dimanche 8 mars 2020

Brève rencontre au bord de la piscine (Jean 5,1-9)

Une très très improbable rencontre...

Jean 5,1-9
1 Après cela, il y eut une fête des Juifs, et Jésus monta à Jérusalem.
2 Or, à Jérusalem, près de la porte des brebis, il y a une piscine qui s'appelle en hébreu Béthesda, et qui a cinq portiques.
3 Sous ces portiques étaient couchés en grand nombre des malades, des aveugles, des boiteux, des paralytiques, qui attendaient le mouvement de l'eau;
4 car un ange descendait de temps en temps dans la piscine, et agitait l'eau; et celui qui y descendait le premier après que l'eau avait été agitée était guéri, quelle que fût sa maladie.
5 Là se trouvait un homme malade depuis trente -huit ans.
6 Jésus, l 'ayant vu couché, et sachant qu 'il était malade depuis longtemps, lui dit: Veux-tu être guéri ?
7 Le malade lui répondit: Seigneur, je n'ai personne pour me jeter dans la piscine quand l'eau est agitée, et, pendant que j'y vais, un autre descend avant moi.
8 Lève-toi, lui dit Jésus, prends ton lit, et marche.
9 Aussitôt cet homme fut guéri; il prit son lit, et marcha.
Prédication :
            Comment allons-nous comprendre ce texte ? Premièrement nous allons nous réjouir de ce que cet homme, après une longue vie de handicap et d’infirmité, après aussi une brève rencontre avec Jésus, soit reparti debout sur ses deux jambes et, pour le dire tout simplement, guéri. Si nous ne sommes pas capables de nous réjouir de cela, nous pouvons cesser de lire – et d’écouter – tourner la page et passer à autre chose.
            Mais comme nous avons choisi de rester encore un peu de temps liés à ce texte, nous allons en approfondir la composition et l’interprétation, car il y a là plus qu’un récit de guérison. Il y a aussi une méditation profonde sur la maladie, le handicap, la faiblesse, une méditation sur le ministère d’accompagnement du handicap, une méditation sur l’action de Dieu.
            Nous allons donner deux lectures de ce texte.

            Première lecture. Il y a cette piscine, et, autour de la piscine, toute une foule d’infirmes de toutes sortes, ainsi que tous ceux qui les accompagnent. Ils attendent. Qu’attendent-ils ? Que l’ange du Seigneur descende et que l’eau se mette à bouillonner. Alors ils sont tous là, comme des coureurs dans les starting-blocks. Ils attendent le top départ, la descente de l’ange du Seigneur, les premières ondelettes à la surface de l’eau. Et lorsque cela arrive, c’est la bousculade, la ruée vers l’eau. Ils savent tous bien que le premier dans l’eau sera guéri. Entre les malades, c’est chacun pour soi, et entre les accompagnants des malades, c’est aussi chacun pour soi.
Et voilà ! Il y en a un qui ressort guéri, on repêche les autres, et l’attente recommence. Il en est un au moins pour lequel l’attente dure depuis 38 ans ; 38, ça n’est même pas le chiffre symbolique 40 ; c'est-à-dire que cet  homme est bien là depuis 38 ans. Et plus le temps passe, moins il a de chances d’être guéri ; couché sur son grabat il est de plus en plus faible, et aucun accompagnant, aucun aumônier, ne reste présent à côté d’un malheureux pendant une aussi longue durée.
            Il y a quelque chose de profondément grotesque dans la description de la piscine de Bethesda. D’abord son côté cour des miracles, ensuite le sprint des handicapés vers la piscine, puis la récupération dans l’eau de ceux qui n’ont pas été guéris. Ajoutons à cela que seuls les plus récemment arrivés ont des chances de s’en sortir : plus rapides que les autres... A moins que les places en bordure de piscine soient chèrement défendues par ceux qui les occupent. Ajoutons encore que tous étant tendus vers l’apparition de petites vaguelettes, il doit arriver des moments de confusion où tous se jettent à l’eau alors qu’il ne s’agit que d’une petite brise et que l’ange du Seigneur est resté là-haut...

            Que dire ? Dernier arrivé, premier guéri ? Et cette guérison, plus tu en as besoin et moins elle risque de t’échoir ! Cette forme de piété autour des piscines existe, elle a probablement existé de tous temps. Zola en a donné une description saisissante dans son roman Lourdes (1898).

          Que dire encore ? Au bord des piscines, la prudence pastorale empêche de promettre qu’un miracle aura lieu. Et il peut y avoir là authentique fraternité qui peut être vécue comme une sorte de bain de jouvence. Tant il est vrai que l’efficacité clinique d’une fraternité vécue peut ne rien devoir à une intervention du Très-Haut. 
            Voici une seconde lecture, avec le même point de départ que la première (mais pas exactement la même traduction du texte) : une foule de miséreux, de pauvres gens, est là autour de la piscine. Ce qui les caractérise tous, c’est qu’ils sont "sans-force", incapables de se mouvoir, ou incapable de trouver par eux-mêmes la direction du bord de l’eau : aveugles, estropiés, impotents. Il y a avec ces gens d’autres gens, amis ou famille pour les nourrir, et sans doute aussi des préposés attachés au lieu, et qui, l’un après l’autre, conduisent les "sans-forces" à la piscine et les soulagent par un bain d’eau.
Dans cette autre lecture, l’ange ne descend pas du ciel avec tambour et trompette ; l’ange du ciel est discret, si discret qu’on ne le remarque pas, à peine une imperceptible discrète brise… et juste, de temps en temps, l’un des patients sort guéri de la piscine. Et là ça n’est pas la descente de l’ange qui signale la guérison du premier dans l’eau, mais la guérison d’un patient qui signale que l’ange vient de passer.
Rien de grotesque alors dans cette scène. Juste l’attente, l’infinie patience, et, d’une certaine manière, l’espérance, une forme collective d’espérance, car tous peuvent à égalité attendre une guérison. Et tous ceux qui s’engagent au service de ces pauvres gens peuvent les servir à égalité, sans préférence et sans rien supputer.

Qu’il s’agisse de la première ou de la deuxième lecture, rien ne change semble-t-il lorsque nous poursuivons la lecture : c’est une expérience de fraternité qui commence lorsque Jésus passe par là.
L’homme est là, grabataire, c'est-à-dire incapable de quitter sa couche par ses propres forces. Apprenant que c’est depuis 38 ans, Jésus lui demande… mais qu’est-ce que Jésus lui demande ? La situation n’est-elle pas évidente ? Et que pourrait-il vouloir, cet homme, d’autre qu’être guéri ? « Veux-tu être guéri ? », c’est apparemment ce que Jésus demande à l’homme, interrogeant tout en même temps la volonté et l’état de cet homme. Sauf que ça n’est pas le vocabulaire médical de la guérison que Jésus emploie, mais celui, plus subtil, du rapport personnel à la santé.
Bien entendu, il y a une préférence pour la bonne santé… et la banalité de nos vœux de bonne année le dit bien : « …surtout la santé ! » Mais faute de santé, que dire ? On ne peut pas souhaiter « bonne santé » à quelqu’un qu’on sait malade. On sait que certaines personnes, malades, ont un rapport assez sain à leur propre santé. Alors comment exprime-t-on un rapport sain à une santé chancelante ?
La proposition de Jean l’évangéliste est d’opposer la guérison miraculeuse à la maladie, comme il oppose une sorte de recouvrement à la faiblesse, comme il oppose le debout au couché… Ainsi peut-on dire de certains malades, même très affaiblis, qu’ils sont debout devant la maladie, qu’ils ne se couchent – qu’ils ne s’inclinent pas, qu’ils ne capitulent pas – devant elle.
La question que Jésus pose à l’homme sans forces, grabataire depuis 38 ans est celle-ci : « Veux-tu te redresser ? » Jésus s’adresse ainsi à cet homme comme si cet homme avait capitulé. La réponse de l’homme semble attester cette capitulation, puisqu’il répond qu’il n’a personne pour le jeter dans la piscine au bon moment… mais en même temps qu’il fait cette réponse, l’homme déclare qu’il lui faut un certain temps pour descendre – et l’on entend là par ses propres forces. C’est donc que des forces lui restent.
Et ce que lui suggère Jésus – osons dire tout simplement – mais encore faut-il être capable de le faire à propos, c'est-à-dire, au moins, après avoir bien écouté cet homme et bien entendu ce qu’il dit – Jésus lui suggère que les forces dont il dispose pour aller lui-même dans la piscine peuvent être employées pour se mouvoir… car il, cet homme faible, n’a pas aussi peu de force qu’il semble lui-même le croire.

Alors ? Alors la suite, et le reste, relèvent de ce que nous pouvons appeler un raccourci biblique. Ce qui prend deux-répliques-un-verset dans la Bible et lorsqu’il s’agit de Jésus, peut prendre un peu plus de temps dans la vraie vie.
Ce qui signifie que les témoins – et accompagnateurs – que les croyants sont appelés à être doivent être prêts à œuvrer un certain temps, un très long temps, avant que, l’ange intervenant tout à son heure, ils voient peut-être paraître comme un fruit de leur accompagnement… et encore ce fruit ne sera-t-il pas fruit de leurs œuvres.
Il en est ainsi, disons-le avec joie autant qu’avec patience, de l’action de Dieu dans les vies humaines.
Que le Seigneur nous fasse grâce. Amen