samedi 6 septembre 2025

Marcher à sa suite (Luc 14,25-33)

Luc 14

25 De grandes foules faisaient route avec Jésus; il se retourna et leur dit:

26  "Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple.

27  Celui qui ne porte pas sa croix et marche à ma suite ne peut pas être mon disciple.

 

28  "En effet, lequel d’entre vous, quand il veut bâtir une tour, ne commence par s’asseoir pour calculer la dépense et juger s’il a de quoi aller jusqu’au bout?

29  Autrement, s’il pose les fondations sans pouvoir terminer, tous ceux qui le verront se mettront à se moquer de lui

30  et diront: Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n’a pas pu terminer!

 

31  "Ou quel roi, quand il part faire la guerre à un autre roi, ne commence par s’asseoir pour considérer s’il est capable, avec dix mille hommes, d’affronter celui qui marche contre lui avec vingt mille?

32  Sinon, pendant que l’autre est encore loin, il envoie une ambassade et demande à faire la paix.

 

33  "De la même façon, quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple.

Prédication

Il y a, juste avant ce fragment, un épisode fameux qui voit des hommes être invités à une noce, accepter l’invitation, puis ne pas venir au motif que leurs occupations personnelles ne sauraient souffrir aucun délai… l’un vient de se marier, l’autre vient d’acheter une terre, un troisième des bœufs… vous vous souveniez qu’alors, le maître de maison commande qu’entrent chez lui – fut-ce sous la contrainte – tous les désœuvrés, tous les traîne-savates… » Car, dit le maître, aucun de ceux qui avaient été invités ne goûtera à mon souper »

            Tant mieux, allons-nous dire, pour ceux qui, n’ayant aucun mérite particulier, se trouvent propulsés dans une réception de riches. Tant mieux pour les démunis qui passeront un bon moment.

            Qu’ont-ils fait, finalement, pour que cela leur arrive ? Rien… Nous sommes invités à la noce sans avoir rien mérité.

            Dans cette période de fête de la libération de nos régions, ceux de ma génération sont un peu dans cette situation : ils ont trouvé la paix toute faite, ils ont été invités au banquet de la paix, si je puis dire, sans y avoir aucunement contribué.

Et lorsque l’occasion vient d’en parler, je signale à mes catéchumènes adolescentes qu’il en est de même pour les droits qu’elles ont de maîtriser leur fécondité, ou de voter, ou d’hériter… Elles ont trouvé cela tout fait, dans l’atmosphère qu’elles respirent.

            Je voudrais dire aussi que c’est la situation dans laquelle nous trouvons l’Eglise, libre, ouverte à la multitude, d’une existence qui va de soi. Elle célèbre le salut, elle baptise, elle annonce la grâce de Dieu sans que cela la mette – ici – aucunement en danger.

 

            L’invitation est large, et elle est peu coûteuse. Et lorsque ça coûte peu, il y a du monde qui suit. « De grandes foules faisaient route avec Jésus. »

            Nous les voyons, dans l’anonymat de la foule, dans l’anonymat de l’Eglise, espérant, dans la logique du récit, assister à quelque miracle, grappiller quelque multiplication des pains ou bien, comme l’entendent parfois les aumôniers, s’assurer qu’il ne leur arrivera rien de fâcheux sur leurs vieux jours.

            Nous nous réjouissons lorsque les Églises sont pleines. Nous nous réjouissons que la forme « normale » de l’Église soit la forme multitudiniste, ouverte au plus grand nombre, et l’on ne demande à personne un prix d’entrée, ou une confession de foi réglementaire, ou une moralité personnelle publiquement exemplaire... Nous nous réjouissons de cela… et l’auteur de l’évangile selon Luc aussi MAIS, il se pose la question, il pose à chacun des fidèles, à chaque lecteur : être disciple de Jésus, qu’est-ce que c’est ?

            Est-ce seulement venir à l’Église ? Est-ce assurer la subsistance de l’Église – et de ses ministres ? Est-ce être anonyme dans la foule des croyants ?

            Ou bien est-ce autre chose ?

Je crois que, pour écrire ainsi qu’il a écrit, l’auteur de l’évangile de Luc devait appartenir à une Eglise qui avait déjà pignon sur rue, de nombreux membres, une reconnaissance sociale. Il devait écrire dans un milieu où être chrétien était déjà devenu une chose « normale », qui allait de soi, avec son ordre, ses rituels, ses habitudes… Un milieu où l’appartenance à l’Eglise était devenue si « normale » que la question de savoir ce qu’est un disciple de Jésus ne se posait même plus…

Je sens ici que nous serions proches de la situation que dénonce Bonhoeffer, situation où la grâce est annoncée, mais ne coûte plus rien à personne, situation où l’on peut célébrer le salut en Eglise, mais où cela, en quelque manière, n’engage civilement plus à rien…

 

            Bref « De grandes foules faisaient route avec Jésus », l’Église était pleine, et tout allait pour le mieux, pour la foule, dans la foule… jusqu’à ce que Jésus se retourne et prenne la parole.

            Il prend la parole pour renvoyer chacun à soi-même, chacun à son intériorité, à ses engagements, à leur cohérence... Disciple de Jésus vous prétendez être ? Et bien ce vous – ce collectif – cette foule que vous êtes – ne vous dispense pas d’un travail sur vous-mêmes.

            Un disciple de Jésus est – quelque part – toujours – (1) une personne seule et (2) qui porte sa propre croix. Nous allons développer un peu ces deux points.

 

            (1) Que le disciple de Jésus est toujours – quelque part – une personne seule.

            C’est toujours avec une espèce de hargne que cela est énoncé par les évangiles. S’agit-il vraiment de haïr ses parents, sa femme, sa propre vie ? S’agit-il de rompre avec son propre milieu. Autrement dit si, en raison de ma foi – de ma conversion – j’en viens à rompre avec ma famille, est-ce que cela me garantit que je suis bien chrétien ? Prédication de rupture que bien des groupes utilisent – pas toujours à bon escient… Je ne crois pas qu’il s’agisse de cela, en général.

            Ce qui est énoncé ici, c’est que suivre Jésus, être son disciple, conduit – doit conduire – à mettre en question TOUT ce que nous considérons comme « normal », comme « dû », comme « obligatoire ». Le disciple de Jésus n’est pas quelqu’un qui fait et dit n’importe quoi, comme il veut, quand il veut, mais quelqu’un qui interroge, qui se laisse interroger sur ses choix, sur ses allégeances, sur ce à quoi il obéit.

            Les deux petits exemples envisagés par le texte sont édifiants à plus d’un titre. Ils apparaissent totalement raisonnables. On n’entreprend pas la construction d’une tour sans avoir les moyens de l’achever. On ne part pas en guerre contre un ennemi supérieur en nombre : on négocie la paix.

            Tout cela est très raisonnable, raisonné. Et si nous envisageons ainsi ce qu’est être disciple de Jésus, nous aboutissons au fait que cela doit être une existence raisonnable, dans laquelle la personne examine quelles sont les alternatives possibles et choisit les plus souhaitables.

            Etre disciple de Jésus, c’est construire durablement, et raisonnablement.

            MAIS cela est insuffisant… car cela risque de nous reconduire précisément dans cette espèce d’ « impasse de la raison » dont nous cherchons à sortir, impasse d’une certaine « normalité » chrétienne pour qui tout va de soi et plus rien n’est problématique. Conservons donc seulement ceci : le disciple de Jésus est quelqu’un qui raisonne, pour lui – et s’il se peut – telle est sa grâce – SEUL, c’est à dire sans tenir compte de cet intérêt qui est le sien, intérêt de la conformité.

 

            C’était notre premier développement, que le disciple de Jésus est toujours – quelque part – une personne seule… Et nous avons, au passage, trouvé que le disciple réfléchit, raisonne, pense… et vient maintenant

                        (2) Que le disciple de Jésus porte sa propre croix. (Non pas la croix de Jésus, mais sa propre croix à lui-même…)

                        En nous rappelant la mort, l’extrême solitude des mourants, l’auteur de l’évangile de        Luc a voulu donner une portée radicale à sa prédication de l’Évangile. Ça ne concerne pas la banalité du quotidien, les œufs au plat ou à la coque, les fourchettes pointes en haut ou pointes en bas. Ça concerne chacun dans ce qui ne concerne que lui, dans son intimité. Et surtout, puisque la mort est évoquée, ça concerne des décisions personnelles que chacun ne peut prendre que concernant lui-même, et dont il ignore ce qu’en seront – pour lui-même – les conséquences les plus extrèmes.

            Les deux petits exemples pris par notre texte sont de nouveau édifiants. Renoncer à construire une tour qu’on ne peut pas achever, c’est certes s’épargner à soi le ridicule, mais c’est aussi épargner à ceux qu’on emploie une fatigue inutile. Mais cette tour, on n’en a pas envisagé la construction par caprice. Que sera-t-on sans cette tour ? On ne le sait pas. Et quelle sera la réaction de ce roi plus puissant que vous, avec qui vous aurez préféré négocier plutôt que combattre ? Vous ne le savez pas non plus. Mais au moins avez-vous ménagé la vie de vos soldats.

            Ainsi, celui qui croit, le disciple de Jésus n’est pas conforme à la mode, l’ordre, les convenances, ou le « sens commun », mais il prend des décisions personnelles, raisonnées, dont il assume seul le coût, et dont il ignore ce que les conséquences en seront.

                        La décision de la foi – être disciple de Jésus – vous situe tout à la fois dans une démarche raisonnable, mais aussi au-delà de tout calcul.

 

            Mais ceci étant dit, revenons à ceci  que « De grandes foules faisaient route avec Jésus ». La solitude du disciple s’inscrit sur un fond de compagnonnage. Nous commençons par n’être pas seuls. Nul enfant ne s’est fait lui-même… Et les textes que nous trouvons, que nous lisons, et que nous commentons, représentent des milliers de compagnons.

            Autrement dit, même si cette foule reçoit une interpellation vigoureuse et radicale, elle est une foule dont l’existence ne peut même pas être contestée.

            Le disciple de Jésus doit conquérir sa solitude contre la foule… et cela c’est en quelque manière mourir. Mais la foule a, idéalement, à offrir au disciple de Jésus que la conquête soit une conquête accompagnée.

            Et ainsi l’anonymat – qui ne coûte rien – devient entre nous un compagnonnage – certes un peu plus coûteux – mais qui mène chacun, et pour le meilleur, là où il n’aurait jamaais cru un jour devoir aller.