samedi 7 novembre 2020

Des jeunes filles, folles et sages, et un drôle de Seigneur (Matthieu 25:1-13)

Matthieu 25

1 «Alors il en sera du Royaume des cieux comme de dix jeunes filles qui prirent leurs lampes et sortirent à la rencontre de l'époux. 2 Cinq d'entre elles étaient insensées et cinq étaient avisées. 3 En prenant leurs lampes, les insensées n'avaient pas emporté d'huile; 4 les avisées, elles, avaient pris, avec leurs lampes, de l'huile dans des vases. 5 Comme l'époux tardait, elles s'assoupirent toutes et s'endormirent. 6 Au milieu de la nuit, un cri retentit: ‹Voici l'époux! Sortez à sa rencontre.› 7 Alors toutes ces jeunes filles se réveillèrent et apprêtèrent leurs lampes. 8 Les insensées dirent aux avisées: ‹Donnez-nous de votre huile, car nos lampes s'éteignent.› 9 Les avisées répondirent: ‹Oui, mais non. Il n'y en aurait pas assez pour nous et pour vous! Allez plutôt chez les marchands et achetez-en pour vous.› 10 Pendant qu'elles allaient en acheter, l'époux arriva; celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui dans la salle des noces, et on ferma la porte. 11 Beaucoup plus tard, arrivent à leur tour les autres jeunes filles, qui disent: ‹Seigneur, seigneur, ouvre-nous!› 12 Mais il répondit: ‹En vérité, je vous le déclare, je ne vous connais pas.›

 13 Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l'heure.

Prédication :

            Alors, il en sera du royaume des cieux comme de dix jeunes filles… Le petit mot alors signale un contexte particulier. Depuis la semaine dernière, depuis notre méditation sur les invectives et les béatitudes, bien du temps a passé. Jésus est toujours dans le Temple, ou tout près du Temple. Et après avoir enseigné et prophétisé sur ceux qui exploitent le Temple et son image, il prophétise sur la destruction du Temple, puis sur la destruction de Jérusalem, puis, en élargissant toujours d’avantage le champ de son propos, il prophétise sur la fin des temps et sur l’avènement du Fils de l’homme. L’évangile de Matthieu prend alors des airs d’Apocalypse. Et toutes sortes de question spécifiques sont posées. Quel sont le but et la fin de l’histoire ? Quel est le sens des catastrophes, quel est le sens de ce qui n’a pas de sens ? Est-ce que l’humanité survivra ? Et si elle doit survivre, qui seront les survivants ? Et pourquoi survivront-ils, eux, alors que d’autres disparaîtront ? Et puis, surtout, c’est pour quand ?

            C’est pour quand ? Parole de Jésus, « en vérité, je vous le déclare, cette génération ne passera pas que tout cela n’arrive », hypothèse brève si l’on entend par génération seulement nos contemporains, mais hypothèse longue si l’on entend qu’il s’agit de l’espèce humaine dans son ensemble, et c’est le même mot qui exprime les deux hypothèses.

             C’est pour qui ? Début d’une réponse possible, « alors il en sera du Royaume des cieux comme de dix jeunes filles qui… » La suite du texte, c’est qu’une moitié du groupe y entrera comme de plein droit. C’est déjà une réponse, avec en plus une indication quant aux précautions à prendre préalablement. Mais la moitié du groupe, celles qui entrent, se fiche bien du sort de l’autre moitié du groupe. La réponse à la question posée, "c’est pour qui ?" est-elle acceptable ? C’est une parabole du royaume des cieux, prononcée par Jésus… Cela fait donc autorité, et nous n’avons donc a priori rien à y redire. Pourtant, nous devons toujours nous demander si les conclusions trop évidentes de certains textes bibliques sont acceptables. Même si c’est Jésus qui parle, même si c’est Dieu qui parle…

               Cinq jeunes filles étaient sages, et avaient fait du stock, et les cinq autres étaient folles, proposent certains traducteurs. Que savaient-elles de plus que les autres, les cinq qui ont fait du stock ? Peuvent-elles être regardées comme sages ? Il n’y a aucune sagesse dans le fait de faire du stock, tout juste de la prudence, et encore : qui sait si le stock sera suffisant ? Tout juste de la prudence, et peut-être un soupçon de ruse. A l’extrême, en constituant du stock, elles auraient pu créer la pénurie et s’assurer par là-même de leur propre élection en cas d’arrivée tardive  de l’époux. Et si ce n’est pas ça, elles sont tout de même bien rusées d’envoyer à minuit leurs consœurs  réveiller des marchands, le temps du trajet, le temps du négoce, alors que l’arrivée du marié est imminente… Alors, sages, ces cinq-là ? L’imminence de l’arrivée de l’époux ne permettait-elle pas un partage ? Sages, prudentes, avisées… ou garces ? Et les cinq autres, celles qu’on dit insensées, ou folles, quelle était leur folie ? Folie de n’avoir pas fait de stock, mais quel sens cela a-t-il de faire du stock lorsqu’on n’a pas idée du temps à attendre, ou folie d’avoir écouté leurs consœurs ? Et l’autre, le marié, qui n’a pas vu passer l’avion et qui est bien au chaud chez lui, pouvons-nous ratifier qu’il les envoie promener sans aucune autre forme de procès… Et ça serait ça, le royaume des cieux, et ça serait ça, d’y entrer, par le moyen d’une charité bien ordonnée qui, comme tout le monde le sait, commence par soi-même ? Et ça serait ça, le Seigneur, notre Seigneur de ce royaume ? Malaise… un malaise qu’il faut reconnaître, mais pas nécessairement accepter. Malaise qui nous invite à revenir au texte…

            Il en sera (futur) du Royaume des cieux… Dans le futur, dans ce futur-là précisément qui est celui des grands chamboulements, des grands désordres, des grandes incertitudes de la fin des temps, il en sera du royaume des cieux comme de ces dix jeunes filles qui prirent leurs lampes etc.  Le royaume des cieux donc, ça n’est pas toujours la même chose. Ça dépend de qui en parle, et ça dépend du moment de l’histoire. Il en sera donc… le verbe est au futur. Le verbe est aussi à la voie passive. Littéralement, cela donne à peu près ceci : on fera être le royaume des cieux comme de dix jeunes filles… Et qui donc fera cela ? Nous retrouvons ici une intuition que nous avons eue il y a quelques semaines, lorsque nous évoquions une histoire d’invités à la noce. Le royaume des cieux, peut-être un dévoilement de la fin, est tout autant ce que les humains imaginent, prêchent, et même surtout ce qu’ils vivent. L’histoire de ces dix jeunes filles, de leurs lampes et de l’huile pour alimenter ces lampes nous rappelle ces scènes – toujours les mêmes scènes – toujours la même scène – auxquelles nous assistons dès que se répand la rumeur d’une peut-être possible pénurie. Le riz, les pâtes, le sucre, le carburant, le papier toilette… et nous en voyons de pleins caddies poussés par des gens qui, sans le savoir, citent les Saintes Écritures, « Il n’y en aurait pas assez pour nous et pour vous » (Matthieu 24,9), et qui vous envoient en chercher chez les marchands qu’ils viennent eux-mêmes de dévaliser.

Le royaume des cieux donc, pourvu que j’y entre, que m’importe le sort d’autrui ! Il ne reste qu’à ajouter que tel est le croyant tel est son sauveur pour élucider la parabole. Et si l’on veut y voir comment sera le salut, c’est un salut douteux que nous voyons, dispensé par un petit seigneur douteux, douteux parce que la grâce y devient divisible et quantifiable, et douteux aussi parce que cette même grâce devient marchandise et non partageable. Ainsi, semble bien dire Jésus, en sera-t-il à la fin des temps. Ainsi se comporteront les humains, et même les croyants, à la fin des temps, et ainsi aussi se justifieront-ils, en faisant de leur Seigneur leur semblable. Ainsi comprise, cette parabole est tout à fait cohérente avec les enseignements, diatribes et autres invectives que nous avons méditées depuis plusieurs semaines.

Maintenant, si nous considérons cette parabole au regard du contexte dans lequel Jésus parle, et du lieu dans lequel elle est prononcée, c'est-à-dire si nous considérons l’engagement qui est celui de Jésus, un engagement total, sans réserve, irréversible… cette parabole peut être résumée à un seul mot, un seul petit mot de trois lettres : non ! Non, il n’en sera pas ainsi, et le monde de la fin des temps pourra être un monde de responsabilité, de générosité, de partage et de grâce. Au milieu de la nuit – mais peut-être était-ce une nuit spéciale, une nuit d’hiver, ou une interminable nuit de la foi – personne n’avait imaginé que ça durerait aussi longtemps – plus personne en fait ne savait vraiment ce qu’on attendait – un cri retentit : « Voici l’époux ! Allez à sa rencontre ! » Alors toutes ces jeunes filles se réveillèrent et apprêtèrent leurs lampes. Les insensées dirent aux avisées : « Donnez-nous de votre huile, car nos lampes s’éteignent. » Et les avisées répondirent « Mais oui ! Partageons tout. Et finalement s’il n’y en a plus, il n’y en aura plus pour personne ! » Les insensées répliquèrent : « Vous risquez de ne pas entrer… » Mais les avisées reprirent : « Et alors ? Si vous n’y entrez pas, nous ne voulons pas y entrer nous-mêmes ! »

Qu’il en soit ainsi du monde de la fin, et du monde d’aujourd’hui. Amen