Matthieu 5
3 «Heureux les pauvres de cœur: le Royaume des
cieux est à eux.
4 Heureux les doux: ils hériteront
de la terre.
5 Heureux ceux qui
pleurent: ils seront consolés.
6 Heureux ceux qui ont
faim et soif de la justice: ils seront rassasiés.
7 Heureux les
miséricordieux: il leur sera fait miséricorde.
8 Heureux les cœurs purs:
ils verront Dieu.
9 Heureux ceux qui font œuvre
de paix: ils seront appelés fils de Dieu.
10 Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice:
le Royaume des cieux est à eux.
Prédication :
Deux
remarques préliminaires, sur les béatitudes des versets 4 à 9 : les verbes
de leur seconde partie sont au futur, ils sont aussi – à quelque chose près – à
la voix passive.
A ces 6
béatitudes, et pour les méditer un peu plus tard, j’adjoins 6 autres béatitudes,
avec le verbe de leur seconde partie au présent, et à la voix active, sortes d’antibéatitudes, que voici :
Heureux
les violents, ils s’approprient la terre.
Heureux ceux
qui font pleurer, ils dominent leurs semblables.
Heureux ceux
qui commettent délibérément l’injustice, ils ne manquent jamais de rien.
Heureux les rancuniers,
l’avenir leur appartient.
Heureux les
pervers, ils sont des dieux.
Heureux les
fomenteurs de troubles, ils règnent sur le chaos.
Mais revenons au texte de l’évangile
de Matthieu. Oserait-on proclamer heureux, ou bienheureux, celles et ceux qui
sont dans une ou plusieurs des huit situations mentionnées par les Béatitudes,
en associant à leur bonheur une rétribution dont on ne sait ni de qui elle
viendra, ni quand elle viendra ?
Une telle proclamation des
Béatitudes est pour le moins un non sens, voire une grossièreté (on peut être
grossier sans utiliser des gros mots…).
On peut objecter que pour les
deux Béatitudes qui encadrent les six autres, la rétribution est au
présent : « le Royaume des cieux est à eux. ». Il l’est
déjà ! Ce n’est malheureusement pas si simple.
« Heureux
ceux qui sont persécutés pour la justice : le Royaume des cieux est à
eux ». Il faut bien comprendre de ceux-ci qu’ils ne sont pas un peu, ou
temporairement, persécutés, mais qu’ils le sont absolument et parfaitement, et
totalement… vous pourriez bien comprendre même qu’ils le sont tellement, qu’ils
en sont morts. Et ça vous donnerait : « Heureux ceux qui ont perdu la
vie pour la justice : le Royaume des cieux est à eux. » Et ça fait un
peu « Heureux les massacrés… », mais les massacrés sont morts.
Quant à « Heureux les
pauvres de cœurs », prenons bien conscience que sont désignés par là des
gens qui ne sont pas en état d’éprouver, d’apprécier, d’évaluer ce qu’ils vivent
et ce qu’ils font. A ce point que, certains traducteurs rendront cela
par : « Heureux les simples d’esprit… »
Alors on peut trouver déplacé,
voire grossier une fois encore, de proclamer bienheureux des gens qui ne sont
en état ni de jouir de leur bonheur (des morts), ni d’en avoir conscience (les
pauvres de cœur, ou simples d’esprit).
Alors… devons-nous espérer le
handicap lourd, les soins palliatifs, ou le cantou, pour être heureux ? Ou
encore, n’y a-t-il de bonheur qu’à l’horizon d’infinies douleurs, ou à
l’horizon d’un engagement éperdu dans des causes peut-être nobles mais
certainement perdues ?
A l’inverse aussi, peut-on être
heureux, et jouir dans l’instant d’un bonheur qu’on se bâtit ?
C’est pour réfléchir sur cette
dernière question qu’ont été proposées plus haut les antibéatitudes, calquées sur les six Béatitudes de Matthieu, et
dont la mise en œuvre vous garantit un bonheur immédiat. A ces antibéatitudes, nous ajoutons le credo
de Iago (Verdi, Otello, acte 2) :
« Je crois en un Dieu cruel,
qui m’a créé à son image et que dans la haine je nomme.
D’un germe vil ou d’un atome, vil
je suis né.
Je suis scélérat parce que je
suis homme, et je sens en moi la fange originelle.
Oui ! Telle est ma foi ; je crois
d’un cœur ferme, autant que la petite veuve au temple, que le mal que je pense et
qui de moi procède est mon destin.
Que je l’accomplisse ! »
La mise en œuvre de ce credo et
des antibéatitudes vous garantit un
bonheur immédiat parce que les moyens, et autrui fait partie de ces moyens, y
sont subordonnés aux fins. L’unique fin de celui qui les met en œuvre est sa
propre satisfaction, son propre bonheur. Mais sans faire aucun de cas de
l’existence d’autrui.
Nous devons nous demander s’il
existe des formes du bonheur qui peuvent être expérimentées sans délai – de
manière immédiate – et pourtant sans nuire à autrui, sans le voir comme un
instrument ou un faire-valoir.
Disons prudemment que le
dialogue, avec ce qu’il suppose d’estime et de réciprocité, peut être l’une de
ces formes du bonheur. Mais cette forme précisément du bonheur n’est pas
évoquée par les Béatitudes.
Retour donc aux Béatitudes, et à
l’âpreté de l’interpellation qu’elles adressent à leur lecteur.
Dans quelle perspective vis-tu,
penses-tu et agis-tu ? Pour quelle reconnaissance, ou rétribution ? A
quel terme ? Car, nous l’avons dit, tous les verbes des béatitudes (sauf
la première et la huitième), sont au futur. Et par qui seras-tu reconnu et
rétribué ? Certainement pas par toi-même car tous les verbes des béatitudes
qui sont au futur sont aussi au passif.
Que faire avec une telle
interpellation ? Ne pas rester les bras croisés devant la souffrance du monde.
Intégrer le souci d’autrui dans tout processus décisionnel et dans la mise en
œuvre de ce processus. Ecarter de son propre chemin les satisfactions et les
justifications qu’on pourrait s’administrer à soi-même, car il y a bien un
délai entre le « Heureux ! » maintenant, et une certaine
jouissance du bonheur. Apprendre enfin – et peut-être seulement à la fin, et
peut-être seulement dans une certaine douleur et une infinie reconnaissance –
que la connaissance du bonheur et la jouissance du bonheur ne peuvent être que
reçus.
Première leçon du sermon sur la
montagne, les béatitudes sont l’aune à laquelle mesurer tout la suite de
l’Evangile. Jésus prêche, et il vit ce qu’il prêche. Quant à nous… à ce que
nous prêchons… à notre manière de vivre…
Puissions-nous être heureux du
bonheur des Béatitudes.