dimanche 13 décembre 2015

Au-delà de la peur de l'au-delà (Luc 3,1-17)

Au-delà de la peur de l'au-delà... mais peut-être pas d'elle seulement. Peut-être pas seulement au-delà de la peur de l'au-delà. Au-delà de la peur tout court. Ou, mieux, au-delà de tout sentiment qui vous rendrait perméable à une prédication de la peur et à la prédication de solutions simplissimes, séduisantes, radicales... pas seulement en matière de religion d'ailleurs.

Encore que cet au-delà de la peur ne devrait pas effacer les motifs de la peur. Car la peur n'est pas forcément un sentiment négatif. Elle peut donner à évaluer en imagination les conséquences d'actes non encore accomplis et peut, parfois, amener à renoncer à les accomplir. J'y reviens plus loin.
Luc 3
1 L'an quinze du gouvernement de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode tétrarque de Galilée, Philippe son frère tétrarque du pays d'Iturée et de Trachonitide, et Lysanias tétrarque d'Abilène,
2 sous le sacerdoce de Hanne et Caïphe, la parole de Dieu fut adressée à Jean fils de Zacharie dans le désert.
3 Il vint dans toute la région du Jourdain, proclamant un baptême de conversion en vue du pardon des péchés,
4 comme il est écrit au livre des oracles du prophète Esaïe: Une voix crie dans le désert: Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers.
5 Tout ravin sera comblé, toute montagne et toute colline seront abaissées; les passages tortueux seront redressés, les chemins rocailleux aplanis;
6 et tous verront le salut de Dieu.

7 Jean disait alors aux foules qui venaient se faire baptiser par lui: «Engeance de vipères, qui vous a montré le moyen d'échapper à la colère qui vient?
8 Produisez donc des fruits qui témoignent de votre conversion; et n'allez pas dire en vous-mêmes: ‹Nous avons pour père Abraham.› Car je vous le dis, des pierres que voici Dieu peut susciter des enfants à Abraham.
9 Déjà même, la hache est prête à attaquer la racine des arbres; tout arbre donc qui ne produit pas de bon fruit va être coupé et jeté au feu.»
10 Les foules demandaient à Jean: «Que nous faut-il donc faire?»
11 Il leur répondait: «Si quelqu'un a deux tuniques, qu'il partage avec celui qui n'en a pas; si quelqu'un a de quoi manger, qu'il fasse de même.»
12 Des collecteurs d'impôts aussi vinrent se faire baptiser et lui dirent: «Maître, que nous faut-il faire?»
13 Il leur dit: «N'exigez rien de plus que ce qui vous a été fixé.»
14 Des militaires lui demandaient: «Et nous, que nous faut-il faire?» Il leur dit: «Ne faites ni violence ni tort à personne, et contentez-vous de votre solde.»

15 Le peuple était dans l'attente et tous se posaient en eux-mêmes des questions au sujet de Jean: ne serait-il pas le Messie?
16 Jean répondit à tous: «Moi, c'est d'eau que je vous baptise; mais il vient, celui qui est plus fort que moi, et je ne suis pas digne de délier la lanière de ses sandales. Lui, il vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu;
17 il a sa pelle à vanner à la main pour nettoyer son aire et pour recueillir le blé dans son grenier; mais la bale, il la brûlera au feu qui ne s'éteint pas.»

18 Ainsi, avec bien d'autres exhortations encore, il annonçait au peuple la Bonne Nouvelle.

Prédication :
« Il a sa pelle à vanner à la main pour nettoyer son aire et pour recueillir le blé dans son grenier ; mais la bale, il la brûlera au feu qui ne s'éteint pas » La bale, c’est l’espèce de pellicule solide qui enveloppe l’épi de blé. Autrement dit, si nous comprenons bien Jean le Baptiste, une grande conflagration est toute proche, un grand jugement s’ensuivra, certains étant pour toujours réprouvés, jetés pour toujours au feu, et d’autres, pour toujours, élus, mis en réserve, choyés, abrités… Et l’évangile de Luc appelle ça la Bonne Nouvelle… Bonne Nouvelle pour qui ? Pas pour la bale…

            C’est que la perspective du feu qui ne s’éteint jamais n’est guère réjouissante… Peut-être que vous n’avez pas peur. Et alors un prédicateur apparemment comme Jean le Baptiste n’aura pas de prise sur vous. Vous allez le laisser vociférer, menacer, et vous allez hausser les épaules… Mais peut-être qu’à un moment de votre vie vous serez inquiet, angoissé, que vous aurez le sentiment d’une menace, ou d’un péril imminents ; vous serez fragilisé. Peut-être alors un prédicateur de la peur pourra vous convaincre que oui, qu’il faut avoir peur, et que vous devriez avoir encore plus peur, parce que le jugement est imminent. Il y a ainsi des prédicateurs qui font peur. Et qui apportent le remède à la peur… Il y a alors parfois des gens pour les croire… Ce n’est pas seulement en religion d’ailleurs que ça peut parfois se passer comme ça. Ça peut se passer comme ça aussi parfois en politique.
Quel remède proposent-ils contre la peur ? Par exemple, un rite religieux. On peut, disaient certains prédicateurs, donner de son argent, acheter l’indulgence de Dieu… les protestants savent ça par cœur, mais c’était il y a longtemps. Tout récemment, en étant manifestement au-delà de toute peur possible, et pensant que Dieu les honorerait et les admettrait dans son paradis, il y en a qui ont ouvert le feu sur des gens qui étaient au concert, ou au café, et ils se sont fait exploser après. Gagne-t-on son paradis en tuant des humains ? Vous dites que non, que c’est monstrueux, et vous avez complètement raison. Mais pour qu’ils fassent cela, il a fallu qu’il y ait des prédicateurs pour le leur prêcher, et que, eux, ils y croient. Quant à savoir dans quelles conditions mentales ils étaient pour finir par arriver à y croire, faut-il penser au dépit, ou à la peur ? Un total affaissement du sens critique, en tout cas.

Dans le texte de l’évangile de Luc, il y en a qui pensent que le baptême de Jean le Baptiste est un remède contre la peur de l’enfer, un moyen pour échapper au chaos et au jugement qui doit venir… On peut bien entendu demander sincèrement le baptême, mais ceux qui le voient comme un moyen, Jean les vilipende.
Première leçon donc : le baptême de Jean le Baptiste  ne peut pas être considéré comme un remède contre la peur. Et c’est Jean le Baptiste lui-même qui le dit.
 Certains semblent alors l’admettre, et demandent « que devons-nous faire ? » Si les rites ne sont pas un remède contre la peur, que reste-t-il ? Et bien, répond apparemment Jean, il reste le partage, il reste à être honnête, il reste à ne pas abuser du pouvoir qu’on a…Certes. Mais ce que dit Jean le Baptiste est bien au-delà de cela : celui qui mettrait en œuvre ce que Jean préconise ne pourrait simplement pas vivre. Les soldats qui viennent rencontrer Jean sont sans doute des mercenaires, ces supplétifs de l’armée romaine ; ces gens étaient très irrégulièrement payés. Comment renoncer à une solde qu’on ne vous verse pas, et comment dans ces conditions renoncer à la violence du pillage ? Le collecteur d’impôts, lui, achetait sa charge à l’administration romaine, au prix exact de l’impôt et n’était aucunement rétribué. Il engageait son propre argent pour obtenir le droit de collecter l’impôt ! Collecter l’impôt, cela a un coût. Comment pouvait-il faire autrement que prélever plus que ce qui était fixé par l’administration romaine ?
Deuxième leçon : les actions que préconise Jean le Baptiste sont des actions impossibles. Aucune d’elles n’est donc à même de soulager la peur… au contraire même, la peur est redoublée.

Au bilan, la tranquillité de l’âme ne s’obtient ni par des actions, même bonnes, ni par des rites, même religieux. 
La prédication de Jean le Baptiste passe par la préconisation d’actes, non pour disqualifier socialement un agir juste, mais pour montrer, s’agissant de salut, l’impasse de tous les actes et pour pointer « plus loin » que les actes. Or, le « plus loin », le peuple le connaît : la rédemption, le salut, la conjuration de la peur, passent par le Messie. Ce que les humains n’obtiendront jamais de Dieu par leurs propres forces, le Messie le leur donnera…
Jean ne serait-il donc pas le Messie ? Et le reconnaître comme tel ne serait-il pas ce qu’il faut faire pour que soit conjurée la peur ? D’un côté, Jean précise que ce n’est pas lui le Messie qui vient. Et d’un autre côté, il faut bien se garder d’affirmer que nous savons, nous, que c’est Jésus et que le reconnaître comme Messie serait l’unique moyen de conjurer la peur. Car si nous l’affirmions ainsi, reconnaître le Messie ce serait encore une fois faire œuvre humaine.

L’impasse est-elle totale ? Non ! Nous ne sommes pas dans l’impasse. Ecoutons sérieusement ce que dit Jean le Baptiste. Il dit du Messie : « Il vient ! » En se proclamant lui-même indigne de délier la courroie des sandales de celui qui vient, Jean affirme que le Messie est un homme, et infiniment plus qu’un homme. Jean affirme aussi que ce que fait cet homme qui est infiniment plus qu’un homme n’est pas un geste matériel fait par les hommes pour leur propre profit, mais un geste immatériel que les hommes peuvent seulement recevoir… Le nom de ce geste immatériel ? « Il vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu. »
Qu’est-ce à dire ? Reprenons l’image par laquelle nous commencions. Le grain, et la bale. Est-on pour les uns juste de la bale bonne à jeter au feu, et pour les autres seulement grain à conserver pour la vie ? Que je sache, le blé, lorsqu’il pousse, c’est du grain, enveloppé dans de la bale. Bale et grain sont produits par la même plante. Mais si le grain n’est pas séparé de la bale, il est impropre à nourrir, il est impropre à vivre. La bale c’est ce qui l’enveloppe, l’enserre, empêche de vivre… un peu comme la peur dont nous parlions tout à l’heure. Or, le grain ne peut pas se débarrasser tout seul de la bale… il ne peut pas parvenir seul se débarrasser de sa peur. Et ce que dit Jean le Baptiste, ce n’est finalement pas une menace, mais c’est vraiment une bonne nouvelle, la Bonne Nouvelle. Vous allez être libres de vos peurs, de vos poids, de vos remords ou ressentiments. Pas à l’abri du malheur, mais libres ! Non pas parce que vous aurez fait ce qu’il faut pour l’être – vous ne le pouvez pas – mais parce que Lui, Celui qui vient, le fera pour vous.

Sœurs et frères, il est venu et il vient. En nous baptisant dans l’Esprit Saint et le feu, il a commencé et il continue de nous libérer. Nous nous en réjouissons, nous lui disons merci, et nous lui demandons qu’il poursuive chaque jour son œuvre en nous. Amen
N'empêche, reste la question de cette peur - de l'au-delà - qui, si elle n'avait pas fait défaut aux assassins du 13 novembre, aurait peut-être pu les empêcher de ... Comment peut-on en être certain ? On ne peut être certain que d'une chose en l'espèce : le mélange de la certitude du salut et de la théologie de la rétribution, c'est à dire l'éviction pure et simple de l'idée d'un jugement divin, c'est la porte ouverte, le boulevard de la violence religieuse irresponsable. Seule une dynamique équilibrée du jugement et de la grâce peuvent conduire à une éthique concrète de l'acte et de la responsabilité. Mais ces propos sont si extraordinairement abstraits...