mercredi 10 juin 2020

Lettre pastorale du 10 juin 2020. Le pays où l'on n'arrive jamais.

 

Le pays où l’on n’arrive jamais

Le livre des Nombres rapporte que les Hébreux se révoltèrent une fois encore. Dans un désert de pierres, ils ne trouvèrent pas d’eau. Moïse pria Dieu qu’il vienne à leur secours. Et Dieu, exauçant Moïse, ordonna que, Moïse et Aaron se tenant face au peuple, Moïse parle au rocher pour que le rocher donne son eau. Or Moïse ne parla pas au rocher, mais le frappa de son bâton. L’eau jaillit tout de même, mais le geste de Moïse fut compris par Dieu comme un manque de foi… Et Dieu dit : « Puisque, en ne croyant pas en moi, vous n'avez pas manifesté ma sainteté devant les fils d'Israël, à cause de cela, vous ne mènerez pas cette assemblée dans le pays que je lui donne » (Nombres 20,12). Et c’est pour cette raison que ni Aaron ni Moïse n’entrèrent finalement en terre promise. Aaron mourut très peu de temps après. Moïse survécut quelques temps encore. Du sommet du mont Nébo, à l’est du Jourdain, il vit de loin la terre promise (Deutéronome 34). Puis Dieu lui-même enterra Moïse quelque part au pays de Moab, nul n’a jamais su où. Ce qui nous fait deux récits différents, provenant d’autant de sources, et portant sur une même légende.
Et nous nous demandons si l’exode peut finir. Ce qui revient à se demander si un être humain peut de lui-même atteindre et manifester la sainteté de Dieu. Et s’il ne l’atteint pas, il faut se demander comment Dieu va réagir : punir, ou pardonner ? Cela revient aussi à se demander si la terre promise par Dieu peut être conquise et possédée. C’est entendu, cette terre, Dieu l’a promise et cette promesse est l’objet de l’espérance, le but du voyage. Mais même si elle est conquise par les Hébreux, cesse-t-elle d’être terre de Dieu et objet de la promesse ? Qu’adviendra-t-il de l’espérance si ce but est atteint ? En a-t-on jamais finir d’apprendre à vivre avec Dieu, d’apprendre à vivre tout court et donc d’apprendre à espérer ? Est-on jamais tout à fait chez soi lorsque c’est Dieu lui-même qui donne la terre ? Ce que Dieu donne gratuitement, cela ne peut-il, ne doit-il pas être partagé ? L’esprit de la promesse n’est-il pas un esprit de partage bien plus qu’un esprit de possession ? Les questions se bousculent.
Et pendant ce temps, on avance, car ces questions font avancer. La perspective de la servitude s’estompe, le voyage qui, tout d’abord, s’inscrivait dans un paysage torrentueux, épouse maintenant de lents méandres qui, peut-être, se redresseront encore et s’en iront rejoindre un possible estuaire. Nous gagnons en visibilité, l’horizon s’élargit, et, pourtant, le voyage n’a pas pris fin. Et quand bien même l’estuaire rejoindrait-il la mer, nous n’y gagnerions qu’un paysage plus large et plus profond encore qu’il nous faudrait explorer et apprendre à connaître.
Les Hébreux n’ont connu que sable et poussière. Ils ont dû trouver un chemin là où aucun chemin n’était encore tracé, apprendre à vivre là où personne ne vivait. Et lorsqu’il leur fut donné de reposer dans de verts pâturages, lorsqu’ils eurent le temps d’élaborer leur pensée, ils comprirent que l’exode est la condition de celui qui vit de la promesse de Dieu et que la terre promise est le pays où l’on n’arrive jamais. On marche, on avance, plein de joie et d’espérance.