samedi 27 septembre 2025

Ils ont Moïse et les prophètes (Luc 16,13-31) Qu'ils les écoutent !


 Luc 16

19 «Il y avait un homme riche qui s'habillait de pourpre et de linge fin et qui faisait chaque jour de brillants festins.

 20 Un pauvre du nom de Lazare gisait couvert d'ulcères au porche de sa demeure.

 21 Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche; mais c'étaient plutôt les chiens qui venaient lécher ses ulcères.

 22 «Or le pauvre mourut et fut emporté par les anges au côté d'Abraham; le riche mourut aussi et fut enterré.

 23 Au séjour des morts, comme il était à la torture, il leva les yeux et vit de loin Abraham avec Lazare à ses côtés.

 24 Alors il s'écria: ‹Abraham, mon père, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l'eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre le supplice dans ces flammes.›

 25 Abraham lui dit: ‹Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu ton bonheur durant ta vie, comme Lazare le malheur; et maintenant il trouve ici la consolation, et toi la souffrance.

 26 De plus, entre vous et nous, il a été disposé un grand abîme pour que ceux qui voudraient passer d'ici vers vous ne le puissent pas et que, de là non plus, on ne traverse pas vers nous.›

 27 «Le riche dit: ‹Je te prie alors, père, d'envoyer Lazare dans la maison de mon père,

 28 car j'ai cinq frères. Qu'il les avertisse pour qu'ils ne viennent pas, eux aussi, dans ce lieu de torture.›

 29 Abraham lui dit: ‹Ils ont Moïse et les prophètes, qu'ils les écoutent.›

 30 L'autre reprit: ‹Non, Abraham, mon père, mais si quelqu'un vient à eux de chez les morts, ils se convertiront.›

 31 Abraham lui dit: ‹S'ils n'écoutent pas Moïse, ni les prophètes, même si quelqu'un ressuscite des morts, ils ne seront pas convaincus.› »

Prédication

L’embarcation de fortune doit être constituée d’une chambre à air de camion à laquelle, à grand renfort de mauvaise ficelle, on a attaché une planche qui sert de fond, et le tout semble bien avoir été sommairement emballé dans un film plastique. Ils sont une bonne cinquantaine à être debout là-dessus, en pleine mer. S’ils sont ainsi photographiés, on peut penser raisonnablement qu’ils ont été aussi secourus. Ceux qui n’ont été ni photographiés, ni secourus, sont les pauvres Lazare de notre temps, qui ont disparu dans le dénuement absolu et, Bible en main, nous proclamons qu’ils sont emportés par les anges dans le sein d’Abraham, où ils trouvent la consolation. Mais il est de nos semblables qui doivent ramasser et ensevelir des corps que la mer rend par centaines… s’ils sont les pauvres Lazare de notre temps, où est l’homme riche ?

Le texte biblique ne reproche pas à cet homme d’être riche, mais de n’avoir jamais eu une seconde pour seulement prendre acte de l’existence de celui qui était à sa porte et pour lui concéder ne serait-ce qu’une balayure des miettes des reliefs de ses festins.

Mais à partir de combien de miettes cesse-t-on d’être considéré comme ce riche et cesse-t-on aussi d’être passible de ce qu’il endure dans le séjour des morts ? Une miette, mais alors, une miette sincère, une miette sans calcul, sans penser à une rétribution, une seule fois, devrait suffire. Que faut-il donc pour que cette miette sincère soit possible ? Que faut-il donc pour que les frères de l’homme riche « ne viennent pas eux aussi dans ce lieu de torture » ?

 

La suggestion de l’homme riche est que la prédication d’une bonne doctrine de la rétribution pourrait constituer un remède à l’indifférence coupable, et une prévention des tourments de l’enfer. Mais nous pouvons avoir des doutes là-dessus…

Car, héritiers de Luther nous savons que les indulgences – et toutes d’actions réputées bonnes – ne méritent rien à qui les détient. Et puis, le pauvre Lazare, après la vie qu’il a menée, ne mérite-t-il pas un repos ? Pourquoi, tout à coup, serait-il en charge du salut des bâfreurs et des gloutons ?  Le pauvre Lazare sait-il seulement, d’ailleurs, que le riche souffre ? Et bien le texte biblique nous montre bien que le riche connaît au séjour des morts la situation du pauvre, mais le texte ne nous laisse pas penser une seule seconde que le pauvre connaît de son côté la situation du riche. Et ainsi, la grâce faite au pauvre après sa mort d’être emporté et consolé dans le sein d’Abraham est une grâce absolue, sans mérite, sans calcul, sans comparaison, ni publicité, ni partage possibles.

Elle est l’exact pendant dans le séjour des morts de ce que fut l’ignorance du riche pendant sa vie. Sauf que ce n’est pas dans le séjour des morts qu’il convient que les cœurs s’ouvrent – reste à savoir à quoi – mais tant qu’on est vivant. Mais soyons clairs : en disant que c’est tant qu’on est vivant qu’il convient que les cœurs s’ouvrent, nous ne prêchons aucune rétribution. Une telle prédication, nous l’avons déjà posé, avec le père Abraham, serait vaine. Alors ?

 

« Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent. » Écouter Moïse et les prophètes, qu’est-ce donc ? Moïse et les prophètes, ce sont bien entendu des humains qui ont vécu et que nous n’avons pas eu le bonheur de connaître, et ce sont aussi des textes qui sont accessibles aujourd’hui au plus grand nombre. Écouter Moïse et les prophètes, c’est d’abord lire ces textes, les lire tous ensemble, jusqu’à repérer en eux qu’ils évoquent, tous ensemble, l’agir gracieux et libérateur de Dieu, reconnu par des humains dans leur vie, assumé et attesté par ces mêmes humains au cours de leur vie, et opposé par eux aussi aux aliénations avérées et toujours possibles qui les atteignent, eux, et leur semblables. Pour le dire autrement, écouter Moïse et les prophètes, c’est d’abord lire, jusqu’à bien repérer, jusqu’à bien comprendre, que Dieu n’est pas seulement celui qui, un jour, suscita Moïse et libéra avec lui gracieusement d’Egypte un peuple d’esclaves, puis donnant ensuite à ce même peuple une Loi, une terre et un culte ; c’est aussi Dieu qui suscite des prophètes, des juges, qui libèrent encore ce même peuple chaque fois que la grâce dégénère en nouvelle aliénation, et encore lorsque que les avanies de l’histoire reconduisent sa servitude. Mais lire jusqu’à avoir bien compris cela, ce n’est pas encore écouter Moïse et les prophètes.

Écouter Moïse et les prophètes c’est, en plus de lire, donner à ce qui est écrit le statut d’une voix qu’on écoute, qui accomplit en vous ce qu’elle déclare, vous envoie faire ce qu’elle ordonne, et s’en aller alors le faire.

 

Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent, dit Abraham. Et s’ils les écoutent, si et seulement si ils les écoutent, alors les frères de l’homme riche se laisseront émouvoir par un éventuel miracle, mais les miracles sont fort rares, et ils se laisseront aussi émouvoir par ce qui est beaucoup moins rare, la misère d’un être humain couché devant leur porte, qu’ils tâcheront de soulager, non pas pour en être récompensé, mais juste pour la soulager. N’est pas Moïse qui veut, n’est pas prophète qui le décrète, mais, pour un être humain ordinaire, une minuscule prise de conscience de l’humaine condition, et conséquemment l’offrande même de restes de miettes, sera déjà un soulagement réel pour celui qui n’a rien. Un geste, même un tout petit geste, est à la portée de chacune, de chacun.

 

Si bien que la plus difficile question que pose ce texte porte sur l’impératif formulé par Abraham : « Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent ! » Comment cet impératif peut-il être écouté ? Qu’est-ce qui fera qu’il sera mis en œuvre ? Pour les frères de l’homme riche de la parabole, la présence du pauvre Lazare, vivant puis mourant de misère noire à la porte de leur demeure, c’est trop peu pour leur perforer le cuir et émouvoir leurs cœurs. La mort d’un frère, qu’on suppose être un proche, c’est aussi trop peu. Une résurrection, encore trop peu, énonce Abraham. Mais qu’est-ce donc qui peut émouvoir, quel événement singulier pourrait les atteindre et les mener à réfléchir un peu et à s’engager dans quelque chose de minuscule, insensé, et beau ? La parabole est muette… Mais cette parabole n’est pas seule. Quelques autres paraboles la précèdent.

Pour certain berger, la perte d’une brebis peut émouvoir suffisamment pour qu’il en laisse absurdement 99 autres et parte à la recherche de l’égarée. Pour certaine femme, la perte d’une pièce peut l’émouvoir suffisamment pour que, renonçant à toute activité qui serait autrement plus lucrative, elle se mette à chercher. Pour tel fils parti au loin manger son héritage, c’est l’expérience du dénuement absolu qui finalement l’émeut. Pour un certain gestionnaire de fortune, c’est la perspective de perdre son emploi qui le fait œuvrer pour soulager ses contemporains de leurs écrasantes dettes.

Et pour vous, et pour moi, qu’est-ce qui peut faire brèche dans les mauvaises manières, dans les convictions bien assurées et les droits qu’on est certain d’avoir ?

Et pour les disciples de Jésus, que leur faudra-t-il pour qu’ils écoutent enfin Moïse et les prophètes ? Il leur faudra avoir trahi leur maître, il leur faudra la mort de leur maître, et un douloureux retour sur eux-mêmes. Et la résurrection ensuite, mais ensuite seulement, la résurrection pourra les convaincre.

 

Chacun peut, dans la prière, le culte et l’étude de la Bible… essayer de voir où il en est. Nul, je l’espère, n’est parmi nous le pauvre Lazare. Et nul non plus n’est, parmi nous, ce riche au cœur si dur que, même dans le séjour des morts, il considère encore que tout doit être fait pour sa satisfaction.

Nous ne sommes pas imperméables à l’injonction d’Abraham. Nous avons Moïse et les prophètes, nous les avons écoutés déjà, nous aurons à les écouter, encore.

La vie nous interpelle, le Seigneur nous appelle. Puissions-nous être de ceux qui vont écouter, qui vont répondre, et remettre notre vie, et ce qui viendra après notre vie, entre les mains de Dieu. Amen

samedi 20 septembre 2025

Mamôn, liberté et aliénation (Luc 16,1-16)

Luc 16 

1 Puis Jésus dit à ses disciples: «Un homme riche avait un homme d’affaires qui fut accusé devant lui de dilapider ses biens.

2 Il le fit appeler et lui dit: ‹Qu'est-ce que j'entends dire de toi? Rends les comptes de tes affaires, car désormais tu ne pourras plus être mon homme d’affaires.›

3 L’homme d’affaires se dit alors en lui-même: ‹Que vais-je faire, puisque mon Seigneur me retire de ses affaires ? Bêcher? Je n'en ai pas la force. Mendier? J'en ai honte.

4 Je sais ce que je vais faire pour qu'une fois écarté des affaires, il y ait des gens qui m’accueillent dans leurs affaires.›

5 Il fit venir alors un par un ceux qui devaient à son Seigneur et il dit au premier: ‹Combien dois-tu à mon Seigneur ?›

6 Celui-ci répondit: ‹Cent jarres d'huile.› L’homme d’affaires lui dit: ‹Voici ton reçu, vite, assieds-toi et écris cinquante.›

7 Il dit ensuite à un autre: ‹Et toi, combien dois-tu?› Celui-ci répondit: ‹Cent sacs de blé.› l’homme d’affaires lui dit: ‹Voici ton reçu et écris quatre-vingts.›

8 Et le Seigneur fit l'éloge de l’homme d’affaires aliéné, parce qu'il avait agi d’une manière sensée, et que les fils de ce temps sont, dans leur genre, plus sensés que les fils de lumière.

 

9 «Eh bien! moi, je vous dis: faites-vous des amis avec le Mamòn aliénant pour qu'une fois celui-ci disparu, on vous accueille dans les demeures éternelles.

10 «Celui qui est fidèle pour une toute petite affaire est fidèle aussi pour une grande; et celui qui est aliéné pour une toute petite affaire est aliéné aussi pour une grande.

11 Si donc vous n'avez pas été fidèle pour le Mamòn aliénant, qui vous confiera le bien immuable ?

12 Et si vous n'avez pas été fidèles pour ce qui n’est pas à vous, qui vous donnera ce qui est à vous ?

13 «Aucun domestique ne peut servir deux Seigneurs: ou bien il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamòn

14 Les Pharisiens, qui aimaient le pognon, écoutaient tout cela, et ils ricanaient.

15 Jésus leur dit: «Vous, vous montrez votre justice aux yeux des hommes, mais Dieu connaît vos cœurs: ce qui pour les hommes est supérieur est vomissure aux yeux de Dieu.

 16 La loi et les prophètes c’est jusqu’à Jean ; au-delà, le royaume de Dieu est annoncé,


Prédication :

            Vous ne pouvez servir Dieu et Mamòn, avons-nous lu. Mais Mamòn, qu’est-ce que c’est ? Est-ce l’argent ? Et Dieu, qu’est-ce que c’est ? Le service de l’un exclut radicalement le service de l’autre, nous dit-on.

            Très bien, mais cet homme d’affaires, quand donc a-t-il servi Mamòn ? Etait-ce en tant qu’homme d’affaires, ou autrement. Faisait-il juste son travail ? Il gérait les biens de son seigneur, sans être salarié. Il prêtait, souvent à des taux usuriers (plusieurs centaines de pour-cent), et se payait avec une partie des intérêts, la quantité initiale, plus le reste des intérêts revenant au seigneur, selon l’usage du crédit de l’époque… Ce serait trop facile de le traiter pour cela de serviteur de Mamòn, mais ce n’est pas pour autant qu’on peut le qualifier de serviteur de Dieu…

            Nous avons bien repéré qu’une fois sur le point d’être écarté des affaires, l’homme d’affaire falsifia les créances des débiteurs de son seigneur. Serait-il en cela serviteur de Dieu ? En quelque manière, on pourrait dire qu’il vola au riche pour donner aux pauvres, et même si c’est du vol, nous ne savons pas trop condamner cela. D’autant plus qu’il n’annula pas toute la dette, mais peut-être seulement les intérêts, sa propre part, sans léser son seigneur. Et nous éprouvons alors pour lui une sorte de sympathie. C’est un peu court pour le dire en cela serviteur de Dieu. Mais nous ne pouvons pas non plus ici le dire serviteur de Mamòn.

            Il falsifia les créances. Et nous lisons qu’il le fit afin qu’une fois écarté des affaires, il trouve bon accueil auprès de ceux qu’il avait ainsi élargis. Sa charité était donc un rien intéressée. En cela sans doute serviteur de Mamòn. Sauf que des gens avaient bénéficié de cette soudaine largesse. Alors ? Serviteur de Dieu ? Il y a faux et usage de faux, tout de même…

             Alors, quand est-il serviteur de Mamòn ? Nous avons envisagé toutes les approches possibles, du début à la fin de la petite parabole. Et nous n’avons pas su conclure, pour l’instant. Mais nous allons conclure, parce que, du début à la fin, notre homme est mu par des idées de but à atteindre, des idées intéressées, des idées toute contingentes. Il est donc très assurément serviteur de Mamòn.

            Et nous, nous avons vu des apparences, nous avons vu les actes, et les pensées de cet homme, et cela nous a suffit pour poser ces questions. Et nous avons donné une réponse. Nous sommes, autant que lui, serviteurs de Mamòn. Est-ce à dire que nous ne sommes pas, pas du tout, serviteurs de Dieu ? Que ferons-nous pour n’être pas serviteurs de Mamòn ?

            Nous pourrions nous abstenir de tout, nous retirer du monde, comme les fils de lumière qui étaient des ascètes du désert, pour devenir des serviteurs de Dieu. Mais nous ne ferons pas cela, nous ne nous retirerons pas, parce qu’il nous est dit que l’homme d’affaire déchu est plus sensé, dans son genre, que les fils de lumière. La charité intéressée d’un boutiquier déchu vaut plus qu’une vie entière d’observance et d’abstinence, parabole du Christ, à laquelle il ajoute « Eh bien moi, je vous dis, faites-le… »

            Si nous pouvons être serviteurs de Dieu, et nous le pouvons, Jésus lui-même l’affirme, ce doit être, ce ne peut être que, premièrement, dans l’acceptation de la condition qui est la nôtre. Et cette condition est d’être précisément serviteurs de Mamòn, c'est-à-dire perpétuellement confrontés aux apparences, à la précarité, et à la finitude. Telle est notre condition, nous n’en avons pas d’autre et nous n’avons pour la vivre que des éléments apparents, précaires et finis.

            Ayant accepté cela, vient secondement que notre rapport à notre condition dira que nous sommes serviteurs de Dieu. Et c’est notre agir qui dira concrètement ce rapport.

            Face aux apparences, notre agir sera-t-il de convenance ou de rupture ? Face à la précarité, notre agir envers autrui produira-t-il des suppléments d’aliénation ou de la libération ? Face à la finitude, notre agir rend-il possible qu’une autre vie émerge contre la fatalité ?

            Disons que oui, oui pour l’élargissement des humains, il faut dire oui, couverts que nous sommes par l’affirmation de Jésus. Un tout petit oui, même ignoré de nous, fait de nous pleinement des serviteurs de Dieu. Nous pouvons être serviteurs de Dieu. Nous avons même donné des critères qui nous permettrons d’examiner et de savoir si nous le sommes. Ces critères, cependant, relèvent des apparences…

             Alors, si nous en venions à donner trop d’importance aux critères que nous avons énoncés à l’instant, nous serions ramenés très exactement à nos questions, à notre situation de départ, au service des apparences, au service exclusif de Mamòn.

            Alors, persistons dans notre lecture. Ne perdons pas de vue que l’homme d’affaires aliéné, par-delà les apparences, dans la précarité, et contre la finitude, s’est montré serviteur de Dieu. Répétons que son acte n’a pas été sans valeur, qu’il a atteint un peu l’éternité, en donnant un peu de liberté à certains de ses semblables, sans pourtant créer de nouvelle obligation. Il avait fait au moins cela, notre homme, avec ce qui était tout à fait contingent, et cela ne pourrait pas lui être ôté.

            Mais le savait-il seulement ? Avait-il pris pleinement la mesure de ce qu’il avait fait ? Et en a-t-il seulement joui selon ce qu’il espérait ? Nous ne le savons pas.

            Mais nous avons fait l’éloge de l’homme d’affaires aliéné, et écarté l’ascèse pour l’ascèse. Comme s’il appartenait à chacun de délibérer, de choisir et d’agir avec ce qui est contingent. Oui, nous n’avons que des éléments périssables, qui peuvent nous être repris à n’importe quel instant, et nous n’avons qu’eux pour signifier et pour bâtir l’impérissable.

            Quant à ce qu’il en sera du jugement final de nos actes et de nos personnes, par delà les apparences et au-delà de tout, il n’appartient qu’à Dieu seul qui connaît nos cœurs.

            Les serviteurs de Mamòn qu’il nous arrive d’être sont ainsi appelés au service de Dieu et, chaque fois qu’ils agissent comme serviteurs de Dieu, ils le sont comme d’une manière absolue. Ce qu’ils font, ils le font bravement, même si c’est contaminés par Mamòn. Qu’ils le fassent fortement... Il y a un grand ancien qui a écrit cela et l’a résumé ainsi : Si tu viens à pécher, « pèche courageusement, mais crois et réjouis-toi en Christ d’autant plus courageusement. » Qui se cache derrière cette citation passionnante ? Martin Luther.

            Le dernier mot revient ici à la foi, et à la joie. Amen


samedi 13 septembre 2025

De la condition de Dieu (Exode 32,7-14 ; Luc 15,32) et celle de l'homme

Exode 32

7 Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse: «Descends donc, car ton peuple s'est corrompu, ce peuple que tu as fait monter du pays d'Égypte.

 8 Ils n'ont pas tardé à s'écarter du chemin que je leur avais prescrit; ils se sont fait une statue de veau, ils se sont prosternés devant elle, ils lui ont sacrifié et ils ont dit: Voici tes dieux, Israël, ceux qui t'ont fait monter du pays d'Égypte.»

 9 Et le SEIGNEUR dit à Moïse: «Je vois ce peuple: eh bien! c'est un peuple à la nuque raide!

 10 Et maintenant, laisse-moi faire: que ma colère s'enflamme contre eux, je vais les supprimer et je ferai de toi une grande nation.»

 11 Mais Moïse apaisa la face du SEIGNEUR, son Dieu, en disant: «Pourquoi, SEIGNEUR, ta colère veut-elle s'enflammer contre ton peuple que tu as fait sortir du pays d'Égypte, à grande puissance et à main forte?

 12 Pourquoi les Égyptiens diraient-ils: ‹C'est par méchanceté qu'il les a fait sortir! pour les tuer dans les montagnes! pour les supprimer de la surface de la terre!› Reviens de l'ardeur de ta colère et renonce à faire du mal à ton peuple.

 13 Souviens-toi d'Abraham, d'Isaac et d'Israël, tes serviteurs, auxquels tu as juré par toi-même, auxquels tu as adressé cette parole: Je multiplierai votre descendance comme les étoiles du ciel, et tout ce pays que j'ai dit, je le donnerai à votre descendance, et ils le recevront comme patrimoine pour toujours.»

 14 Et le SEIGNEUR renonça au mal qu'il avait dit vouloir faire à son peuple.

 Luc 15

11 Il dit encore: «Un homme avait deux fils.

 12 Le plus jeune dit à son père: ‹Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir.› Et le père leur partagea son avoir.

 13 Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout réalisé, partit pour un pays lointain et il y dilapida son bien dans une vie de désordre.

 14 Quand il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans l'indigence.

 15 Il alla se mettre au service d'un des citoyens de ce pays qui l'envoya dans ses champs garder les porcs.

 16 Il aurait bien voulu se remplir le ventre des gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui en donnait.

 17 Rentrant alors en lui-même, il se dit: ‹Combien d'ouvriers de mon père ont du pain de reste, tandis que moi, ici, je meurs de faim!

 18 Je vais aller vers mon père et je lui dirai: Père, j'ai péché envers le ciel et contre toi.

 19 Je ne mérite plus d'être appelé ton fils. Traite-moi comme un de tes ouvriers.›

 20 Il alla vers son père. Comme il était encore loin, son père l'aperçut et fut pris de pitié: il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers.

 21 Le fils lui dit: ‹Père, j'ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d'être appelé ton fils...›

 22 Mais le père dit à ses serviteurs: ‹Vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds.

 23 Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons,

 24 car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé.› «Et ils se mirent à festoyer.

 25 Son fils aîné était aux champs. Quand, à son retour, il approcha de la maison, il entendit de la musique et des danses.

 26 Appelant un des serviteurs, il lui demanda ce que c'était.

 27 Celui-ci lui dit: ‹C'est ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras parce qu'il l'a vu revenir en bonne santé.›

 28 Alors il se mit en colère et il ne voulait pas entrer. Son père sortit pour l'en prier;

 29 mais il répliqua à son père: ‹Voilà tant d'années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres; et, à moi, tu n'as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis.

 30 Mais quand ton fils que voici est arrivé, lui qui a mangé ton avoir avec des filles, tu as tué le veau gras pour lui!›

 31 Alors le père lui dit: ‹Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi.

 32 Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il prit vie, et tout à fait perdu et il a été trouvé.› »

Prédication : 

            « Et le Seigneur renonça au mal qu’il avait dit vouloir faire à son peuple », tel est le fin mot de ce petit débat entre Moïse et son Dieu, et Dieu n’y a pas le dernier mot. C’est une situation qui n’est guère fréquente dans l’Écriture Sainte, Abraham, peut-être, Jonas, peut-être aussi, encore que dans l’affaire qui oppose Abraham à son Dieu, l’on sait que les villes pécheresses seront finalement détruites, et lorsqu’il s’agit de Jonas, c’est bien d’avantage au repentir des Ninivites qu’on doit le sauvetage de la ville. Dieu change d’avis, rarement…

            Les descendants de Calvin que nous sommes sont extrêmement attentifs à ce type de situation biblique, Moïse contre Dieu. Ces situations entrent en contradiction flagrante avec ce que  Calvin lui-même a pu écrire sur la majesté de Dieu et son éternelle connaissance de tout.

            Il était nécessaire, du temps de Calvin, face à l’institution romaine toute puissante, de rendre toute la gloire à Dieu, Dieu auquel on n’accédait plus que par les pouvoirs de l’Eglise, Dieu qui s’était trouvé captif de ceux qui se réclamaient de lui.

            Calvin donc rend toute la grandeur à Dieu. Et l’on n’imagine pas un seul instant quel Dieu selon Calvin, Dieu de la double prédestination, on n’imagine pas Dieu renonçant à ce qu’il a décrété de toute éternité…

            Dieu ne changera jamais, nous dit le XVIè siècle, et pas lui seulement. Quelques nombreux siècles l’auteur de l’Exode, lui, au contraire, nous présente, pendant quelques instants, Dieu dont le décret mortel peut être révoqué par les propos d’un être humain. Moïse a le pouvoir de faire que Dieu se manifeste aux humains soit comme vengeur, ou soit comme miséricordieux. Moïse fait de Dieu ce qu’il veut.

            Un tel texte est pour nous une occasion rare de méditer sur ce qu’il en est de la condition de Dieu.

 

De Dieu l’on peut dire bien des choses, ce qu’il est, et ce qu’il n’est pas. On peut établir un catalogue de ses qualités, de ses perfections, ceux qui affirment qu’ils croient sont capables d’établir ce catalogue. On peut aussi établir un catalogue de tout ce qu’il ne laisserait pas faire s’il existait, ceux qui affirment qu’ils ne croient pas en Dieu en sont capables. On peut aussi dire qu’au commencement il créa les cieux et la terre, etc. Autant d’énoncés qui rassemblent, ou qui divisent…

            Mais de quoi parle celui qui parle ainsi de Dieu ? Quelle est la condition de Dieu dans le discours de celui qui en parle ? Faut-il d’ailleurs parler de Dieu ? J’ai un ami qui est juif orthodoxe et, un jour que nous étions à parler savamment et publiquement de Dieu et sur la manière de vivre la foi, il a dit à peu près ceci : « Tout ce que vous dites sur Dieu est beau et vous avez l’air d’y croire. Mais ça ne me concerne pas. Je suis un Juif orthodoxe et la foi n’est pas un énoncé auquel j’adhère. L’existence même de Dieu ne m’intéresse pas. La Torah m’a été donnée et je m’efforce de faire ce qu’elle prescrit. Ça occupe très bien ma vie. C’est ma vie, c’est ma foi. » Je vous laisse méditer un instant sur la manifestation de Dieu que nous propose cet homme, un homme intelligent, vif, et joyeux, un homme qui a fait certains choix et les assume sans rien imposer à personne.

 

            Revenons au texte de l’Exode. Le Seigneur fait sortir son peuple d’Egypte, de la maison des esclaves. Le Seigneur donne la Loi à son peuple. Le Seigneur fait ses choix, accomplit des gestes et prononce  des paroles. Et le peuple fait son propre choix : une statue d’or. Tout semble opposer Dieu à son peuple. Et dans ce texte, tout semble n’être qu’oppositions, que contraires, que brutalité : parole contre écriture, peuple contre chef, Dieu contre peuple, Moïse contre Dieu. Et Moïse ayant dans un accès de colère, ou de désespoir, brisé les tables de pierre et donc effacé la Loi donnée, il reste une opposition fondamentale :  Dieu qui parle en face de la statue inaltérable et muette. Si les tables étaient demeurées intactes, il y aurait eu une loi gravée, et cette loi gravée aurait été sans doute comme la statue : elle aurait traversé les siècles sans prendre une ride. Mais les tables furent brisées, elles sont brisées au moment de l’Exode que nous lisons, et il n’y a plus que des paroles, paroles d’être humain à être humain, parole d’être humain à Dieu, des paroles en face d’une statue d’or. Et dans cette situation, la condition de Dieu se résume à cette très simple alternative :

            SOIT, la statue d’or, le texte permanent, la table gravée, et des humains qui, au nom de ce qui ne doit jamais changer, ne répondent en rien des choix qu’ils font, ou plutôt qu’ils n’ont pas fait, qui avancent comme un troupeau et ne s’ouvrent en rien à la vie,

            SOIT, il y a une parole vivante, une interprétation vivante et toujours à recevoir et toujours à reprendre, et par chacune, et par chacun, en paroles et en actes, et toujours à choisir.

 

            Le choix du peuple, vous le connaissez. Le choix de Moïse, vous le connaissez aussi.

            Tout un peuple, avec ses prêtres, avec ses pasteurs et ses princes, fait le choix d’adorer la chose inerte, celle qu’il s’est donnée lui-même et dont il dispose à son gré. Mais Moïse fait le choix de Dieu qui n’est Dieu qu’en tant qu’il ne dispose pas de ses adorateurs, ni de lui-même. Là où tout un peuple choisit de se mentir et de nommer vie ce qui est mort, un homme seul fait le choix de nommer mort ce qui est mort et vie ce qui est vie.

Moïse fait ce choix. Par la décision qu’il prend, par les actes et les paroles qui accompagnent cette décision, il amène Dieu à renoncer à son propre décret. Ce faisant, Moïse renonce une fois pour toutes, pour lui-même, à la puissance des prêtres et de Dieu. Par ce renoncement, il montre la possibilité d’une autre histoire et d’un autre destin, non seulement pour un peuple, mais aussi pour Dieu, et enfin pour chacune et chacun. Moïse est désormais celui qui laisse derrière lui une trace, la trace de l’humaine condition de Dieu.

 

Dieu ne dispose donc pas de l’être humain, telle est une moitié de notre conclusion. L’être humain dispose tout à fait de Dieu, c’est l’autre moitié. La somme de ces deux moitiés ne fait pourtant pas une totalité. Il existe des indices sérieux de ce que tout n’est pas entre les mains des humains, certains humains ayant le cœur et les mains grands ouverts.

Première moitié, Moïse refuse la postérité qu’une certaine idée de Dieu pourrait lui accorder par mérite. L’être humain est capable de choisir la vie pour autrui et contre une image morbide de Dieu. En choisissant la vie – nous l’avons dit déjà – l’être humain choisit de ne pas disposer de Dieu. Celui qui, devant Dieu, choisit la vie, offre à ce qui n’est pas encore la possibilité de porter le nom de Dieu autrement qu’il n’a été jamais porté.

Seconde moitié, massive, le père de la parabole dite au « fils prodigue », et qui lui donne la vie au-delà de la vie et au-delà du contrat qui le détachait de toute obligation vis-à-vis de son fils. Il lui donne de multiples possibilités de vivre : de partir, de rentrer en soi-même, de prendre une décision, de mener un chemin qui soit vraiment le sien, et d’expérimenter que la vie n’est en rien due mais pur don. Et ainsi, le père de la parabole donne l’occasion au lecteur de penser que pécher contre le ciel c’est croire que le ciel exige alors que le ciel se donne.

Troisième moitié, la vie est plus grande que tout ce qu’on peut en dire, Dieu au-delà de tout ce qu’on peut prétendre, et l’être humain capable des meilleurs choix. Cette moitié de texte était inscrit en en-tête des tables que Moïse brisa, et ne peut plus donc être écrit authentiquement que dans le cœur de chacun : « Je suis l’Eternel TON Dieu qui te fais sortir du pays d’Egypte, de la maison des esclaves. » Premiers mots et somme indépassable des dix paroles. Je suis Dieu qui est tien, pour la liberté, et pour la vie, et pour te consacrer à tes semblables.

 

Amen 

samedi 6 septembre 2025

Marcher à sa suite (Luc 14,25-33)

Luc 14

25 De grandes foules faisaient route avec Jésus; il se retourna et leur dit:

26  "Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple.

27  Celui qui ne porte pas sa croix et marche à ma suite ne peut pas être mon disciple.

 

28  "En effet, lequel d’entre vous, quand il veut bâtir une tour, ne commence par s’asseoir pour calculer la dépense et juger s’il a de quoi aller jusqu’au bout?

29  Autrement, s’il pose les fondations sans pouvoir terminer, tous ceux qui le verront se mettront à se moquer de lui

30  et diront: Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n’a pas pu terminer!

 

31  "Ou quel roi, quand il part faire la guerre à un autre roi, ne commence par s’asseoir pour considérer s’il est capable, avec dix mille hommes, d’affronter celui qui marche contre lui avec vingt mille?

32  Sinon, pendant que l’autre est encore loin, il envoie une ambassade et demande à faire la paix.

 

33  "De la même façon, quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple.

Prédication

Il y a, juste avant ce fragment, un épisode fameux qui voit des hommes être invités à une noce, accepter l’invitation, puis ne pas venir au motif que leurs occupations personnelles ne sauraient souffrir aucun délai… l’un vient de se marier, l’autre vient d’acheter une terre, un troisième des bœufs… vous vous souveniez qu’alors, le maître de maison commande qu’entrent chez lui – fut-ce sous la contrainte – tous les désœuvrés, tous les traîne-savates… » Car, dit le maître, aucun de ceux qui avaient été invités ne goûtera à mon souper »

            Tant mieux, allons-nous dire, pour ceux qui, n’ayant aucun mérite particulier, se trouvent propulsés dans une réception de riches. Tant mieux pour les démunis qui passeront un bon moment.

            Qu’ont-ils fait, finalement, pour que cela leur arrive ? Rien… Nous sommes invités à la noce sans avoir rien mérité.

            Dans cette période de fête de la libération de nos régions, ceux de ma génération sont un peu dans cette situation : ils ont trouvé la paix toute faite, ils ont été invités au banquet de la paix, si je puis dire, sans y avoir aucunement contribué.

Et lorsque l’occasion vient d’en parler, je signale à mes catéchumènes adolescentes qu’il en est de même pour les droits qu’elles ont de maîtriser leur fécondité, ou de voter, ou d’hériter… Elles ont trouvé cela tout fait, dans l’atmosphère qu’elles respirent.

            Je voudrais dire aussi que c’est la situation dans laquelle nous trouvons l’Eglise, libre, ouverte à la multitude, d’une existence qui va de soi. Elle célèbre le salut, elle baptise, elle annonce la grâce de Dieu sans que cela la mette – ici – aucunement en danger.

 

            L’invitation est large, et elle est peu coûteuse. Et lorsque ça coûte peu, il y a du monde qui suit. « De grandes foules faisaient route avec Jésus. »

            Nous les voyons, dans l’anonymat de la foule, dans l’anonymat de l’Eglise, espérant, dans la logique du récit, assister à quelque miracle, grappiller quelque multiplication des pains ou bien, comme l’entendent parfois les aumôniers, s’assurer qu’il ne leur arrivera rien de fâcheux sur leurs vieux jours.

            Nous nous réjouissons lorsque les Églises sont pleines. Nous nous réjouissons que la forme « normale » de l’Église soit la forme multitudiniste, ouverte au plus grand nombre, et l’on ne demande à personne un prix d’entrée, ou une confession de foi réglementaire, ou une moralité personnelle publiquement exemplaire... Nous nous réjouissons de cela… et l’auteur de l’évangile selon Luc aussi MAIS, il se pose la question, il pose à chacun des fidèles, à chaque lecteur : être disciple de Jésus, qu’est-ce que c’est ?

            Est-ce seulement venir à l’Église ? Est-ce assurer la subsistance de l’Église – et de ses ministres ? Est-ce être anonyme dans la foule des croyants ?

            Ou bien est-ce autre chose ?

Je crois que, pour écrire ainsi qu’il a écrit, l’auteur de l’évangile de Luc devait appartenir à une Eglise qui avait déjà pignon sur rue, de nombreux membres, une reconnaissance sociale. Il devait écrire dans un milieu où être chrétien était déjà devenu une chose « normale », qui allait de soi, avec son ordre, ses rituels, ses habitudes… Un milieu où l’appartenance à l’Eglise était devenue si « normale » que la question de savoir ce qu’est un disciple de Jésus ne se posait même plus…

Je sens ici que nous serions proches de la situation que dénonce Bonhoeffer, situation où la grâce est annoncée, mais ne coûte plus rien à personne, situation où l’on peut célébrer le salut en Eglise, mais où cela, en quelque manière, n’engage civilement plus à rien…

 

            Bref « De grandes foules faisaient route avec Jésus », l’Église était pleine, et tout allait pour le mieux, pour la foule, dans la foule… jusqu’à ce que Jésus se retourne et prenne la parole.

            Il prend la parole pour renvoyer chacun à soi-même, chacun à son intériorité, à ses engagements, à leur cohérence... Disciple de Jésus vous prétendez être ? Et bien ce vous – ce collectif – cette foule que vous êtes – ne vous dispense pas d’un travail sur vous-mêmes.

            Un disciple de Jésus est – quelque part – toujours – (1) une personne seule et (2) qui porte sa propre croix. Nous allons développer un peu ces deux points.

 

            (1) Que le disciple de Jésus est toujours – quelque part – une personne seule.

            C’est toujours avec une espèce de hargne que cela est énoncé par les évangiles. S’agit-il vraiment de haïr ses parents, sa femme, sa propre vie ? S’agit-il de rompre avec son propre milieu. Autrement dit si, en raison de ma foi – de ma conversion – j’en viens à rompre avec ma famille, est-ce que cela me garantit que je suis bien chrétien ? Prédication de rupture que bien des groupes utilisent – pas toujours à bon escient… Je ne crois pas qu’il s’agisse de cela, en général.

            Ce qui est énoncé ici, c’est que suivre Jésus, être son disciple, conduit – doit conduire – à mettre en question TOUT ce que nous considérons comme « normal », comme « dû », comme « obligatoire ». Le disciple de Jésus n’est pas quelqu’un qui fait et dit n’importe quoi, comme il veut, quand il veut, mais quelqu’un qui interroge, qui se laisse interroger sur ses choix, sur ses allégeances, sur ce à quoi il obéit.

            Les deux petits exemples envisagés par le texte sont édifiants à plus d’un titre. Ils apparaissent totalement raisonnables. On n’entreprend pas la construction d’une tour sans avoir les moyens de l’achever. On ne part pas en guerre contre un ennemi supérieur en nombre : on négocie la paix.

            Tout cela est très raisonnable, raisonné. Et si nous envisageons ainsi ce qu’est être disciple de Jésus, nous aboutissons au fait que cela doit être une existence raisonnable, dans laquelle la personne examine quelles sont les alternatives possibles et choisit les plus souhaitables.

            Etre disciple de Jésus, c’est construire durablement, et raisonnablement.

            MAIS cela est insuffisant… car cela risque de nous reconduire précisément dans cette espèce d’ « impasse de la raison » dont nous cherchons à sortir, impasse d’une certaine « normalité » chrétienne pour qui tout va de soi et plus rien n’est problématique. Conservons donc seulement ceci : le disciple de Jésus est quelqu’un qui raisonne, pour lui – et s’il se peut – telle est sa grâce – SEUL, c’est à dire sans tenir compte de cet intérêt qui est le sien, intérêt de la conformité.

 

            C’était notre premier développement, que le disciple de Jésus est toujours – quelque part – une personne seule… Et nous avons, au passage, trouvé que le disciple réfléchit, raisonne, pense… et vient maintenant

                        (2) Que le disciple de Jésus porte sa propre croix. (Non pas la croix de Jésus, mais sa propre croix à lui-même…)

                        En nous rappelant la mort, l’extrême solitude des mourants, l’auteur de l’évangile de        Luc a voulu donner une portée radicale à sa prédication de l’Évangile. Ça ne concerne pas la banalité du quotidien, les œufs au plat ou à la coque, les fourchettes pointes en haut ou pointes en bas. Ça concerne chacun dans ce qui ne concerne que lui, dans son intimité. Et surtout, puisque la mort est évoquée, ça concerne des décisions personnelles que chacun ne peut prendre que concernant lui-même, et dont il ignore ce qu’en seront – pour lui-même – les conséquences les plus extrèmes.

            Les deux petits exemples pris par notre texte sont de nouveau édifiants. Renoncer à construire une tour qu’on ne peut pas achever, c’est certes s’épargner à soi le ridicule, mais c’est aussi épargner à ceux qu’on emploie une fatigue inutile. Mais cette tour, on n’en a pas envisagé la construction par caprice. Que sera-t-on sans cette tour ? On ne le sait pas. Et quelle sera la réaction de ce roi plus puissant que vous, avec qui vous aurez préféré négocier plutôt que combattre ? Vous ne le savez pas non plus. Mais au moins avez-vous ménagé la vie de vos soldats.

            Ainsi, celui qui croit, le disciple de Jésus n’est pas conforme à la mode, l’ordre, les convenances, ou le « sens commun », mais il prend des décisions personnelles, raisonnées, dont il assume seul le coût, et dont il ignore ce que les conséquences en seront.

                        La décision de la foi – être disciple de Jésus – vous situe tout à la fois dans une démarche raisonnable, mais aussi au-delà de tout calcul.

 

            Mais ceci étant dit, revenons à ceci  que « De grandes foules faisaient route avec Jésus ». La solitude du disciple s’inscrit sur un fond de compagnonnage. Nous commençons par n’être pas seuls. Nul enfant ne s’est fait lui-même… Et les textes que nous trouvons, que nous lisons, et que nous commentons, représentent des milliers de compagnons.

            Autrement dit, même si cette foule reçoit une interpellation vigoureuse et radicale, elle est une foule dont l’existence ne peut même pas être contestée.

            Le disciple de Jésus doit conquérir sa solitude contre la foule… et cela c’est en quelque manière mourir. Mais la foule a, idéalement, à offrir au disciple de Jésus que la conquête soit une conquête accompagnée.

            Et ainsi l’anonymat – qui ne coûte rien – devient entre nous un compagnonnage – certes un peu plus coûteux – mais qui mène chacun, et pour le meilleur, là où il n’aurait jamaais cru un jour devoir aller.