Jean 14
1 «Que votre cœur ne se trouble pas: vous croyez en Dieu, croyez aussi en
moi.
2 Dans la maison de mon
Père, il y a beaucoup de demeures: sinon vous aurais-je dit que j'allais vous
préparer le lieu où vous serez?
3 Lorsque je serai allé
vous le préparer, je reviendrai et je vous prendrai avec moi, si bien que là où
je suis, vous serez vous aussi.
4 Quant au lieu où je
vais, vous en savez le chemin.»
5 Thomas lui dit:
«Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas, comment en connaîtrions-nous le
chemin?»
6 Jésus lui dit: «Je suis
le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va auprès du Père si ce n'est par moi.
7 Si vous me connaissiez,
vous connaîtriez aussi mon Père. Dès à présent vous le connaissez et vous
l'avez vu.»
8 Philippe lui dit:
«Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit.»
9 Jésus lui dit: «Je suis
avec vous depuis si longtemps, et cependant, Philippe, tu ne m'as pas reconnu!
Celui qui m'a vu a vu le Père. Pourquoi dis-tu: ‹Montre-nous le Père›?
10 Ne crois-tu pas que je
suis dans le Père et que le Père est en moi? Les paroles que je vous dis, je ne
les dis pas de moi-même! Au contraire, c'est le Père qui, demeurant en moi,
accomplit ses propres œuvres.
11 Croyez-moi, je suis
dans le Père, et le Père est en moi; et si vous ne croyez pas ma parole, croyez
du moins à cause de ces œuvres.
12 En vérité, en vérité,
je vous le dis, celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais;
il en fera même de plus grandes, parce que je vais auprès du Père.
Prédication
« Il est la vérité le
chemin et la vie, nul ne vient au Père que par lui. », chantait-on au
milieu des années 70 avec le groupe Les Témoins. C’est bien évidemment l’un des
versets que nous venons de lire qui inspirait cette chanson. Mais, voyez-vous,
quelques 40 années plus tard, je m’interroge.
Je suis le
chemin etc. c’est ce que je lis. Mais je chantais Il est le chemin etc. Ça
change bien des choses. Je lis que Jésus dit « nul ne vient auprès du Père
si ce n’est par moi », et il le dit à certaines personnes dans certaines
circonstances particulières – nous allons y venir. Mais moi je chante
« nul ne vient au Père que par lui », et c’est tout autre chose,
c’est une généralité dans laquelle j’affirme, mine de rien, qu’il n’existe
qu’un seul moyen pour aller à Dieu, à Dieu en tant que Père si l’on veut. A 14
ans je chante ça à tue-tête et avec la conviction massive d’un jeune chrétien. Mais,
voyez-vous, maintenant, je m’interroge. Qui suis-je pour affirmer des choses
aussi catégoriques et définitives ?
Dieu est plus grand que tout,
plus mystérieux que tout, hors de portée de tous et moi, pauvre petit homme,
j’irais affirmer tout fort que je sais, moi, que l’unique chemin je le
connais ? Cela reviendrait à récuser tous les autres chemins, et à récuser
tous ceux qui suivent un autre chemin que le mien. Cela reviendrait à affirmer
que je sais tout de Dieu… Insoutenable
prétention. J’oserais presque dire blasphème (l’un des disciples de Rabbi Akiba
a un jour affirmé que celui qui prétend connaître tout le sens de la Torah est
un blasphémateur). Je ne sais rien de Dieu et des chemins qui mènent à lui.
Est-ce que je sais seulement si mon propre chemin me mène à Dieu, en tant que
Père, en tant que Dieu ? Je ne sais pas où le chemin me mène. Dieu le
sait. Je crois que le chemin n’est pas caché pour Dieu. Je découvrirai le
moment venu où le chemin me mène. J’y marche par la foi.
Jésus dit, à
ses disciples, dans un moment particulier, « Moi, je suis le chemin, la vérité
et la vie, nul ne vient auprès du Père, si ce n’est par moi. »
Ce moment particulier
est un moment de trouble, comme nous avons lu, premier verset du chapitre
14 : « Que votre cœur ne se trouble pas. » Jésus parle à
ses disciples et le cœur de ses disciples est troublé. Le cœur de ses disciples
est troublé parce que Jésus a parlé à ses disciples. Il a parlé à ses disciples
pendant tout le chapitre 13. Il nous faut alors relire un peu le chapitre 13.
Dans le
chapitre 13, Jésus qui parle à ses disciples leur annonce : la trahison,
non pas celle de Judas seulement, mais leur trahison à tous, et ils n’y
comprennent rien ; il leur annonce son prochain départ, sa mort, et
ils n’y comprennent rien, et pourtant tous les hommes sont mortels ; il
leur donne un commandement nouveau, celui de s’aimer les uns les autres,
et ils ne pipent pas mot ; enfin il annonce que leurs engagements sont
du vent, qu’ils vont le renier, et pas seulement Pierre. Ce qui frappe,
là-dedans, c’est que les disciples de Jésus ne saisissent rien ce qui est en
train de se tramer et qui pourtant est là dans leurs consciences.
Qu’est-ce
qui trouble donc le cœur des disciples de Jésus ? En un seul mot : la
vérité.
Seule la vérité peut troubler ainsi
le cœur d’un être humain, la vérité de ce qui est dans ce cœur, et qu’on
préfère bien ignorer.
La vérité qui est dans le cœur
des disciples de Jésus, c’est que leur maître va être mis à mort par la
méchanceté et par la lâcheté des humains, et qu’ils n’en veulent rien savoir,
parce qu’ils sont des humains. Lorsque cette vérité leur apparaît, la leur, qui
est une vérité de profiteurs et de lâches, leurs cœurs se troublent.
La vérité aussi qui est dans le
cœur des disciples de Jésus, c’est que s’il y a au monde une puissance
invincible, c’est la toute faible puissance de l’amour, dont ils ne veulent
rien connaître parce qu’ils rêvent de puissance. Cette vérité aussi leur
apparaît, et leurs cœurs se troublent.
Seule une
vérité niée peut troubler le cœur de l’homme, lorsque cette vérité lui
apparaît.
Mais là-dessus, il y a une
affirmation de Jésus : « Que votre cœur ne se trouble pas… »
Comment un cœur troublé comme nous l’avons dit pourrait-il ne pas être
troublé ? Une seule possibilité, une seule : que cette vérité qu’il a
niée, il choisisse de l’affronter, de l’assumer. Ah, bien sûr, ça ne se fait
pas comme d’un coup de baguette magique. On avance, on renâcle, on refuse
l’obstacle comme un cheval obstiné… On fait du Thomas, le genre qui ne veut pas
savoir que la mort est au bout de l’engagement de Jésus. On fait du Philippe,
qui fait semblant de n’avoir encore rien vu alors que tout est déjà sous ses
yeux. On fait le gros fumeur qui déclare que le tabac n’est pas mortel et qu’il
en est la preuve vivante, ou le gros alcoolique qui déclare qu’il n’a rien au
foie et que ça s’arrose.
Assumer la vérité de ce qu’on
est, avide de puissance et de certitudes, lâche, cupide, intéressé,
manipulateur, volage, menteur, vieux, mortel, laid… que chacun complète la
liste pour son propre compte. Assumer la vérité, ça ne se fait pas comme ça,
magiquement. Notre cœur se trouble. Non, disons-nous ; jusqu’à ce que nous
disions oui, c'est-à-dire la vérité.
Alors à cet
instant, à cet instant seulement, il y en a un qui dit, qui peut dire :
« Que votre cœur ne se trouble pas … » Jésus peut le dire, lui,
parce que la vérité ne lui fait pas peur, la vérité de l’impuissance de
l’amour, la vérité de la haine que suscite son engagement, la vérité de ce que
sont ses disciples, la vérité même de la Passion qu’il va bientôt souffrir, la
vérité de sa mort, et de l’absolue solitude à quoi son engagement l’a condamné.
Le cœur de Jésus n’est pas troublé parce que la vérité, toute cette vérité, il
la connaît, pour ce qu’elle est, il l’accepte, il la vit, il vit avec elle ;
il n’a rien d’autre qu’elle.
Ainsi, Jésus dans ce récit, à cet
instant, est vérité et vie. Parce que son cœur n’est pas troublé il peut dire à
ses disciples : « Que votre cœur ne se trouble pas… » Il leur
montre même le chemin à suivre, il se montre, en tant que vérité et vie,
comme chemin : Je suis, dit-il, le chemin, la vérité, et la vie. Alors
nous comprenons que, dans le récit, pour les disciples de Jésus, le chemin est
tracé. Pas une recette ni une méthode, mais la vérité qui, à cet instant, ne
porte pas d’autre nom que celui de leur maître.
Puissions-nous lire, et bien
comprendre ce que nous lisons. Car à bien lire et à bien comprendre ce que nous
lisons, notamment aujourd’hui, il se peut que notre vérité ne nous fasse plus
peur, que nous l’affrontions, et que nous vivions… enfin.
Celui qui fait ce choix de
croire, d’une croyance toujours incarnée, pourra dire, pour lui-même, que Jésus
est le chemin, la vérité, et la vie. Il se peut même qu’il puisse le montrer
par sa vie à tel ou tel de ses contemporains.
Mais il
reste encore un pas à franchir pour ce matin. « Nul ne va auprès du Père
si ce n’est par moi », ajoute Jésus. Ce que Jésus dit et montre, c’est ce
que signifie être « près du Père ». Etre près du Père, dans l’évangile de Jean, ce n’est pas
de la haute mystique ni de la haute théologie. Etre auprès du Père, c’est, dès
les premiers versets de cet évangile, devenir chair, c’est être un être humain,
dans la vérité de sa condition, dans l’entièreté de son engagement, dans la
vie, en plénitude. C’est ainsi qu’on peut simplement entendre ce que Jésus dit
à ses disciples : « nul ne vient auprès du Père que par moi »,
nul ne vient à la vie en plénitude qu’en suivant le chemin de la vérité, chemin
de la vérité qui n’est pas un chemin de laideur seulement. Il se peut qu’il
soit un chemin de beauté, de bonté, de joie. L’Esprit, le consolateur, nous est
envoyé pour que nous cheminions dans toute la vérité. Et c’est sur ce chemin
que nous œuvrerons de sorte que la vie sera belle, riche, et vraie. Le Père,
par nous, accomplira ses propres œuvres.