dimanche 29 janvier 2017

Sur la connaissance et la jouissance du bonheur (Matthieu 5,3-10)

Matthieu 5
3 «Heureux les pauvres de cœur: le Royaume des cieux est à eux.
4 Heureux les doux: ils hériteront de la terre.
5 Heureux ceux qui pleurent: ils seront consolés.
6 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice: ils seront rassasiés.
7 Heureux les miséricordieux: il leur sera fait miséricorde.
8 Heureux les cœurs purs: ils verront Dieu.
9 Heureux ceux qui font œuvre de paix: ils seront appelés fils de Dieu.

10 Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice: le Royaume des cieux est à eux.

Prédication :
            Deux remarques préliminaires, sur les béatitudes des versets 4 à 9 : les verbes de leur seconde partie sont au futur, ils sont aussi – à quelque chose près – à la voix passive.
            A ces 6 béatitudes, et pour les méditer un peu plus tard, j’adjoins 6 autres béatitudes, avec le verbe de leur seconde partie au présent, et à la voix active, sortes d’antibéatitudes, que voici :
            Heureux les violents, ils s’approprient la terre.
Heureux ceux qui font pleurer, ils dominent leurs semblables.
Heureux ceux qui commettent délibérément l’injustice, ils ne manquent jamais de rien.
Heureux les rancuniers, l’avenir leur appartient.
Heureux les pervers, ils sont des dieux.
Heureux les fomenteurs de troubles, ils règnent sur le chaos.

Mais revenons au texte de l’évangile de Matthieu. Oserait-on proclamer heureux, ou bienheureux, celles et ceux qui sont dans une ou plusieurs des huit situations mentionnées par les Béatitudes, en associant à leur bonheur une rétribution dont on ne sait ni de qui elle viendra, ni quand elle viendra ?
Une telle proclamation des Béatitudes est pour le moins un non sens, voire une grossièreté (on peut être grossier sans utiliser des gros mots…).
On peut objecter que pour les deux Béatitudes qui encadrent les six autres, la rétribution est au présent : « le Royaume des cieux est à eux. ». Il l’est déjà ! Ce n’est malheureusement pas si simple.
            « Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : le Royaume des cieux est à eux ». Il faut bien comprendre de ceux-ci qu’ils ne sont pas un peu, ou temporairement, persécutés, mais qu’ils le sont absolument et parfaitement, et totalement… vous pourriez bien comprendre même qu’ils le sont tellement, qu’ils en sont morts. Et ça vous donnerait : « Heureux ceux qui ont perdu la vie pour la justice : le Royaume des cieux est à eux. » Et ça fait un peu « Heureux les massacrés… », mais les massacrés sont morts.
Quant à « Heureux les pauvres de cœurs », prenons bien conscience que sont désignés par là des gens qui ne sont pas en état d’éprouver, d’apprécier, d’évaluer ce qu’ils vivent et ce qu’ils font. A ce point que, certains traducteurs rendront cela par : « Heureux les simples d’esprit… »
Alors on peut trouver déplacé, voire grossier une fois encore, de proclamer bienheureux des gens qui ne sont en état ni de jouir de leur bonheur (des morts), ni d’en avoir conscience (les pauvres de cœur, ou simples d’esprit).

Alors… devons-nous espérer le handicap lourd, les soins palliatifs, ou le cantou, pour être heureux ? Ou encore, n’y a-t-il de bonheur qu’à l’horizon d’infinies douleurs, ou à l’horizon d’un engagement éperdu dans des causes peut-être nobles mais certainement perdues ?
A l’inverse aussi, peut-on être heureux, et jouir dans l’instant d’un bonheur qu’on se bâtit ?

C’est pour réfléchir sur cette dernière question qu’ont été proposées plus haut les antibéatitudes, calquées sur les six Béatitudes de Matthieu, et dont la mise en œuvre vous garantit un bonheur immédiat. A ces antibéatitudes, nous ajoutons le credo de Iago (Verdi, Otello, acte 2) :

« Je crois en un Dieu cruel, qui m’a créé à son image et que dans la haine je nomme.
D’un germe vil ou d’un atome, vil je suis né.
Je suis scélérat parce que je suis homme, et je sens en moi la fange originelle.
Oui ! Telle est ma foi ; je crois d’un cœur ferme, autant que la petite veuve au temple, que le mal que je pense et qui de moi procède est mon destin.
Que je l’accomplisse ! »

La mise en œuvre de ce credo et des antibéatitudes vous garantit un bonheur immédiat parce que les moyens, et autrui fait partie de ces moyens, y sont subordonnés aux fins. L’unique fin de celui qui les met en œuvre est sa propre satisfaction, son propre bonheur. Mais sans faire aucun de cas de l’existence d’autrui.

Nous devons nous demander s’il existe des formes du bonheur qui peuvent être expérimentées sans délai – de manière immédiate – et pourtant sans nuire à autrui, sans le voir comme un instrument ou un faire-valoir.
Disons prudemment que le dialogue, avec ce qu’il suppose d’estime et de réciprocité, peut être l’une de ces formes du bonheur. Mais cette forme précisément du bonheur n’est pas évoquée par les Béatitudes.

Retour donc aux Béatitudes, et à l’âpreté de l’interpellation qu’elles adressent à leur lecteur.
Dans quelle perspective vis-tu, penses-tu et agis-tu ? Pour quelle reconnaissance, ou rétribution ? A quel terme ? Car, nous l’avons dit, tous les verbes des béatitudes (sauf la première et la huitième), sont au futur. Et par qui seras-tu reconnu et rétribué ? Certainement pas par toi-même car tous les verbes des béatitudes qui sont au futur sont aussi au passif.

Que faire avec une telle interpellation ? Ne pas rester les bras croisés devant la souffrance du monde. Intégrer le souci d’autrui dans tout processus décisionnel et dans la mise en œuvre de ce processus. Ecarter de son propre chemin les satisfactions et les justifications qu’on pourrait s’administrer à soi-même, car il y a bien un délai entre le « Heureux ! » maintenant, et une certaine jouissance du bonheur. Apprendre enfin – et peut-être seulement à la fin, et peut-être seulement dans une certaine douleur et une infinie reconnaissance – que la connaissance du bonheur et la jouissance du bonheur ne peuvent être que reçus.

Première leçon du sermon sur la montagne, les béatitudes sont l’aune à laquelle mesurer tout la suite de l’Evangile. Jésus prêche, et il vit ce qu’il prêche. Quant à nous… à ce que nous prêchons… à notre manière de vivre…

Puissions-nous être heureux du bonheur des Béatitudes.