samedi 2 juillet 2022

Les Apostoliques Anonymes, ou la Bonne Nouvelle avant la Bonne Nouvelle (Luc 10,1-20)

Luc 10

1 Après cela, le Seigneur désigna soixante-douze autres disciples et les envoya deux par deux devant lui dans toute ville et localité où il devait aller lui-même.

 2 Il leur dit: «La moisson est abondante, mais les ouvriers peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson d'envoyer des ouvriers à sa moisson.

 3 Allez! Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups.

 4 N'emportez pas de bourse, pas de sac, pas de sandales, et n'échangez de salutations avec personne en chemin.

 5 «Dans quelque maison que vous entriez, dites d'abord: ‹Paix à cette maison.›

 6 Et s'il s'y trouve un homme de paix, votre paix ira reposer sur lui; sinon, elle reviendra sur vous.

 7 Demeurez dans cette maison, mangeant et buvant ce qu'on vous donnera, car le travailleur mérite son salaire. Ne passez pas de maison en maison.

 8 «Dans quelque ville que vous entriez et où l'on vous accueillera, mangez ce qu'on vous offrira.

 9 Guérissez les malades qui s'y trouveront, et dites-leur: ‹Le Règne de Dieu est arrivé jusqu'à vous.›

 

 10 Mais dans quelque ville que vous entriez et où l'on ne vous accueillera pas, sortez sur les places et dites:

 11 ‹Même la poussière de votre ville qui s'est collée à nos pieds, nous l'essuyons pour vous la rendre. Pourtant, sachez-le: le Règne de Dieu est arrivé.›

 12 «Je vous le déclare: Ce jour-là, Sodome sera traitée avec moins de rigueur que cette ville-là.

 13 Malheureuse es-tu, Chorazin! Malheureuse es-tu, Bethsaïda! car si les miracles qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr et à Sidon, il y a longtemps qu'elles se seraient converties, vêtues de sacs et assises dans la cendre.

 14 Oui, lors du jugement, Tyr et Sidon seront traitées avec moins de rigueur que vous.

 15 Et toi, Capharnaüm, seras-tu élevée jusqu'au ciel? Tu descendras jusqu'au séjour des morts.

 16 «Qui vous écoute m'écoute, et qui vous repousse me repousse; mais qui me repousse repousse celui qui m'a envoyé.»

 17 Les soixante-douze disciples revinrent dans la joie, disant: «Seigneur, même les démons nous sont soumis en ton nom.»

 18 Jésus leur dit: «Je voyais Satan tomber du ciel comme l'éclair.

 19 Voici, je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds serpents et scorpions, et toute la puissance de l'ennemi, et rien ne pourra vous nuire.

 20 Pourtant ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis, mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux.»

Prédication : 

            L’évangile de Luc, lorsqu’on l’associe avec le livre des Actes des Apôtres, constitue un récit qui commence avant même la naissance de Jésus de Nazareth, et qui finit lorsque son message commence à être proclamé à toutes les nations. Il nous faut ici entendre par nations tous ceux qui ne sont pas Juifs, ceux qui ne parlent pas araméen, tous ceux qui parlent la langue commune de l’époque, le grec, mais l’on sait que bien des efforts de traduction seront très tôt accomplis pour que le message soit traduit, et rendu compréhensible, en arménien par exemple, ou en éthiopien, ou en syriaque…

            Mais avant cet effort de traduction, il y a un effort de mission, de programmation, qui semble avoir été accompli par les Apôtres eux-mêmes… on connait les voyages de Pierre, on subodore les voyages de Philippe, on nous dit que la première communauté fut dispersée après une persécution, et l’on ne peut pas ignorer les voyages de Paul. A ceci près que Paul ne fait pas partie du collège des Apôtres, entendons par là le collège des Douze, ceux qui ont effectivement connu Jésus de son vivant. A part Pierre et Philippe, deux sur douze, qu’ont fait les Apôtres ? Voyager ? Évangéliser ? S’installer plutôt en communauté, ou en école, en se donnant pour tâche d’élaborer et de maintenir le bon message, la bonne doctrine ?

             Qu’un livre spécifique s’appelle justement Actes des Apôtres, et qu’il soit dans nos Bibles juste après les quatre évangiles doit nous donner à penser que, très tôt dans l’histoire de la chrétienté (occidentale), il a été tenu pour acquis que l’origine de l’évangile (les textes, la doctrine, l’histoire…) était apostolique. Et que les évangiles aient pour titres les noms de quatre Apôtres vient évidemment à l’appui de cette idée. Mais est-ce aussi simple ?

            Origine apostolique de l’Évangile est une idée intéressante. Mais cette idée ne dispense pas d’une question simple : les Apôtres, lorsqu’ils ont voyagé et prêché l’évangile de Jésus Christ, qu’ont-ils trouvé comme terrain, comme terreau ?

           

            Évangile de Luc, et Actes des Apôtre, un seul auteur qui, toujours, expose les idées reçues, mais propose aussi, souvent mine de rien, de réfléchir de manière critique sur ces mêmes idées. C’est, semble-t-il, dans ce cadre, que nous pouvons méditer le dixième chapitre de Luc.

            Nous avons quelques connaissances sur les Douze, mais qui sont les 72 ? Si nous voulons faire quelque chose du 72, c’est le nombre des nations païennes selon Genèse 10 (grc.). Symbole assez simple : cette mission envoyée par le Seigneur sera allée partout, dans le monde entier.

            Cette mission est une mission assez radicale. Les missionnaires sont de pauvres itinérants, que la mission n’enrichira jamais. Quant à leur message, il se limite à deux énoncés simplissimes, paix à cette maison, et le règne de Dieu est tout à fait proche de vous (ici, un petit souci de traduction, il faut comprendre que le règne de Dieu s’est approché et est on ne peut plus proche, autrement dit, il est là, et sa pleine manifestation tient aux humains). Deux énoncés simplissimes donc, paix à cette maison, et le règne de Dieu est tout à fait proche de vous, ces énoncés pouvant être vu comme le corps et la norme de la prédication. Quant à l’action des 72, elle tient en un verbe, guérir. C’est donc très simple. Avec ça, ils seront accueillis, ou ne le seront pas.

            Missionnaires très dépouillés – missionnaires mendiants – message très simple, pratique très simple. C’est la partie douce de la radicalité de la mission des 72. Mais y a l’autre partie de la mission, la partie dure, si l’on ne veut pas d’eux. Qui pourrait refuser de recevoir des itinérants prédicateurs et guérisseurs fonctionnant à un tarif aussi bas ? …mais on n’est pas obligé de les recevoir ! Que serait une bonne nouvelle si elle était assortie d’une obligation de recevoir ? Que serait un don gratuit s’il était obligatoire de souscrire ? Et bien la mission des 72 introduit une forme de malédiction contre ceux qui ne la recevront pas… mais cette malédiction est ce qu’on peut appeler une malédiction liturgique. Il n’appartient pas aux missionnaires de la mettre en œuvre, les 72 ne sont pas des prophètes genre Elie.

            Et il semble que cette mission ait été couronnée d’un certain succès, un succès en excès, puisqu’en plus de la prédication et de la guérison, il vient que les démons sont soumis aux missionnaires œuvrant au nom de Jésus… voilà cette mission décrite. Mais voilà aussi une chose bien étrange, que nous ne savons absolument pas qui sont ces 72, ils sont, nous dit Luc, désignés en plus des Douze et après eux, mais ils sont envoyés en mission avant les Douze, pour une mission couronnée de succès, pendant que les Douze… on ne sait pas ce que les Douze firent pendant que les 72 étaient à besogner partout, c'est-à-dire dans les vignes du Seigneur. Ces 72, j’aime les appeler les Apostoliques Anonymes, car anonymement ils vont recevoir leur lettre de mission et les instruments de leur mission, anonymement ils vont accomplir leur mission,  puis, redoublant d’anonymat, ils disparaitront, avec seulement cette unique distinction : « Réjouissez-vous de ce que vos noms ont été inscrits dans les cieux », déclaration de Jésus.

            Qui sont-ils ? Nous ne le savons pas, nous ne le sauront pas. Leur existence est attestée par les traces de leur mission, par les traces de leur passage. Il nous faut envisager leur existence du point de vue des Douze puis après devenus, à leur tour, apôtres et partis en mission. De qui les Douze tiennent-ils leur autorité, quel est le contenu de la prédication, quelle en est aussi la norme ? Et, surtout, où et à qui prêchent-ils ? Ils prêchent partout, et ils prêchent à tous. Mais enfin, que trouvent-ils là où ils prêchent ? L’évangile aura-t-il été déjà prêché avant que les Douze s’amènent, avec leur autorité, leurs catéchismes et leur baptême ? Si l’on entend par Évangile l’histoire vie et mort de Jésus de Nazareth plus sa compréhension comme miséricorde et amour de Dieu dans l’histoire d’Israël et du monde, alors oui, les Douze sont les premiers. Mais si l’on entend par Évangile la mission des 72 comme nous l’avons entendu, alors les Douze ne sont pas les premiers, ils ont été précédés, par une autre mission, celle des itinérant, très simples prédicateurs, et très simples guérisseurs. Qui apparaissent, disparaissent, sans souci de rassemblement, d’organisation, de pérennisation...

            La thèse portée par les 72 Apostoliques Anonymes, c’est que partout où Jésus devait aller lui-même, la mission des 72 était toujours déjà passée. Et plus avant encore, cette thèse, c’est que partout où l’on annonce un évangile élaboré, structuré, inscrit dans une histoire de Dieu, du Christ et de l’Esprit, partout donc, l’évangile a toujours déjà été annoncé et reçu librement, comme présence concrète du Règne de Dieu. Cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à toute évangélisation. Cela signifie que ceux à qui l’on s’adresse, ceux à qui nous nous adressons, ne sont jamais sans connaître ce que nous appelons, nous, les bienfaits de Dieu, mais qui peuvent porter bien d’autres noms.

            Bien sûr, à cette affirmation nous pourrons opposer qu’en certains endroits la mission des 72 a été repoussée et qu’à cette attitude correspondent de sévères et divines sanctions. Mais ces sanctions qui va les mettre en œuvre ? Dieu, lors du jugement… c'est-à-dire dans très longtemps, ce qui fait que la liberté d’accepter ou de refuser demeure pour toujours. Dans les illustrations que Jésus propose, il y a du Satan, il y a des serpents et des scorpions, il y a des villes qui flambent, mais ce qui demeure, ce par quoi tout commence, et ce par quoi tout recommence, c’est l’annonce de l’évangile, et c’est donc la liberté.

           

            Voilà, cette méditations sur les 72 touche à sa fin, pour aujourd’hui. Méditation d’un évangile ramené à sa plus simple expression, proclamation et service du prochain, à son plus grand engagement, et à son plus bel accomplissement.

            Réjouissez-vous d’avoir part à cette tâche, et réjouissez-vous, car vos noms ont été inscrits dans les cieux.