dimanche 29 janvier 2017

Sur la connaissance et la jouissance du bonheur (Matthieu 5,3-10)

Matthieu 5
3 «Heureux les pauvres de cœur: le Royaume des cieux est à eux.
4 Heureux les doux: ils hériteront de la terre.
5 Heureux ceux qui pleurent: ils seront consolés.
6 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice: ils seront rassasiés.
7 Heureux les miséricordieux: il leur sera fait miséricorde.
8 Heureux les cœurs purs: ils verront Dieu.
9 Heureux ceux qui font œuvre de paix: ils seront appelés fils de Dieu.

10 Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice: le Royaume des cieux est à eux.

Prédication :
            Deux remarques préliminaires, sur les béatitudes des versets 4 à 9 : les verbes de leur seconde partie sont au futur, ils sont aussi – à quelque chose près – à la voix passive.
            A ces 6 béatitudes, et pour les méditer un peu plus tard, j’adjoins 6 autres béatitudes, avec le verbe de leur seconde partie au présent, et à la voix active, sortes d’antibéatitudes, que voici :
            Heureux les violents, ils s’approprient la terre.
Heureux ceux qui font pleurer, ils dominent leurs semblables.
Heureux ceux qui commettent délibérément l’injustice, ils ne manquent jamais de rien.
Heureux les rancuniers, l’avenir leur appartient.
Heureux les pervers, ils sont des dieux.
Heureux les fomenteurs de troubles, ils règnent sur le chaos.

Mais revenons au texte de l’évangile de Matthieu. Oserait-on proclamer heureux, ou bienheureux, celles et ceux qui sont dans une ou plusieurs des huit situations mentionnées par les Béatitudes, en associant à leur bonheur une rétribution dont on ne sait ni de qui elle viendra, ni quand elle viendra ?
Une telle proclamation des Béatitudes est pour le moins un non sens, voire une grossièreté (on peut être grossier sans utiliser des gros mots…).
On peut objecter que pour les deux Béatitudes qui encadrent les six autres, la rétribution est au présent : « le Royaume des cieux est à eux. ». Il l’est déjà ! Ce n’est malheureusement pas si simple.
            « Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : le Royaume des cieux est à eux ». Il faut bien comprendre de ceux-ci qu’ils ne sont pas un peu, ou temporairement, persécutés, mais qu’ils le sont absolument et parfaitement, et totalement… vous pourriez bien comprendre même qu’ils le sont tellement, qu’ils en sont morts. Et ça vous donnerait : « Heureux ceux qui ont perdu la vie pour la justice : le Royaume des cieux est à eux. » Et ça fait un peu « Heureux les massacrés… », mais les massacrés sont morts.
Quant à « Heureux les pauvres de cœurs », prenons bien conscience que sont désignés par là des gens qui ne sont pas en état d’éprouver, d’apprécier, d’évaluer ce qu’ils vivent et ce qu’ils font. A ce point que, certains traducteurs rendront cela par : « Heureux les simples d’esprit… »
Alors on peut trouver déplacé, voire grossier une fois encore, de proclamer bienheureux des gens qui ne sont en état ni de jouir de leur bonheur (des morts), ni d’en avoir conscience (les pauvres de cœur, ou simples d’esprit).

Alors… devons-nous espérer le handicap lourd, les soins palliatifs, ou le cantou, pour être heureux ? Ou encore, n’y a-t-il de bonheur qu’à l’horizon d’infinies douleurs, ou à l’horizon d’un engagement éperdu dans des causes peut-être nobles mais certainement perdues ?
A l’inverse aussi, peut-on être heureux, et jouir dans l’instant d’un bonheur qu’on se bâtit ?

C’est pour réfléchir sur cette dernière question qu’ont été proposées plus haut les antibéatitudes, calquées sur les six Béatitudes de Matthieu, et dont la mise en œuvre vous garantit un bonheur immédiat. A ces antibéatitudes, nous ajoutons le credo de Iago (Verdi, Otello, acte 2) :

« Je crois en un Dieu cruel, qui m’a créé à son image et que dans la haine je nomme.
D’un germe vil ou d’un atome, vil je suis né.
Je suis scélérat parce que je suis homme, et je sens en moi la fange originelle.
Oui ! Telle est ma foi ; je crois d’un cœur ferme, autant que la petite veuve au temple, que le mal que je pense et qui de moi procède est mon destin.
Que je l’accomplisse ! »

La mise en œuvre de ce credo et des antibéatitudes vous garantit un bonheur immédiat parce que les moyens, et autrui fait partie de ces moyens, y sont subordonnés aux fins. L’unique fin de celui qui les met en œuvre est sa propre satisfaction, son propre bonheur. Mais sans faire aucun de cas de l’existence d’autrui.

Nous devons nous demander s’il existe des formes du bonheur qui peuvent être expérimentées sans délai – de manière immédiate – et pourtant sans nuire à autrui, sans le voir comme un instrument ou un faire-valoir.
Disons prudemment que le dialogue, avec ce qu’il suppose d’estime et de réciprocité, peut être l’une de ces formes du bonheur. Mais cette forme précisément du bonheur n’est pas évoquée par les Béatitudes.

Retour donc aux Béatitudes, et à l’âpreté de l’interpellation qu’elles adressent à leur lecteur.
Dans quelle perspective vis-tu, penses-tu et agis-tu ? Pour quelle reconnaissance, ou rétribution ? A quel terme ? Car, nous l’avons dit, tous les verbes des béatitudes (sauf la première et la huitième), sont au futur. Et par qui seras-tu reconnu et rétribué ? Certainement pas par toi-même car tous les verbes des béatitudes qui sont au futur sont aussi au passif.

Que faire avec une telle interpellation ? Ne pas rester les bras croisés devant la souffrance du monde. Intégrer le souci d’autrui dans tout processus décisionnel et dans la mise en œuvre de ce processus. Ecarter de son propre chemin les satisfactions et les justifications qu’on pourrait s’administrer à soi-même, car il y a bien un délai entre le « Heureux ! » maintenant, et une certaine jouissance du bonheur. Apprendre enfin – et peut-être seulement à la fin, et peut-être seulement dans une certaine douleur et une infinie reconnaissance – que la connaissance du bonheur et la jouissance du bonheur ne peuvent être que reçus.

Première leçon du sermon sur la montagne, les béatitudes sont l’aune à laquelle mesurer tout la suite de l’Evangile. Jésus prêche, et il vit ce qu’il prêche. Quant à nous… à ce que nous prêchons… à notre manière de vivre…

Puissions-nous être heureux du bonheur des Béatitudes.



dimanche 22 janvier 2017

Pêcheurs d'hommes (Matthieu 4,12-23)

Le geste de lancer du pêcheur à l'épervier : pour moi l'un des plus beaux gestes, l'un des plus émouvants, que l'humanité ait produit.

Matthieu 4
12 Ayant appris que Jean avait été livré, Jésus se retira en Galilée.
 13 Puis, abandonnant Nazara, il vint habiter à Capharnaüm, au bord de la mer, dans les territoires de Zabulon et de Nephtali,
 14 pour que s'accomplisse ce qu'avait dit le prophète Esaïe:
 15 Terre de Zabulon, terre de Nephtali, route de la mer, pays au-delà du Jourdain, Galilée des Nations!
 16 Le peuple qui se trouvait dans les ténèbres a vu une grande lumière; pour ceux qui se trouvaient dans le sombre pays de la mort, une lumière s'est levée.
 17 À partir de ce moment, Jésus commença à proclamer: «Convertissez-vous: le Règne des cieux s'est approché.»
 18 Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon appelé Pierre et André, son frère, en train de jeter le filet dans la mer: c'étaient des pêcheurs.
 19 Il leur dit: «Venez à ma suite et je vous ferai pêcheurs d'hommes.»
 20 Laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent.
 21 Avançant encore, il vit deux autres frères: Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère, dans leur barque, avec Zébédée leur père, en train d'arranger leurs filets. Il les appela.
 22 Laissant aussitôt leur barque et leur père, ils le suivirent.
 23 Puis, parcourant toute la Galilée, il enseignait dans leurs synagogues, proclamait la Bonne Nouvelle du Règne et guérissait toute maladie et toute infirmité parmi le peuple.

Prédication :
Convertissez-vous, car le Règne des cieux s’est approché ! Comprenons bien que le Règne des cieux ne s’est pas approché un peu tout en demeurant très lointain. Le Règne des cieux s’est tant approché qu’il est tout proche, infiniment proche, et que le reste du parcours doit être fait par les humains… D’où l’impératif : convertissez-vous !
En plus du thème de la conversion des humains, le thème de la conversion des Eglises est devenu au fil des années un thème important dans le mouvement œcuménique.
Mais à quoi donc les Eglises et les humains devraient-ils se convertir ?

En méditant le récit de l’appel des premiers disciples, nous allons tenter de répondre à cette question.

Il nous faut d’abord considérer que ces premiers disciples sont des pêcheurs. Ils ont pour premier métier d’attraper des poissons. Il n’est pas très enviable, n’est-ce pas, le sort d’un poisson attrapé par un pêcheur… Il est pris dans le filet, sorti de l’eau, il expire, et sert de nourriture.
Il faut dire en plus qu’en langue grecque ancienne, un homme qui se laissait prendre, que la vie malmenait, ou dont d’autres profitaient sans vergogne, et qui surtout n’avait pas la parole, pas de mots pour protester… un tel homme était ironiquement appelé un poisson.

Alors on comprend ce que Jésus veut dire, lorsqu’il dit à ses premiers disciples : « Suivez-moi, et je vous ferai pêcheurs d’hommes. » Les hommes ne sont pas des poissons. Ainsi lorsque Jésus enseigne, et lorsque Jésus agit, il conteste concrètement le pouvoir de la maladie, le pouvoir des puissants, le pouvoir de la religion… il guérit, il libère. Et de ces humains asservis et meurtris qui étaient des poissons, il fait des hommes. Même lorsque Jésus propose à certains de venir à sa suite, il laisse chacun libre de venir, ou de ne pas venir. Vous êtes lecteurs des évangiles et vous le savez bien, Jésus, le pêcheur d’hommes, ne traite jamais personne comme un poisson.

Ceci dit, Jésus appelle tout d’abord Pierre et André. Ils sont pêcheurs et en train de lancer leurs filets. Répondant à l’appel de Jésus, ils laissent leurs filets. Ils aspirent à devenir pêcheurs d’hommes.
Le premier geste d’un apprenti pêcheur d’hommes, c’est d’abandonner son filet. On ne pêche pas des hommes avec des filets. On ne pêche pas des hommes avec les filets des belles paroles, des fausses promesses d’un lendemain – ou d’un au-delà – qui chante ; on ne pêche pas des hommes à force de menaces, de marchandage, ou de séduction.
Mais avec quoi au contraire pêche-t-on des hommes ? Enseigner, proclamer, guérir. Les Eglises, à l’image de Jésus leur Seigneur, ont trois moyens de pêcher des hommes : leur enseignement, leurs célébrations, et leur pastorale (leur diaconie faisant partie de cette pastorale). Et si par ces moyens elles touchent quelqu’un, ce n’est jamais pour en faire un gentil paroissien cotisant de plus. Tout ce que font les Eglises doit être marqué par la gratuité, image de la grâce que Dieu fait en Christ. C’est pour l’élargissement, c’est pour la liberté, c’est pour que les humains soient debout libres et responsables que les Eglises doivent œuvrer.

Pierre et André, les deux premiers, laissent leurs filets et se mettent à la suite de Jésus. Jacques et Jean sont appelés juste après. Eux aussi sont pêcheurs. Ils ne sont pas en train de jeter leurs filets, mais, avec leur père, ils sont en train de les réparer. On peut même comprendre qu’ils sont en train de les perfectionner. Ils sont affairés à rendre plus efficace un dispositif destiné à attraper des poissons. La mention de leur père et d’une barque signale que les techniques de pêche évoluent de génération en génération, se perfectionnent… Jacques et Jean laissent tout cela derrière eux et suivent Jésus.
Qu’est-ce à dire ? Ceux qui, hommes et Eglises, suivant l’invitation de Jésus, aspirent à devenir pêcheurs d’hommes, n’ont aucune technique à faire valoir, ni à perfectionner. Bien entendu ils ont quelque chose à dire et quelque chose de concret à faire, parce que la détresse est la détresse, la souffrance la souffrance, la faim la faim… mais le parcours de chaque personne rencontrée est un parcours singulier, et il n’existe pas de truc, de recette, ni de méthode pour amener les âmes à Christ... 

Ainsi, si l’on souhaite devenir pêcheur d’homme, il est nécessaire d’apprendre à désapprendre, pour apprendre à enseigner au nom du Christ, à célébrer le nom du Christ, à aider les humains à la suite du Christ.

Quelle conversion des Eglises et des personnes, demandions-nous ? L’apôtre Paul avait déjà pressenti que les Eglises, souvent, s’intéressent plus à se perpétuer elles-mêmes qu’à suivre le Christ. Ainsi, à Corinthe, on s’est disputé, voire détesté, parce qu’on était qui de Pierre, ou de Paul, ou d’Apollos. Ainsi peut-on encore aujourd’hui se disputer, voire se haïr, parce qu’on est qui de Rome, de Wittenberg, ou de Genève. Et pour en revenir à notre Evangile, untel sera assurément de Pierre et André, tel autre de Jacques et Jean…
Et bien, un véritable disciple du Christ, un authentique pêcheur d’hommes, sait qu’il y a d’autres pêcheurs d’hommes que lui, et il s’en réjouit. Reconnaître que des âmes peuvent être amenées à Christ et libérées par le ministère d’une autre Eglise que la mienne… telle est la conversion à laquelle chaque croyant est appelé. Reconnaître que le Christ est pleinement présent dans telle autre Eglise, c’est une conversion à laquelle chaque Eglise est appelée.

Ainsi donc, chacun selon sa tradition, chacun à sa manière propre, nous enseignons, nous prêchons, et nous accompagnons. Mais nous ne sommes que des apprentis, des disciples, c’est le Christ qui nous précède, et même si nous enseignons, si nous célébrons et si nous accompagnons, c’est le Christ seul qui agit. Amen.

dimanche 15 janvier 2017

Un disciple du Christ (Jean 1,19-34)

Jean 1
19 Et voici quel fut le témoignage de Jean lorsque, de Jérusalem, les Juifs envoyèrent vers lui des prêtres et des lévites pour lui poser la question: «Qui es-tu?»

20 Il fit une déclaration sans restriction, il déclara: «Je ne suis pas le Christ.»
21 Et ils lui demandèrent: «Qui es-tu? Es-tu Elie?» Il répondit: «Je ne le suis pas.» - «Es-tu le Prophète?» Il répondit: «Non.»
22 Ils lui dirent alors: «Qui es-tu?... que nous apportions une réponse à ceux qui nous ont envoyés! Que dis-tu de toi-même?»
23 Il affirma: «Je suis la voix de celui qui crie dans le désert: ‹Aplanissez le chemin du Seigneur›, comme l'a dit le prophète Esaïe.»

24 Or ceux qui avaient été envoyés étaient des Pharisiens.
25 Ils continuèrent à l'interroger en disant: «Si tu n'es ni le Christ, ni Elie, ni le Prophète, pourquoi baptises-tu?»
26 Jean leur répondit: «Moi, je baptise dans l'eau. Au milieu de vous se tient celui que vous ne connaissez pas;
27 il vient après moi et je ne suis même pas digne de dénouer la lanière de sa sandale.»
28 Cela se passait à Béthanie, au-delà du Jourdain, où Jean baptisait.

29 Le lendemain, il voit Jésus qui vient vers lui et il dit: «Voici l'agneau de Dieu qui enlève le péché du monde.
30 C'est de lui que j'ai dit: ‹Après moi vient un homme qui m'a devancé, parce que, avant moi, il était.›
31 Moi-même, je ne le connaissais pas, mais c'est en vue de sa manifestation à Israël que je suis venu baptiser dans l'eau.»

32 Et Jean porta son témoignage en disant: «J'ai vu l'Esprit, tel une colombe, descendre du ciel et demeurer sur lui.
33 Et je ne le connaissais pas, mais celui qui m'a envoyé baptiser dans l'eau, c'est lui qui m'a dit: ‹Celui sur lequel tu verras l'Esprit descendre et demeurer sur lui, c'est lui qui baptise dans l'Esprit Saint.›

34 Et moi j'ai vu et j'atteste qu'il est, lui, le Fils de Dieu.»

Prédication
            Je voudrais, au cours de cette prédication, présenter Jean (Baptiste), comme un modèle du chrétien, un simple modèle en trois temps : la vocation, la prédication, l’action.

            La vocation, c’est classiquement ce qui se passe à l’intérieur. Jean a entendu une voix, et c’est au titre de cette voix qu’il baptise. Cette même voix lui a dit que celui sur qui il verrait l’Esprit se poser est celui qui baptise dans l’Esprit Saint. Puis c’est dans une vision qu’il voit l’Esprit comme une colombe se poser sur Jésus. Mais Jean est le seul à avoir entendu et vu cela. Ainsi, le texte que nous lisons nous fait être, comme bien d’autres textes que nous avons médité ces derniers mois, témoins indiscrets de l’intimité de quelqu’un. Or, le propre de l’intime est que c’est intime. Tant mieux pour Jean s’il entend des voix et s’il a des visions, tant mieux aussi si ces voix et ces visions fondent son intime conviction et le conduisent à agir, mais de ce qui se passe dans son intimité rien ne peut être déduit. D’ailleurs Jean lui-même n’infère rien de ce qu’il entend et voit : il ne se réclame d’aucun savoir. Il baptise, et, si on l’interroge, il répond. Nous n’avons rien à dire de plus sur la vocation de Jean, mais nous pouvons nous interroger sur que nous avons entendu, vu, ou lu, cela qui fonde notre espérance, notre intime conviction, et qui nous porte
.
Sans nous attarder d’avantage à la vocation de Jean, nous nous intéressons à sa prédication. Prédication n’est pas le mot employé ici par l’évangile. C’est le mot de témoignage qui est employé, mais nous allons nous intéresser d’abord à ce que Jean dit (sa prédication), puis à sa manière d’agir (son action), les deux ensemble constituant son témoignage.
La prédication de Jean tient ici en une seule phrase : « Je suis la voix de celui qui crie dans le désert “Aplanissez le chemin du Seigneur”, comme l’a dit le prophète Esaïe. » Qu’est-ce que cela signifie dans la bouche de Jean ? Le verbe aplanir a été choisi par certains traducteurs, mais il ne rend pas compte du premier sens du verbe grec utilisé dans notre évangile. Le verbe en question a un sens juridique, celui de redresser (pensez à une maison de redressement), ou de corriger (on inflige une correction à qui a mal agi). Bien sûr, si l’on tente de traduire par “corrigez les chemins du Seigneur”, cela laisse entendre que le Seigneur a pris de mauvais chemins comme un mauvais garçon, et qu’il s’agit alors de corriger le Seigneur pour qu’il en prenne de meilleurs à l’avenir. Mais il s’agit du Seigneur. Et nous n’avons pas à corriger le Seigneur, ni ses chemins.
L’expression “chemins du Seigneur” désigne ici plutôt tout ce que les humains s’imposent ou imposent à leurs semblables aux fins de se rendre leurs dieux propices. L’expression “chemins du Seigneur” peut aussi désigner toutes ces règles soi-disant inspirées par Dieu lui-même et au nom desquelles certains dominent, surveillent et punissent. Et alors ce n’est pas le Seigneur qui est mis en cause… mais ceux qui parlent de Lui, ceux qui profitent de Lui, ceux-là même qui profitent de la faiblesse et de la crédulité des pauvres gens. Plus ordinairement encore,  l’expression “les chemins du Seigneur” peut désigner les travers ordinaires des croyants ordinaires, ces manières qu’on peut avoir de ne pas descendre de son petit ciel où l’on est un petit dieu…
La prédication de Jean interpelle tous ceux qui croient, qui trouvent qu’il est difficile de croire. Et Jean leur suggère que croire en Dieu est complexe et difficile parce que les humains rendent cela complexe et difficile, parce qu’ils situent Dieu très haut, qu’ils l’imaginent très étranger, et très loin là-haut, alors que c’est ici, au milieu, dans l’humanité, qu’il doit être cherché et rencontré : « au milieu de vous se tient celui que vous ne connaissez pas ».
 
Après la vocation et la prédication de Jean, c’est de son action que nous pouvons parler. Si nous nous en tenons aux actes directement repérables, nous ne pouvons dire qu’une chose : Jean baptise, il ne fait que baptiser et semble bien refuser toute autre pratique religieuse que celle du baptême : aucune confession des péchés, aucune confession de foi n’accompagne ce baptême. Dans sa manière de répondre aux questions qui lui sont posées, et dans ce qui semble l’opposer à ses interlocuteurs, nous pouvons repérer aussi que Jean refuse tout titre ronflant. Ni Elie, ni le prophète, ni le Christ… Jean n’entend être qu’une voix qui parle de celui qui était avant lui, qui sera après lui, qui est plus grand que lui et qui importe infiniment plus que lui… Jean n’œuvre en toutes choses qu’afin que cet autre, le Fils de Dieu soit manifesté.
Simplicité, dépouillement et humilité caractérisent l’action de Jean.


Vocation, prédication, action, nous avons ainsi présenté Jean comme un modèle du chrétien. Prenons le risque de nous mesurer à ce modèle.
Vocation : cela revient à interroger notre intime conviction, les voix, les visions, ou les versets bibliques… qui nous portent. Pouvons-nous résumer notre foi en peu de mots ?
Prédication : nous pouvons nous demander ce que sont « nos » “chemins du Seigneur” ? Ceux de notre tradition, mais aussi nos propres chemins. Sont-ils simples ? Ou infiniment complexes ? Ont-ils besoin d’être corrigés ?
Action : nous interrogeons enfin nos manières d’être. Agissons-nous en matière de religion aux seules fins de nous rendre indispensables, ou comme de simples serviteurs ?

Peut-être bien que ce triple examen n’est pas en notre faveur. Jean – dans notre évangile – n’est pas un accusateur. Il est juste un témoin, un grand frère, un compagnon de route.

Que faire alors ? Revenir à l’intime conviction de Jean, qui est tout de même un peu la nôtre.  
Celui que Jean a vu et dont il s’est fait le témoin – rien que le témoin -  c’est l’agneau de Dieu qui ôte le péché du monde. Il ôte notre péché aussi. C’est Lui qui baptise dans l’Esprit Saint. Il nous baptise aussi.
A Lui nous devons tout. A Lui nous remettons tout. Qu’il nous soit en aide. Amen.


dimanche 8 janvier 2017

Seuls les mages sont allés à Bethléem (Matthieu 2,1-10), pourquoi ?


Matthieu 2
1 Jésus étant né à Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode, voici que des mages venus d'Orient arrivèrent à Jérusalem
2 et demandèrent: «Où est le roi des Juifs qui vient de naître? Nous avons vu son astre à l'Orient et nous sommes venus nous prosterner devant lui.»
3 À cette nouvelle, le roi Hérode fut troublé, et tout Jérusalem avec lui.
4 Il assembla tous les grands prêtres et les scribes du peuple, et s'enquit auprès d'eux du lieu où le Messie devait naître.
5 «À Bethléem de Judée, lui dirent-ils, car c'est ce qui est écrit par le prophète:
6 Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n'es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda: car c'est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple.»
7 Alors Hérode fit appeler secrètement les mages, se fit préciser par eux l'époque à laquelle l'astre apparaissait,
8 et les envoya à Bethléem en disant: «Allez vous renseigner avec précision sur l'enfant; et, quand vous l'aurez trouvé, avertissez-moi pour que, moi aussi, j'aille me prosterner devant lui.»
9 Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route; et voici que l'astre, qu'ils avaient vu à l'Orient, avançait devant eux jusqu'à ce qu'il vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant.
10 À la vue de l'astre, ils éprouvèrent une très grande joie.
11 Entrant dans la maison, ils virent l'enfant avec Marie, sa mère, et, étant tombés  à genoux, ils se prosternèrent devant lui ; ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de la myrrhe.
12 Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner auprès d'Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par un autre chemin.

Prédication :
            Dans l’évangile de Matthieu, qui est allé à Bethléem se prosterner devant le Roi des Juifs qui venait de naître ? Les mages… et eux seulement. Le texte biblique ne précise aucunement quel était le nombre des mages venus d’Orient pour se prosterner devant l’enfant Jésus. Mais eux seuls y sont allés. Etonnant.

Etonnant, car lorsque les mages sont arrivés à Jérusalem en sachant que le Roi des Juifs venait de naître, ils ne savaient pas où. Mais ils ont trouvé là des gens qui savaient où le Roi des Juifs devaient naître, mais qui ne savaient pas quand. Or, après la mise en commun de tous ces savoirs, tous savaient où et quand le Roi des Juifs était né : à Bethléem (10km au sud de Jérusalem, moins de deux heures de marche, moins d’une heure si l’on est pressé…). Tous, c'est-à-dire les mages, le roi Hérode, les grands prêtres et les scribes du peuple, et tout Jérusalem… car nous ne pouvons pas imaginer que – même si c’est secrètement qu’Hérode missionne les mages – personne n’en entende parler, ni que personne ne les suive. La capitale juive tout entière est au courant, et personne alors n’entreprend de marcher deux heures pour aller se prosterner devant le Roi des Juifs qui vient de naître, personne que ces mages, étrangers de surcroît. Nous pouvons légitimement nous demander pourquoi.

Pour que quelqu’un aille se prosterner devant le Roi des Juifs, il faut qu’il ait parcouru un certain nombre d’étapes. Ces étapes sont autant de conditions nécessaires, que nous examinons.
  1. Il faut savoir que les Juifs existent avec des traditions et des textes sacrés qui leurs sont propres ; et c’est un savoir que tous partagent, Juifs et mages. Nous retenons un mot, pour cette étape : existence.
  2. Il faut savoir aussi que le Dieu des Juifs est différent de tous les autres dieux, et qu’il est même toujours différent de tous les dieux possibles. Il ne peut être représenté, ne peut être réduit à une image, et son nom ne peut être prononcé… Ce qui est un savoir que les mages peuvent posséder autant que les Juifs, pourvu qu’ils soient lecteurs des Saintes Ecritures. Et nous retenons un autre mot : différence.
  3. Cette différence radicale invite à une ouverture vers l’universel. Le Dieu des Juifs ne peut pas être seulement un dieu national ou ethnique, moteur d’une espérance nationale... Sa différence radicale invite à une éthique particulière, une éthique qui ne peut pas être une éthique de possession et de domination, mais une éthique de modestie et de partage, qui fonde une espérance pour le monde. Cela, tant les Juifs que les mages peuvent aussi le savoir, s’ils méditent les Saintes Ecritures. Nous retenons maintenant le mot : ouverture.
  4. Il y aura un homme qui sera Roi des Juifs, c'est-à-dire que quelqu’un, un Juif, accomplira les Ecritures. Et par cet homme le Judaïsme s’ouvrira totalement aux Païens (et les mages sont Païens). C’est aussi une conviction que Juifs et Païens peuvent posséder, du fait toujours de leur lecture des Saintes Ecritures. Et c’est encore un autre mot que nous retenons : accomplissement.
  1. Pour aller se prosterner devant le Roi des Juifs, il faut que toutes ces conditions soient réunies. Mais il faut aussi que le Roi des Juifs soit né, et qu’on sache qu’il soit né. Au début de notre récit, seuls les Mages venus d’Orient le savent. Et comment l’ont-ils su ? Les Mages d’Orient observent les étoiles et, comme nous l’avons lu, ils disent : « Nous avons vu son astre… ». Ce n’est pas le mouvement répété des astres qui leur ont signalé la naissance,  mais une singularité. Les Saintes Ecritures ne sont pas là pour que soit observé et défendu un ordre prétendument divin des choses. Les Saintes Ecritures peuvent avoir une fonction régulatrice, il est vrai, mais elles ont une autre fonction, capitale, celle de rendre leurs lecteurs attentifs à certains éléments singuliers, à certains petits événements qui peuvent signaler qu’un grand chambardement est en marche, et une grande bénédiction possible. Ainsi, si les mages avaient observé les fleurs ils auraient vu la fleur du Roi des Juifs. S’ils avaient observé la forme des vagues de la mer ils auraient vu apparaître la vague du Roi des Juifs. La méditation des Saintes Ecritures doit rendre attentif à des singularités que d’autres jugeraient insignifiantes… et ces singularités suggèrent qu’il est temps de se décider, de se mettre en route… Les Mages ont vu ce qu’ils ont pris pour un signe, et ils se sont mis en route avec l’ardent désir de se prosterner devant le Roi des Juifs qui, pour eux, venait de naître. Retenons de cette 5ème condition que la méditation des Saintes Ecritures invite à être attentifs à de petits signes singuliers… qu’on interprétera comme signes qu’il est temps de se mettre en chemin, de changer, de se convertir… Et retenons enfin le mot : décision. 
C’est ainsi que les Mages d’Orient se sont mis en route, et se sont trompé de lieu. Ils connaissaient le moment, mais pas l’endroit.
L’aventure de la foi en Dieu – le Dieu d’Israël – ou la quête du Roi des Juifs pour aller se prosterner devant Lui – est une aventure : la décision de se mettre en chemin y est essentielle. Pour arriver où ? On ne le sait. On ne le sait pas d’avantage qu’Abraham ne savait où était la terre promise lorsqu’il répondit à l’appel de Dieu et se mit en chemin.
Et c’est en chemin que les Mages reçurent le reste des informations, de la part d’Hérode… Ceux qui sont en quête du Roi des Juifs pour aller se prosterner devant Lui peuvent avoir confiance : il peut arriver que même les ennemis du Roi des Juifs leur montrent le bon chemin. Retenons alors le mot : providence.
Pourquoi les Mages d’Orient ont-ils été seuls à se rendre à Bethléem ? La réponse est à la fois simple et terrible : parce qu’ils étaient Païens. Etant Païens, leur espérance, rapport au Roi des Juifs, n’était pas celle d’une restauration nationale, d’une libération politique, du retour d’une grandeur passée. Nulle nostalgie, aucune attente précise d’une réponse précise et conforme à des aspirations trop formatées, juste l’espérance nue. Espérance ! 

Puisse notre espérance être toujours l’espérance de ces Païens. Puissions-nous, même prosternés devant le Roi des Juifs, demeurer toujours en chemin vers Bethléem, et en montrer aussi le chemin à ceux qui le chercheront. Amen

Adoration des Mages (Rubens)