samedi 22 avril 2023

Emmaüs (Luc 24,13-35) méditation sur la forme des récits

 

Luc 24

13 Et voici que, ce même jour, deux d'entre eux se rendaient à un village du nom d'Emmaüs, à deux heures de marche de Jérusalem.

 14 Ils parlaient entre eux de tous ces événements.

 15 Or, comme ils parlaient et discutaient ensemble, Jésus lui-même les rejoignit et fit route avec eux;

 16 mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître.

 17 Il leur dit: «Quels sont ces propos que vous échangez en marchant?» Alors ils s'arrêtèrent, l'air sombre.

 18 L'un d'eux, nommé Cléopas, lui répondit: «Tu es bien le seul à séjourner à Jérusalem qui n'ait pas appris ce qui s'y est passé ces jours-ci!» -

 19 «Quoi donc?» leur dit-il. Ils lui répondirent: «Ce qui concerne Jésus de Nazareth, qui fut un prophète puissant en action et en parole devant Dieu et devant tout le peuple:

 20 comment nos grands prêtres et nos chefs l'ont livré pour être condamné à mort et l'ont crucifié;

 21 et nous, nous espérions qu'il était celui qui allait délivrer Israël. Mais, en plus de tout cela, voici le troisième jour que ces faits se sont passés.

 22 Toutefois, quelques femmes qui sont des nôtres nous ont bouleversés: s'étant rendues de grand matin au tombeau

 23 et n'ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire qu'elles ont même eu la vision d'anges qui le déclarent vivant.

 24 Quelques-uns de nos compagnons sont allés au tombeau, et ce qu'ils ont trouvé était conforme à ce que les femmes avaient dit; mais lui, ils ne l'ont pas vu.»

 25 Et lui leur dit: «Esprits sans intelligence, coeurs lents à croire tout ce qu'ont déclaré les prophètes!

 26 Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela et qu'il entrât dans sa gloire?»

 27 Et, commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait.

 28 Ils approchèrent du village où ils se rendaient, et lui fit mine d'aller plus loin.

 29 Ils le pressèrent en disant: «Reste avec nous car le soir vient et la journée déjà est avancée.» Et il entra pour rester avec eux.

 30 Or, quand il se fut mis à table avec eux, il prit le pain, prononça la bénédiction, le rompit et le leur donna.

 31 Alors leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent, puis il leur devint invisible.

 32 Et ils se dirent l'un à l'autre: «Notre coeur ne brûlait-il pas en nous tandis qu'il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Écritures?»

 33 À l'instant même, ils partirent et retournèrent à Jérusalem; ils trouvèrent réunis les Onze et leurs compagnons,

 34 qui leur dirent: «C'est bien vrai! Le Seigneur est ressuscité, et il est apparu à Simon.»

 35 Et eux racontèrent ce qui s'était passé sur la route et comment ils l'avaient reconnu à la fraction du pain.

 

Actes 2

14 Alors s'éleva la voix de Pierre, qui était là avec les Onze; il s'exprima en ces termes: «Hommes de Judée, et vous tous qui résidez à Jérusalem, comprenez bien ce qui se passe et prêtez l'oreille à mes paroles.

 15 Non, ces gens n'ont pas bu comme vous le supposez: nous ne sommes en effet qu'à neuf heures du matin;

 16 mais ici se réalise cette parole du prophète Joël:

 17 Alors, dans les derniers jours, dit Dieu, je répandrai de mon Esprit sur toute chair, vos fils et vos filles seront prophètes, vos jeunes gens auront des visions, vos vieillards auront des songes;

 18 oui, sur mes serviteurs et sur mes servantes en ces jours-là je répandrai de mon Esprit et ils seront prophètes.

 19 Je ferai des prodiges là-haut dans le ciel et des signes ici-bas sur la terre, du sang, du feu et une colonne de fumée.

 20 Le soleil se changera en ténèbres et la lune en sang avant que vienne le jour du Seigneur, grand et glorieux.

 21 Alors quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé.

 22 «Israélites, écoutez mes paroles: Jésus le Nazôréen, homme que Dieu avait accrédité auprès de vous en opérant par lui des miracles, des prodiges et des signes au milieu de vous, comme vous le savez,

 23 cet homme, selon le plan bien arrêté par Dieu dans sa prescience, vous l'avez livré et supprimé en le faisant crucifier par la main des impies;

 24 mais Dieu l'a ressuscité en le délivrant des douleurs de la mort, car il n'était pas possible que la mort le retienne en son pouvoir.

 25 David en effet dit de lui: Je voyais constamment le Seigneur devant moi, car il est à ma droite pour que je ne sois pas ébranlé.

 26 Aussi mon coeur était-il dans la joie et ma langue a chanté d'allégresse. Bien mieux, ma chair reposera dans l'espérance,

 27 car tu n'abandonneras pas ma vie au séjour des morts et tu ne laisseras pas ton saint connaître la décomposition.

 28 Tu m'as montré les chemins de la vie, tu me rempliras de joie par ta présence.

 29 «Frères, il est permis de vous le dire avec assurance: le patriarche David est mort, il a été enseveli, son tombeau se trouve encore aujourd'hui chez nous.

 30 Mais il était prophète et savait que Dieu lui avait juré par serment de faire asseoir sur son trône quelqu'un de sa descendance, issu de ses reins;

 31 il a donc vu d'avance la résurrection du Christ, et c'est à son propos qu'il a dit: Il n'a pas été abandonné au séjour des morts et sa chair n'a pas connu la décomposition.

 32 Ce Jésus, Dieu l'a ressuscité, nous tous en sommes témoins.

 33 Exalté par la droite de Dieu, il a donc reçu du Père l'Esprit Saint promis et il l'a répandu, comme vous le voyez et l'entendez.

Prédication : 

            Nous avons lu Luc 24, récit auquel on donne parfois le nom d’Emmaüs, ou des pèlerins d’Emmaüs, ou encore d’autres titres, avec le mot apparition, rarement avec le mot disparition. En fait, il est difficile de donner un titre à ce récit, parce que tout semble bien s’y bousculer, le rationnel et le merveilleux, l’histoire reçue et le déroulement du présent, un haut niveau d’incompréhension et la compréhension. C’est donc Emmaüs, de Jérusalem à Jérusalem.

            Mais il y a aussi Jérusalem tout court, Actes des Apôtres, long récit lui aussi, très didactique, moins fluide, et clairement plus contraignant que le premier.

            Les deux récits sont de la même plume. L’un est situé le plein soir du dimanche de Pâques, la résurrection vient d’avoir lieu, l’autre est situé plus tard, 50 jours, du temps a passé, et, à ce qu’il semble, certaines paroles parlant du salut, et certaines personnes, Pierre, ont pris de l’importance, ont pris un certain poids… et puis, surtout, il devient patent qu’on ne s’adresse pas à des disciples bouleversés comme on s’adresse à une grande assemblée de fidèles… Car même si le message est profondément unique, le public est divers.

            C’est une manière de comprendre les deux discours que nous avons lus, que d’évoquer les circonstances qui les différencient, mais ça n’est pas la seule manière possible. Ces deux textes peuvent avoir été voulus par leur auteur comme deux vis-à-vis critiques. Ils sont là pour s’interpeller l’un l’autre, une rude catéchèse (Luc Actes 2 – Pierre) face à un doux récit (Luc – Emmaüs) (cette réflexion pourrait être étendue aux nombreux discours qu’il y a dans Luc et dans les Actes…).

 

            Ainsi donc, ils étaient deux, quittant Jérusalem, qui se rendaient à Emmaüs. Le texte nous est bien connu, le déroulement de son intrigue aussi. C’est jour de résurrection, nous savons résurrection de qui, nous savons, à force de lectures et de méditations, comment le ressuscité est capable de se manifester. Nous savons aussi qu’il est capable de parler, de  donner des enseignements et d’accomplir un certain acte merveilleux, apparaître, et disparaître… Tout cela,  nous le savons.

            Mais il y a tout de même deux ou trois questions qui nous préoccupent – pour moi diverses vraiment anciennes préoccupations – et que voici exposée le plus simplement possible : (1) d’abord sur un plan réaliste, qu’est-ce que c’est que ces deux homme qui voyagent ; (2) ensuite sur un plan d’emblée merveilleux, qu’est-ce que c’est que cette apparition disparition de Jésus ; (3) encore dans un autre plan merveilleux (merveilleux scripturaire) la mention des prophètes ; à ce niveau il semble que nous ayons atteint une sorte de fond, et alors nous pouvons remonter vers le merveilleux de premier niveau, puis vers ce plan réaliste où il n’y a que des humains qui parlent à d’autres humains, l’échange verbal qui seul fait que l’humanité existe.

            (Ceci est peut-être un peu artificiel, d’autant que, juste après le retour et le témoignage des deux pèlerins, une apparition du ressuscité a lieu, supplémentaire et ultime. Apparition du ressuscité, l’une des plus accomplie qui soit, avec le narrateur de l’Évangile qui propose bien des choses à son lectorat, dont : « Comme, sous l’effet de la joie, ils ne croyaient pas encore et comme ils s’étonnaient… » (Luc 24,41). Et nous retenons ceci, ils ne croyaient pas encore. Après tout ce qui leur est arrivé, après des témoignages de femmes, après la vision par Pierre du tombeau vide, après tout ce qu’ils ont vécu – tout ce qu’ils ont lu aussi, car le lecteur est toujours le premier témoin de ces saintes affaires…

            …ils ne croyaient pas encore, en dépit de la joie ils ne croyaient pas encore, en dépit aussi de cette joie, ils s’étonnaient grandement. Ils ne croyaient pas, retenons cela. Et poursuivons, quelque chose, selon Luc, a été donné à cette petite population…, et il semblait que ça ne pourrait pas rater, et pourtant jusqu’ici, ça a raté, ils n’ont rien compris, ni rien appris. Ça a réussi sur quelques femmes, ça a raté sur les hommes… les hommes ont été réjouis, ils ont été étonnés aussi – pas si mal – mais, s’agissant de croire, et pour ce que nous lisons, c’est flop. Quelque chose manque encore.

            Et une proposition va nous être faite – ici, nous disons nous, il semble inévitable que nous disions nous,  il semble inévitable que notre situation de lecteurs soit très proche de la situation que celle des pèlerins, même si plusieurs niveau d’abstractions nous séparent. Il faut faire un effort d’imagination, c’est sûr, un effort au titre duquel nous allons nous retrouver dans la  situation de ceux qui croyaient voir et ne voyaient rien, qui imaginaient leur propre élévation mais qui n’ont trouvé que des ruines. Et qui vont, d’une manière ou d’une autre, se ramasser, se relever, et s’en aller. Pour aller où ? Pour aller avec qui ? Emmaüs ? Mais c’est où, Emmaüs ? Il n’y a rien à Emmaüs. Ce pourrait être absolument n’importe où. Nous sommes à Vincennes, une certaine distance de Vincennes, dans les 25km de Vincennes. Tant il est vrai ici que c’est la distance, c’est le temps de parcours à pied qui compte : six heures. Six heures, c’est le temps du voyage, et c’est surtout le temps d’un enseignement.

            Le lecteur se dit que six heures ça n’est pas bien long, et il s’en réjouit. Nous nous en réjouissons avec lui : il n’est pas le seul ou la seule qui ait eu à faire ce genre de voyage. Le lecteur sait donc bien que les durées et les distances, dans les Écritures Saintes, ont toujours quelque chose de symbolique. Il sait aussi que les promesses de Dieu ne sauraient pas faillir. Avec tout cela qu’il sait, le lecteur en sait à la fois plus et moins que les pèlerins d’Emmaüs. Il sait qu’il y a une fin, un point de retour, il sait aussi qu’il repartira vers son point de départ en emportant après lui une bénédiction concrète et partageable, une science discrète et renouvelée des Saintes Écritures. C’est beaucoup – peut être même est-ce suffisant pour une vie entière ? C’est tout ce qu’il sait. Voici aussi ce qu’il ignore : le jour et l’heure où il lui faudra partir et repartir, les moments où le Seigneur apparaitra – et sous quel aspect – et où le Seigneur disparaîtra. Il ignorera aussi ce que seront pour lui les prochains lieux de la fraternité. Tel sera donc son point de départ, tristesse, voire désespoir, et telle est la promesse qui lui aura été faite.

            Bien réelle. Puissions-nous faire nôtre cette promesse. Amen.

 



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