Genèse 28
10 Jacob sortit de Béer-Shéva et partit pour Harrân.
Prédication
Abraham, puis Isaac, puis
Jacob, les récits de leurs pérégrinations tissent sur la terre de Canaan comme
un réseau aux mailles serrées, réseau qui permet d’affirmer, à peu près
partout, que "mon ancêtre étant passé par tel et tel endroit, jadis,
l’endroit en question est aujourd’hui ma propriété". Mais il n’y a là rien
qui soit propre aux enfants d’Israël. Toutes les religions qui se sont
succédées sur la terre de Palestine ont marqué leur présence et leur autorité
par des changements de noms des lieux, par des mythes fondateurs et autant de formidables
bâtiments…
Ainsi d’une ville
cananéenne appelée Louz certainement depuis la nuit des temps, et qui fut rebaptisée
opportunément BethEl, Maison-Dieu, parce que l’ancêtre Jacob, qui était en
voyage, fut surpris là par la nuit, et y fit le rêve et le vœu que nous savons.
Encore un grand nombre de siècles, et ce lieu appelé BethEl, Maison de Dieu,
serait appelé Montagne de Dieu, ce qui se dit RamAllah…
Revenons à l’épisode du
songe de Jacob ; c’est beau, c’est simple, c’est "école du
dimanche". Prêtons attention toutefois à deux ou trois éléments qui ne
sont pas des détails.
Notre attention est attirée aussi par la
répétition d’un autre mot, qui est le premier mot de la Bible (rosh), qui
désigne anatomiquement la tête, et qui désigne aussi le principe, le fondement,
l’origine des êtres et des choses.
Et notre attention est attirée enfin par le nom
que Jacob choisit pour l’endroit en question, BethEl, c'est-à-dire maison-Dieu,
ou maison de Dieu.
Le tout à 20 km au nord de
Jérusalem… Il y aurait eu une autre maison de Dieu que le Temple de
Jérusalem ? C’est le roi David qui, fort habilement, choisit Jérusalem
pour capitale du royaume qu’il avait unifié. BethEl était déjà, et sans doute
depuis plusieurs siècles, un sanctuaire important, qui eut, dans l’histoire de
ce pays-là, l’avantage de n’être jamais la capitale de personne. En plus, ce
que nous disent les historiens, c’est que BethEl, plus encore qu’un sanctuaire,
plus encore qu’un lieu où l’on célébrait Dieu, fut un lieu où l’on pensait Dieu.
C’est que, hier comme aujourd’hui, nul ne peut développer tout seul une pensée
originale. Pour qu’une pensée originale émerge, il faut ce qu’on peut appeler
une "communauté de réflexion", un lieu pour que se rencontre cette
communauté, et peut-être même une bibliothèque. Il semble que BethEl ait été
l’un de ces lieux, si ce n’est ce lieu, une université autonome, avec sa faculté
libre de théologie, en somme, dans laquelle auraient été élaborées, discutées,
et conservées bien des idées portant sur Dieu, sa présence, sa localisation,
son nom, son unicité, son unité… Quelles idées ?
Parmi ces idées sur Dieu, celle-ci : « voici qu’était dressée sur terre une échelle dont la tête touchait le ciel ; des anges de Dieu y montaient et y descendaient… » Rappelons d’abord que, plutôt qu’anges de Dieu, nous devrions lire messagers de Dieu, et qu’écrire, ou dire, messagers de Dieu, c’est une manière de ne pas dire Dieu. Et, maintenant, nous revenons au rêve : « voici qu’était dressée sur terre une échelle dont la tête – le principe – touchait le ciel ; Dieu y montait et y descendait ». L’échelle est dressée sur terre, nous le comprenons, mais nous ne comprenons pas ce que signifie que la tête – ou le principe – de cette même échelle touche le ciel. Il n’y a aucun point d’appui dans le ciel qui fasse qu’une échelle puisse se maintenir dressée. Autrement dit, si l’on veut ramener Dieu à une architecture cosmique, ça ne tient pas. Ça ne tient pas parce que Dieu n’est pas – du moins pas à la BethEl – une architecture, ni même le garant d’une architecture cosmique. On peut même dire qu’un tel principe serait un principe évanescent, voire fumeux. Plus encore, que toute pensée de Dieu qui sortirait Dieu de la terre pour le hisser dans le ciel serait fumeuse.
Mais alors, qu’en est-il de Dieu ? Il est
écrit que les messagers montaient d’abord, et redescendaient. Pourquoi ?
Sans trop perdre de vue ce que nous avons dit déjà, et en n’oubliant pas que ça
se passe en rêve, c'est-à-dire dans la tête d’un homme, nous pouvons dire que
Dieu est la pensée d’un homme, une pensée qui s’élève, qui prend de l’altitude
et du volume, qui gagne en beauté autant qu’elle perd en consistance, qui se
spiritualise autant qu’elle se désincarne, le tout en suivant des chemins
finalement assez balisés, simples comme l’est le chemin d’une échelle,
avant de revenir à l’homme, en bas, sur
terre, dans le concret, dans la chair.
Pour bien marquer que c’est de la chair à la
chair, de la terre à la terre, qu’a lieu ce mouvement qu’on appelle Dieu, il
arrive, dans le rêve de Jacob, que l’Eternel se tient à côté de lui – à côté de
Jacob. C’est donc ici bas, effectivement, que ça se passe avant tout. Mais dans
cette seconde partie du rêve, Dieu porte un autre nom que Dieu : c’est l’Eternel
(comprenons bien, l’Eternel, le nom imprononçable de quatre lettres, dont ceux
de Jérusalem affirment, pour leur propre avantage, à la fois l’unité et
l’unicité). Et bien non, pense-t-on et dit-on à BethEl, l’Eternel se tient près
de Jacob, et, plus encore. A BethEl donc, on relève le défi de l’unicité et de
l’unité de Dieu sans le Temple, l’unité et l’unicité de Dieu – et de l’Eternel – dans la chair, c'est-à-dire réellement
au côté d’un voyageur, égaré peut-être, mais en tout cas surpris quelque part
par la nuit.
Dieu donc, au côté de Jacob, au côté du voyageur, ou plutôt de celui qui part sans savoir s’il reviendra un jour, qui part, en somme, sans savoir où il va. Si Dieu, dans le rêve, devient alors l’auteur de la promesse, il sera, dans la vie éveillée, le chiffre de l’espérance. Une espérance pour Jacob, celle d’une terre où revenir, celle d’une descendance, évidemment. Mais, plus subtilement, une espérance pour l’humanité, espérance d’une terre qui ne serait pas ma terre sacrée (Eretz) qui serait ma propriété, mais cette terre commune (Adamah) que les humains, après un long processus de conversion, après un long voyage, pourraient enfin partager.
Le rêve s’achève, le rêveur s’éveille ; il se
souvient de son rêve. Sans aucune hésitation, Jacob donne à ce lieu son nouveau
nom, BethEl, dresse la pierre dont il avait fait son chevet, en fait donc une
stèle, et la consacre par onction. Il prononce aussi deux phrases au moins qui
sont des provocations adressées à ceux de Jérusalem :
« l’Eternel est ici présent… et je ne le
savais pas » ; entendons bien que personne d’ailleurs ne le savait, vu
que Dieu n’est même pas censé être ailleurs qu’à Jérusalem.
Mais Jacob hésite, il hésite comme un homme qui aurait un autre Dieu ;
il hésite comme s’il n’avait pas compris que l’Eternel n’est pas un Dieu à la
place d’un autre Dieu, mais qu’il est l’Eternel… Et Jacob ainsi reste comme en
deçà de ce qu’est l’Eternel, en deçà de ce que peut être vivre dans la foi à
l’Eternel. A ce moment-là de son parcours, Jacob veut bien de l’Eternel, mais
il en veut bien seulement comme d’un autre Dieu, comme d’un Dieu utilitaire.
Ce qui va lui faire dire cette phrase qui ne s’apparente que de très loin à
la foi en l’Eternel : « Si Dieu est avec moi, me garde sur ce chemin
sur lequel je vais (…), et que je reviens en paix à la maison de mon père…
l’Eternel sera mon Dieu, cette pierre sera une maison de Dieu, et je donnerai à
Dieu la dîme…
Peut-il y avoir un si, une condition, dans l’engagement du
croyant envers l’Eternel ?
Il est très facile pour
nous de repérer cette condition, ce si qui apparaît dans la confession de foi de
Jacob. Mais avons-nous un jour été le voyageur égaré, surpris par la
nuit ? Avons-nous pris conscience de la présence de l’Eternel à nos
côtés ? Avons-nous répondu, et répondons-nous encore, à son appel et à sa
promesse sans hésiter aucunement ?
Dans les versets que nous méditons, Jacob apparaît comme un débutant. IL est quelqu’un qui éprouve sa foi, mais qui, faute d’avoir déjà réfléchi, ne sait pas encore la dire. Sa foi donc est une foi de débutant, une foi encore pleine de si et de alors, une foi qui ne sait pas encore dire, simplement, amen.
Nous sommes tous en chemin, et peut-être bien tous
des débutants. Tous, nous apprenons à croire. Et dans cet apprentissage, nous
n’avons pas à choisir entre BEthEl et Jérusalem.
Notre apprentissage de la foi dure autant que dure
notre vie. Sœurs et frères, voici, « l’Eternel se tient auprès de
nous… » Amen