samedi 14 novembre 2020

Pour que l'Evangile reste toujours une bonne nouvelle (Matthieu 25,13-30)

Matthieu 25

13 Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l'heure.

14 «En effet, il en va comme d'un homme qui, partant en voyage, appela ses serviteurs et leur laissa ses biens. 15 À l'un il remit cinq talents, à un autre deux, à un autre un seul, à chacun selon ses capacités; puis il partit aussitôt 16 Celui qui avait reçu les cinq talents s'en alla les faire valoir et en gagna cinq autres. 17 De même celui des deux talents en gagna deux autres. 18 Mais celui qui n'en avait reçu qu'un s'en alla creuser un trou dans la terre et y cacha l'argent de son maître. 

19 Longtemps après, arrive le maître de ces serviteurs, et il fait le bilan avec eux. 20 Celui qui avait reçu les cinq talents s'avança et en présenta cinq autres, en disant: ‹Maître, tu m'avais confié cinq talents; voici cinq autres talents que j'ai gagnés.› 21 Son maître lui dit: ‹C'est bien, bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle en peu de choses, sur beaucoup je t'établirai; viens te réjouir avec ton maître.›  22 Celui des deux talents s'avança à son tour et dit: ‹Maître, tu m'avais confié deux talents; voici deux autres talents que j'ai gagnés.› 23 Son maître lui dit: ‹C'est bien, bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle en peu de choses, sur beaucoup je t'établirai; viens te réjouir avec ton maître.› 24 S'avançant à son tour, celui qui avait reçu un seul talent dit: ‹Maître, je savais que tu es un homme dur: tu moissonnes où tu n'as pas semé, tu ramasses où tu n'as pas répandu ; 25 par peur, je suis allé cacher ton talent dans la terre: le voici, tu as ton bien.› 26 Mais son maître lui répondit: ‹Mauvais serviteur, timoré! Tu savais que je moissonne où je n'ai pas semé et que je ramasse où je n'ai rien répandu. 27 Il te fallait donc placer mon argent chez les banquiers: à mon retour, j'aurais recouvré mon bien avec un intérêt. 28 Retirez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui a les dix talents. 29 Car à tout homme qui a, l'on donnera et il sera dans la surabondance; mais à celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera retiré. 30 Quant à ce serviteur bon à rien, jetez-le dans les ténèbres du dehors: là seront les pleurs et les grincements de dents.›

Prédication

La semaine dernière, nous nous sommes penchés sur l’histoire de dix jeunes filles qui devaient se tenir prêtes à accueillir un époux. Signe de leur préparation : tenir une lampe allumée. Elles ne savaient pas à quelle heure il arriverait. Tard dans la nuit, il arriva. Cinq jeunes filles étaient prêtes, cinq ne l’étaient pas, et ces dernières furent définitivement exclues de la noce. Pas de deuxième chance…

            Cette semaine, nous nous penchons sur l’histoire de trois serviteurs et de leur maître. Celui-ci, partant au loin et pour une durée indéterminée, laissa ses biens aux serviteurs. Deux firent de bonnes affaires et doublèrent la mise, mais le troisième ne fit rien du tout et rendit le capital... Il fut définitivement exclu. Pas de deuxième chance…

La dureté de ces deux textes a quelque chose d’effrayant. Effrayant parcequ’il s’agit du Royaume des cieux ; il s’agit de la prédication de ce royaume, et nous nous étonnons d’une telle brutalité dans la bouche de Jésus. Dans la bouche de Jean le Baptiste, on trouvait cette violence, et il était question de l’urgence de la conversion (Matthieu 3) parce que le Royaume des cieux était très très proche ; et maintenant, dans la bouche de Jésus, il est question d’un moment où il sera trop tard, même pour se convertir. Il n’y aura alors plus de deuxième chance.

            Est-ce cela qu’il nous faut comprendre ? Devons-nous poser comme acquis, et enseigner comme un savoir absolu qu’à un certain moment de l’histoire de l’humanité, il sera trop tard, et que les portes de la divine miséricorde seront définitivement fermées à tous ceux qui n’auront pas fait, par ignorance ou par négligence, ce qui devait être fait pour être assuré d’obtenir la béatitude des sauvés ? Jésus entérine-t-il cette prédication de clôture et d’exclusion, ou s’agit-il de tout autre chose ?

             Deux indices nous suggèrent qu’il pourrait s’agir de tout autre chose.

Le premier, et le plus grand, de ces indices est que le chapitre que nous lisons est le 25ème, alors que l’évangile de Matthieu en comporte 28. Si l’évangile de Matthieu finissait maintenant, alors nous pourrions considérer qu’effectivement Jésus met un point final à la prédication de Jean le Baptiste : Jean ayant ouvert le temps de la conversion finale, Jésus le ferme. Mais en plus de tout ce que nous avons lu jusqu’ici, il y a la passion, la mort, et la résurrection : avec Jésus ressuscité et vivant pour les siècles des siècles, la prédication du Royaume ne peut plus comporter un trop tard. Elle peut comporter toutes sortes d’enseignements et de recommandations, mais pas de trop tard. Tant que le ciel et la terre dureront, tant que l’humanité existera, il ne sera jamais trop tard.

Et voici le second indice de ce que ces deux petites histoires ne sont pas une prédication de l’exclusion. Nous avons bien lu ceci : « Veillez, car vous ne savez ni le jour ni l’heure. ». Parole de Jésus qui est une libération ; nul ne sachant quels seront le jour et l’heure, personne ne peut jamais parier sur la durée ni se prétendre prêt. La veille dont parle Jésus est donc d’abord un constat d’impréparation, puis un appel à la mobilisation… celui qui veille n’attend pas, n’attend rien, et il peut donc se tenir seulement à sa tâche et, se sachant simplement prêt à n’être pas prêt, il pourra dormir tranquille.

Ceci dit, même si le veilleur peut dormir tranquille, l’impératif de la veille comporte un objet. Nous nous mettons en quête de cet objet. Pour ce faire, nous en revenons à nos deux petites histoires, celle des dix jeunes filles, et celle des trois serviteurs. Que sont ces deux petites histoires ? Des paraboles ? Peut-être pas ; leur déroulement est bien trop linéaire, bien trop à sens unique, pour que nous les regardions comme des paraboles. Des paraboles nous inviteraient à l’étonnement et à une réflexion sans fin, alors que ces deux petites histoires appellent plutôt à une prise de position immédiate, le oui, ou le non.

Les lecteurs – et sans doute aussi les premiers auditeurs de la prédication de l’Évangile – se sont trouvés ainsi, devant ces paroles de Jésus, sommés de se prononcer sur l’entrée dans le Royaume des cieux, non seulement sur leur entrée à eux, mais aussi sur l’entrée de tous. Oui, ou non ? Entrera-t-on  dans le royaume des cieux avec ce qu’il faut de calcul, de ruse et de succès en affaires, avec en somme ce qu’il faut de mérite (oui, ou non) ? Entrera-t-on dans le Royaume des cieux même si l’on a raté, peut-être par négligence, ou peut-être par peur (oui, ou non) ? Sera-t-il exigé que, même si l’on a raté, on ait tenté quelque chose (oui ou non) ? Avec ces deux petites histoires, c’est tout oui, ou tout non… Que sont ces oui ou non en face de l’immense richesse, l’immense joie, l’immense générosité des paraboles du Royaume. Avec ces deux petites histoires¸ nous n’avons pas deux paraboles de plus, à ajouter à la collection des paraboles du Royaume.

Il s’agit bien plutôt de prophéties. Et quel est l’objet de ces prophéties ? Une certaine inquiétude. Que deviendra la prédication du Royaume ? Que deviendra-t-elle si elle réussit, s’il se forme autour de cette prédication des communautés durables ? Si ces communautés doivent faire face à l’hostilité d’autres groupes, d’autres communautés, ou à l’hostilité de la force publique… est-ce que la prédication du Royaume deviendra aride ? Est-ce que la libre et joyeuse adhésion à l’Évangile deviendra une série de critères à satisfaire ? Est-ce que le bel appel de l’Évangile deviendra une exigence absolue ? La prédication de la grâce deviendra-t-elle un commerce des mérites ?

Billet d'indulgence (XVIe siècle)

Les protestants que nous sommes peuvent être sensibles à ce genre d’évolution. Ils peuvent se souvenir des 95 thèses de Martin Luther (1519), qui dressent un portrait halluciné de ce qu’à certains égards l’Église de son temps était devenue… Les protestants savent bien cela, mais savent-ils que, le même Martin, des années plus tard, dut ferrailler jusque dans son propre camp, parce que même la prédication de la grâce seule peut devenir une sorte d’acte méritoire si elle oublie d’où vient cette grâce et qui est celui qui la dispense. Et aussi parce que l’âme humaine est ainsi fait que même si elle adhère, même si elle croit à ce salut gratuit, elle peut en même temps se figurer que c’est son adhésion qui lui vaut ce salut.

Et si nous laissions là les protestants, nous pourrions enrichir encore ce thème, celui de la grâce ignorée, en pensant aux Hébreux, libérés d’Égypte, et qui, juste après leur libération, se mirent à maugréer dans le désert…

 

Veillez donc, car vous ne savez ni le jour, ni l’heure, recommande Jésus. Nous comprenons que ça n’est pas du tout une question de délai, de jour ni d’heure. Bonne nouvelle, vous n’êtes pas menacés.

Ces petites histoires, ces prophéties, ne disent pas nécessairement que le pire va arriver, elles n’annoncent pas par avance le pourrissement de la prédication, ni la dégénérescence des groupes et communautés, elles n’annoncent pas que tous les croyants finissent toujours par être rattrapés par la maladie du radicalisme. Ces deux prophéties sont bien plutôt des sortes de fanaux, des balises sur le parcours, pour signaler qu’il y a des écueils, et pour affirmer aussi qu’il n’y a pas de fatalité.

Alors veiller, c’est veiller à ce que l’Évangile reste l’Évangile, pour tous et non pas seulement pour certains, pour l’humanité entière et non pas seulement pour une sous-ethnie, pour l’homme simple et non pas seulement pour des champions de la piété. Veiller, c’est veiller à ce que les portes ouvertes par notre Seigneur restent ouvertes. Veiller, c’est accompagner sur leur chemin, et lorsqu’ils le demandent, celles et ceux qui veulent franchir ces portes, celles et ceux qui aspirent à choisir le chemin des paraboles du Royaume et la joie des Béatitudes.

Puissions-nous nous en tenir à ce chemin et à cette joie, vivre et agir ainsi avec nos semblables, et pour eux. Dieu nous est en aide sur cette voie. Amen