Luc 10
1 Après cela, le Seigneur désigna soixante-douze autres disciples et les
envoya deux par deux devant lui dans toute ville et localité où il devait aller
lui-même.
2
Il leur dit: «La moisson est abondante, mais les ouvriers peu nombreux. Priez
donc le maître de la moisson d'envoyer des ouvriers à sa moisson.
3
Allez! Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups.
4
N'emportez pas de bourse, pas de sac, pas de sandales, et n'échangez de
salutations avec personne en chemin.
5
«Dans quelque maison que vous entriez, dites d'abord: ‹Paix à cette maison.›
6
Et s'il s'y trouve un homme de paix, votre paix ira reposer sur lui; sinon,
elle reviendra sur vous.
7
Demeurez dans cette maison, mangeant et buvant ce qu'on vous donnera, car le
travailleur mérite son salaire. Ne passez pas de maison en maison.
8
«Dans quelque ville que vous entriez et où l'on vous accueillera, mangez ce
qu'on vous offrira.
9
Guérissez les malades qui s'y trouveront, et dites-leur: ‹Le Règne de Dieu est
arrivé jusqu'à vous.›
10
Mais dans quelque ville que vous entriez et où l'on ne vous accueillera pas,
sortez sur les places et dites:
11
‹Même la poussière de votre ville qui s'est collée à nos pieds, nous l'essuyons
pour vous la rendre. Pourtant, sachez-le: le Règne de Dieu est arrivé.›
12
«Je vous le déclare: Ce jour-là, Sodome sera traitée avec moins de rigueur que
cette ville-là.
L’évangile de Luc, lorsqu’on l’associe avec le livre des Actes des Apôtres,
constitue un récit unique qui commence avant même la naissance de Jésus de
Nazareth, et qui finit lorsque son message commence à être proclamé à toutes
les nations.
Il nous faut ici entendre
par nations tous ceux qui ne sont pas Juifs, ceux qui ne parlent pas araméen,
tous ceux qui parlent la langue commune de l’époque, le grec, mais l’on sait
que bien des efforts de traduction des textes seront très tôt accomplis pour
que le message soit rendu compréhensible, en arménien par exemple, ou en
éthiopien, ou en syriaque, ou encore en latin…
Avant cet effort de
traduction, il y a un effort de mission qui semble avoir été accompli par les
Apôtres eux-mêmes… on connait les voyages de Pierre, on subodore les voyages de
Philippe (Liban, Éthiopie, les deux en même temps…), on nous dit que la
première communauté fut dispersée après une persécution, les chrétiens de Judée
devenant missionnaire, contraints et forcés ; et on ne peut pas ignorer
les voyages de Paul, qui ne fait pas partie du collège des Apôtres, entendons
par là le collège des Douze, ceux qui ont effectivement connu Jésus de son
vivant. A part Pierre et Philippe, deux sur douze, qu’ont fait les
Apôtres ? Voyager ? Évangéliser ? S’installer plutôt en
communauté, ou en école, en se donnant pour tâche d’élaborer et de maintenir le
bon message, la bonne doctrine ? Disons voyager, au trois-fois- quatre coins
du monde, chacun dans une direction propre.
Il y a un livre de la Bible qui s’appelle justement
Actes des Apôtres, et qu’il soit dans nos Bibles juste après les quatre
évangiles doit nous donner à penser que, très tôt dans l’histoire de la
chrétienté (occidentale), il a été tenu pour acquis que l’origine de l’évangile
(les textes, la doctrine, l’histoire…) était apostolique. Et que les évangiles
aient pour titres les noms de quatre Apôtres vient évidemment à l’appui de
cette idée. Mais est-ce aussi simple ?
L’origine apostolique de
l’Évangile est une idée intéressante. Mais cette idée ne dispense pas d’une
question simple : les Apôtres, lorsqu’ils ont voyagé et prêché l’évangile
de Jésus Christ, qu’ont-ils trouvé comme terrain, comme terreau ?
Évangile de Luc, et Actes
des Apôtre, un seul auteur qui, toujours, expose les idées reçues, mais propose
aussi, souvent mine de rien, de réfléchir de manière critique sur ces mêmes
idées. C’est, semble-t-il, dans ce cadre, que nous pouvons méditer le dixième
chapitre de Luc.
Nous avons quelques
connaissances sur les Douze, notamment sur leur mission (Luc 9), mais qui sont
les 72 ? Si nous voulons faire quelque chose du 72, c’est le nombre des
nations païennes selon Genèse 10 (grec). Symbole assez simple : cette
mission envoyée par le Seigneur sera allée partout, dans le monde entier.
Cette mission est une
mission assez radicale. Les missionnaires sont de pauvres itinérants (comme les
12), que la mission n’enrichira jamais. Quant à leur message, il se limite à
deux énoncés simplissimes, paix à cette
maison, et le règne de Dieu est tout à
fait proche de vous (ici, un
petit souci de traduction, il faut comprendre que le règne de Dieu s’est
approché et est on ne peut plus proche, autrement dit, il est là, et sa pleine
manifestation tient aux humains). Deux énoncés simplissimes donc, paix à cette maison, et le
règne de Dieu est tout à fait proche de vous, ces énoncés pouvant être vu
comme le corps et la norme de la prédication. Quant à l’action des 72, elle
tient en un verbe, guérir. C’est donc
très simple. Avec ça, ils seront accueillis, ou ne le seront pas.
Missionnaires très
dépouillés – missionnaires mendiants – message très simple, pratique très
simple. C’est la partie douce de la radicalité de la mission des 72. Mais y a
l’autre partie de la mission, la partie dure, si l’on ne veut pas d’eux. Qui
pourrait refuser de recevoir des itinérants prédicateurs et guérisseurs
fonctionnant à un tarif aussi bas ? …mais personne n’est obligé de les
recevoir ! Que serait une bonne nouvelle si elle était assortie d’une
obligation de recevoir ? Que serait un don gratuit s’il était obligatoire
de souscrire ? Et bien la mission des 72 introduit une forme de
malédiction contre ceux qui ne la recevront pas… mais cette malédiction est ce
qu’on peut appeler une malédiction liturgique. Heureusement, il n’appartient
pas aux missionnaires de la mettre en œuvre, les 72 ne sont pas des prophètes
genre Elie.
Il semble que cette
mission ait été couronnée d’un certain succès, un succès en excès, puisqu’en
plus de la prédication et de la guérison, il vient que les démons sont soumis à
ces missionnaires œuvrant au nom de Jésus… voilà cette mission décrite. Mais
voilà aussi une chose bien étrange, que nous ne savons absolument pas qui sont
ces 72. Ils sont, nous dit Luc, désignés en plus des Douze et après les Douze, Mais
leur envoi en mission est différent de celui proposé aux Douze.
La mission des 72 est une mission
préparatoire ; ils viennent avant Jésus. Mais nous ne savons pas ce que les
Douze faisaient pendant que les 72 étaient à besogner partout, c'est-à-dire
dans les vignes du Seigneur.
Ces 72, j’aime les appeler
les Apostoliques Anonymes, car anonymement ils vont recevoir leur lettre de
mission et les instruments de leur mission, anonymement ils vont accomplir leur
mission, puis, redoublant d’anonymat,
ils disparaitront, avec seulement cette unique épitaphe :
« Réjouissez-vous de ce que vos noms ont été inscrits dans les
cieux », déclaration de Jésus.
Qui sont-ils ? Nous
ne le savons pas, nous ne le saurons pas. Leur existence est attestée par les
traces de leur mission, par les traces de leur passage. Il nous faut envisager
leur existence du point de vue des Douze puis après devenus, à leur tour,
apôtres et partis en mission. De qui les Douze tiennent-ils leur autorité, quel
est le contenu de la prédication, quelle en est aussi la norme ? Et, surtout,
où et à qui prêchent-ils ? Ils prêchent partout, et ils prêchent à tous.
Mais enfin, que trouvent-ils là où ils prêchent ? L’évangile aura-t-il été
déjà prêché avant que les Douze arrivent, avec leur autorité, leurs catéchismes
et leur baptême ?
Si l’on entend par
Évangile l’histoire vie et mort de Jésus de Nazareth, plus sa compréhension
comme miséricorde et amour de Dieu dans l’histoire d’Israël et du monde, alors
oui, les Douze sont les premiers.
Mais si l’on entend par Évangile
la mission des 72 comme nous l’avons entendu, alors les Douze ne sont pas les
premiers, ils ont été précédés, par une autre mission, celle des itinérant,
très simples prédicateurs, et très simples guérisseurs. Qui apparaissent,
disparaissent, sans souci de rassemblement, d’organisation, de pérennisation...
La thèse portée par les 72
Apostoliques Anonymes, c’est que partout où Jésus devait aller lui-même, la
mission des 72 était toujours déjà passée. Et plus avant encore, cette thèse, c’est
que partout où l’on annonce un évangile élaboré, structuré, inscrit dans une
histoire de Dieu, du Christ et de l’Esprit, partout donc, l’évangile a toujours
déjà été annoncé et reçu librement, comme présence concrète du Règne de Dieu. Cela
ne signifie pas qu’il faille renoncer à toute évangélisation. Cela signifie que
ceux à qui l’on s’adresse, ceux à qui nous nous adressons, ne sont jamais sans connaître
ce que nous appelons, nous, les bienfaits de Dieu, mais qui peuvent porter bien
d’autres noms.
Bien sûr, à cette affirmation
nous pourrons opposer qu’en certains endroits la mission des 72 a été repoussée
et qu’à cette attitude correspondent de sévères et divines sanctions. Mais ces
sanctions qui va les mettre en œuvre ? Dieu, lors du jugement…
c'est-à-dire dans très longtemps, ce qui fait que la liberté d’accepter ou de
refuser demeure pour toujours. Dans les illustrations que Jésus propose, il y a
du Satan, il y a des serpents et des scorpions, il y a des villes qui flambent,
mais ce qui demeure, ce par quoi tout commence, et ce par quoi tout recommence,
c’est l’annonce de l’évangile, et c’est donc la liberté.
Voilà, cette méditation
sur les 72 touche à sa fin, pour aujourd’hui. Méditation d’un évangile ramené à
sa plus simple expression, proclamation et service du prochain, à son plus
grand engagement, évangile qui présente le Règne de Dieu à son plus bel
accomplissement.
Réjouissez-vous d’avoir
part à cette tâche, et réjouissez-vous, car vos noms ont été inscrits dans les
cieux.