, en ce temps où il n’y
avait en matière d’Église qu’une secte juive de plus et que se posaient, avec
violence, entre ces sectes juives, toutes sortes de questions sur leurs origines
et leurs légitimités respectives.
Il est tout à fait possible que ce genre de propos ait
été tenu lorsque, en 70 après Jésus Christ, il a fallu rendre compte de cette
catastrophe que fut la destruction de Jérusalem et de son Temple.
Il est tout à fait possible que ce genre de texte ait été
composé, ou repris, lorsque, après l’ultime défaite, en 135, les Romains ont
finalement interdit aux Juifs de résider à Jérusalem et en terre sainte. A ce
moment, ce texte aura servi aux communautés chrétiennes de paravent
anti-persécution. « Nous ne sommes pas Juifs ! », ont-ils dit, en
affirmant qu’entre juifs et chrétiens, il y avait une différence totale
d’origine et de destin.
Il est tout à fait possible aussi que ce genre de texte ait pu nourrir, en
Occident, au cours des âges ce qu’il faut bien appeler un antisémitisme.
Il est possible, encore aujourd’hui, que certains se
saisissent de ce texte et considèrent qu’ils sont, eux, de bons vignerons, qui
portent devant Dieu les bons fruits que Dieu attend, alors que les autres
Églises ne sont que des Églises de pacotille.
Toutes ces manières de dire étaient possibles et sont avérées. Nous qui arrivons 20 siècles plus tard, pouvons-nous échapper à ces discours d’exclusion qui semblent être le seul destin de cet écrit ? Pouvons-nous éviter de rajouter à l’histoire un discours d’exclusion de plus ?
Il nous faut essayer. Commençons par prendre acte de ce que fut la
réception de ce texte par certains de nos prédécesseurs. Et disons-nous qu’en
leur temps nous n’aurions peut-être pas été meilleurs qu’eux. Puis essayons.
Ces textes tellement difficiles, tellement pénibles de l’évangile de Matthieu
sont là pour nous mettre notre foi à l’épreuve.
Le texte que nous sommes en train de méditer est, si l’on peut dire, coiffé
par deux autres textes. L’un de ces textes est le 5ème chapitre du prophète
Ésaïe, l’autre texte le Psaume 118.
Commençons par Ésaïe 5. « Mon bien aimé avait une vigne sur un coteau très
fertile. Il retourna la terre, il la dépierra, construisit une tour, creusa un
pressoir. Il en attendait de bons raisins, il n’en eut que de mauvais. »
Dieu parle par la voix de son prophète, il interpelle les gens de Juda et leur
propose d’être juges entre Lui et sa vigne ; mais la vigne, c’est
eux-mêmes, et l’interpellation divine devient une invective. Six terribles
malédictions circonstanciées sont prononcées. Voici un petit échantillon :
« Malheur ! A leurs propres yeux ils sont sages, de leur point de vue
ils sont intelligents. Malheur ! Ce sont des héros de beuveries, des
champions du cocktail. Ils justifient le coupable pour un présent et refusent à
l’innocent sa justification. » Avec ces malédictions, tombent des annonces
de sanctions : « C’est pourquoi la colère du Seigneur s’enflamme contre
son peuple, il étend sa main pour le frapper, les montagnes tremblent, et leurs
cadavres sont comme des ordures au milieu des rues. Mais avec tout cela, sa
colère ne s’est pas détournée, et sa main est encore étendue. » En plus
donc de ces malédictions internes,
viennent des malédictions externes,
invasion, défaite, exil… « On regardera vers la terre et voici :
ténèbres et détresse, et la lumière sera obscurcie par un épais
brouillard ». Au terme de ce chapitre, il n’y a plus aucune perspective,
plus de direction à prendre, plus de lumière, plus d’action divine. Juste
cet épais brouillard dont nul ne peut seulement savoir s’il se dissipera un
jour. Les malédictions divines frappent les grands de son peuple, et le peuple
aussi, pour toujours.
Deuxième texte qui coiffe la parabole des vignerons meurtriers, le Psaume 118. Autant Ésaïe 5 est rythmé par l’interjection « Malheur ! », autant le Psaume 118 est rythmé par l’acclamation « Car éternel est son amour ! ». « La pierre autrefois méprisée / Par la folie des bâtisseurs / A l’angle est maintenant posée / C’est un miracle du Seigneur. » C’est le Psaume 118. L’amour de Dieu y est sans mesure et sans fin. Nul tracas n’y est durable, aucune menace ne manque d’être conjurée. Et le je de celui qui chante le Psaume devient inexorablement un nous qui concerne et engage tous les fidèles. Infinie délivrance, joie et bonheur sans limites, pour toutes et pour tous, car éternel est son amour.
Il y a peu de points de contacts entre le Psaume 118, et le 5ème
chapitre d’Ésaïe. Qu’allons-nous faire, maintenant, avec le texte de Matthieu
et avec ses sources ? Matthieu a fait un choix, qui est celui d’une
théologie et d’une prédication violentes. A ce moment-là du ministère de Jésus,
l’ambiance est à la polémique (nous n’en sommes qu’au début) et à une certaine violence
verbale.
Nous ne pouvons pas éluder cette violence. La manière dont s’exerçait le
pouvoir du Temple, la manière dont les anciens et les Grands Prêtres
défendaient leurs prérogatives était une manière violente, et appelait une
violente dénonciation. A cette nécessité Jésus pourvoit.
Mais ne nous trompons pas ; toutes les positions ne sont pas
équivalentes. Cette violence dont nous parlons fut pour le moins asymétrique.
Là où Jésus vitupère, ses ennemis assassinent. Si donc, hier comme aujourd’hui,
il s’agit de prendre position sur les discours que les uns et les autres
peuvent tenir sur des sujets religieux, il s’agit aussi de ne pas se tromper
d’ennemi, notamment en repérant bien les asymétries dans les confrontations.
Pour ne prendre qu’un exemple récent, affirmons sans hésitation aucune qu’un
dessin est un dessin, et un assassinat un assassinat.
Ceci étant dit, souvenons-nous que toutes les circonstances n’appellent pas
de discours aussi appuyés que celui de Jésus. Nous avons l’immense chance de
vivre dans un pays et à une époque qui reconnaît et préserve notre liberté de
penser, de croire, et de pratiquer. Dans ce cadre privilégié, nous pourrions
bien nous contenter d’une théologie se satisfaisant d’une image de Dieu
correspondant au refrain du Psaume 118 : « Car éternel est son
amour. » Nous pouvons le faire, nous pouvons faire ce choix. Mais si nous
faisons ce choix, si nous limitons notre propos à Dieu est amour, à Dieu aime
chacun tel qu’il est, etc., alors nous rompons la communion avec le Martin
Luther des années 1520, avec l’Eglise Confessante (Allemagne, 1934), avec le
mouvement pour les droits civiques (USA, 1960 ss., mais aussi, en 2020, avec Black Lives Matter), avec les
théologiens de la libération (Amérique latine, années 60, mais leur combat,
celui de l’option préférentielle pour les pauvres, est toujours d’actualité),
avec les églises Coptes (Égypte), les
Églises Syriennes, Irakiennes, et certaines des Églises Chinoises… Et
nous en oublions.
Tous ces gens sont nos sœurs et nos frères. Que Dieu les aient tous en sa
sainte garde, qu’ils soient aussi présents à notre mémoire et dans notre prière.
Que soient aussi présents dans nos pensées leurs tourmenteurs et leurs
bourreaux. « Partout des pauvres pleurent, Partout on fait souffrir ;
Pitié pour ceux qui meurent Et ceux qui font mourir ! »
Et que soit présente aussi à notre mémoire cette histoire qui fait de nous
les chrétiens libres que nous sommes.
Rendons gloire à Dieu. Amen