dimanche 21 juin 2020

Jérusalem et Bethel, ou la foi d'un débutant (Genèse 28,10-22)

Genèse 28

10 Jacob sortit de Béer-Shéva et partit pour Harrân.
11 Il fut surpris par le coucher du soleil en un lieu où il passa la nuit. Il prit une des pierres de ce lieu, en fit son chevet et se coucha en ce lieu.
12 Il eut un songe: voici qu'était dressée sur ce territoire une échelle dont le sommet touchait le ciel; des anges messagers de Dieu y montaient et y descendaient.
13 Voici que l’Eternel se tenait près de lui et dit: «Je suis l’Eternel, Dieu d'Abraham ton père et Dieu d'Isaac. Le territoire sur lequel tu te couches, je le donnerai à toi et à ta descendance.
14 Ta descendance sera pareille à la poussière de ce territoire. Tu te répandras à l'ouest, à l'est, au nord et au sud; en toi et en ta descendance seront bénies toutes les familles de la terre.
15 Vois! Je suis avec toi, je te garderai partout où tu iras et je te ferai revenir vers cette terre car je ne t'abandonnerai pas jusqu'à ce que j'aie accompli tout ce que je t'ai dit.»
16 Jacob se réveilla de son sommeil et s'écria: «Vraiment, l’Eternel est en ce lieu et je ne le savais pas!»
17 Il fut pris d’effroi et s'écria: «Que ce lieu est effrayant! Il n'est autre que la maison de Dieu, la porte du ciel.»
18 Jacob se leva immédiatement, il prit la pierre dont il avait fait son chevet, l'érigea en stèle et versa de l'huile au sommet.
19 Il appela ce lieu Béthel - c'est-à-dire Maison de Dieu - mais depuis l’origine le nom de la ville était Louz.
20 Puis Jacob fit solennellement ce vœu: «Si Dieu est avec moi et me garde sur le chemin que j’ai pris, me donne du pain à manger et des habits à revêtir,
21 que je reviens indemne à la maison de mon père – l’Eternel sera mon Dieu –
22 cette pierre que j'ai érigée en stèle sera une maison de Dieu et, de tout ce que tu me donneras, je te compterai la dîme.»

Prédication

            Abraham, puis Isaac, puis Jacob, les récits de leurs pérégrinations tissent sur la terre de Canaan comme un réseau aux mailles serrées, réseau qui permet d’affirmer, à peu près partout, que "mon ancêtre étant passé par tel et tel endroit, jadis, l’endroit en question est aujourd’hui ma propriété". Mais il n’y a là rien qui soit propre aux enfants d’Israël. Toutes les religions qui se sont succédées sur la terre de Palestine ont marqué leur présence et leur autorité par des changements de noms des lieux, par des mythes fondateurs et autant de formidables bâtiments…

            Ainsi d’une ville cananéenne appelée Louz certainement depuis la nuit des temps, et qui fut rebaptisée opportunément BethEl, Maison-Dieu, parce que l’ancêtre Jacob, qui était en voyage, fut surpris là par la nuit, et y fit le rêve et le vœu que nous savons. Encore un grand nombre de siècles, et ce lieu appelé BethEl, Maison de Dieu, serait appelé Montagne de Dieu, ce qui se dit RamAllah…

            Revenons à l’épisode du songe de Jacob ; c’est beau, c’est simple, c’est "école du dimanche". Prêtons attention toutefois à deux ou trois éléments qui ne sont pas des détails.

             Par exemple prêtons attention à la répétition du mot lieu, sept fois en douze versets, dont trois fois dans le seul verset 11. Ce mot est un mot très précis, un mot qui sert en général à désigner le cœur du Temple de Jérusalem, c'est-à-dire l’endroit où l’Éternel est présent. Or, nous ne sommes pas à Jérusalem. Nous sommes à peine à 20 km au nord de Jérusalem…

Notre attention est attirée aussi par la répétition d’un autre mot, qui est le premier mot de la Bible (rosh), qui désigne anatomiquement la tête, et qui désigne aussi le principe, le fondement, l’origine des êtres et des choses.

Et notre attention est attirée enfin par le nom que Jacob choisit pour l’endroit en question, BethEl, c'est-à-dire maison-Dieu, ou maison de Dieu.

            Le tout à 20 km au nord de Jérusalem… Il y aurait eu une autre maison de Dieu que le Temple de Jérusalem ? C’est le roi David qui, fort habilement, choisit Jérusalem pour capitale du royaume qu’il avait unifié. BethEl était déjà, et sans doute depuis plusieurs siècles, un sanctuaire important, qui eut, dans l’histoire de ce pays-là, l’avantage de n’être jamais la capitale de personne. En plus, ce que nous disent les historiens, c’est que BethEl, plus encore qu’un sanctuaire, plus encore qu’un lieu où l’on célébrait Dieu, fut un lieu où l’on pensait Dieu. C’est que, hier comme aujourd’hui, nul ne peut développer tout seul une pensée originale. Pour qu’une pensée originale émerge, il faut ce qu’on peut appeler une "communauté de réflexion", un lieu pour que se rencontre cette communauté, et peut-être même une bibliothèque. Il semble que BethEl ait été l’un de ces lieux, si ce n’est ce lieu, une université autonome, avec sa faculté libre de théologie, en somme, dans laquelle auraient été élaborées, discutées, et conservées bien des idées portant sur Dieu, sa présence, sa localisation, son nom, son unicité, son unité… Quelles idées ?

            Parmi ces idées sur Dieu, celle-ci : « voici qu’était dressée sur terre une échelle dont la tête touchait le ciel ; des anges de Dieu y montaient et y descendaient… » Rappelons d’abord que, plutôt qu’anges de Dieu, nous devrions lire messagers de Dieu, et qu’écrire, ou dire, messagers de Dieu, c’est une manière de ne pas dire Dieu. Et, maintenant, nous revenons au rêve : « voici qu’était dressée sur terre une échelle dont la tête – le principe – touchait le ciel ; Dieu y montait et y descendait ». L’échelle est dressée sur terre, nous le comprenons, mais nous ne comprenons pas ce que signifie que la tête – ou le principe – de cette même échelle touche le ciel. Il n’y a aucun point d’appui dans le ciel qui fasse qu’une échelle puisse se maintenir dressée. Autrement dit, si l’on veut ramener Dieu à une architecture cosmique, ça ne tient pas. Ça ne tient pas parce que Dieu n’est pas – du moins pas à la BethEl – une architecture, ni même le garant d’une architecture cosmique. On peut même dire qu’un tel principe serait un principe évanescent, voire fumeux. Plus encore, que toute pensée de Dieu qui sortirait Dieu de la terre pour le hisser dans le ciel serait fumeuse.

Mais alors, qu’en est-il de Dieu ? Il est écrit que les messagers montaient d’abord, et redescendaient. Pourquoi ? Sans trop perdre de vue ce que nous avons dit déjà, et en n’oubliant pas que ça se passe en rêve, c'est-à-dire dans la tête d’un homme, nous pouvons dire que Dieu est la pensée d’un homme, une pensée qui s’élève, qui prend de l’altitude et du volume, qui gagne en beauté autant qu’elle perd en consistance, qui se spiritualise autant qu’elle se désincarne, le tout en suivant des chemins finalement assez balisés, simples comme l’est le chemin d’une échelle, avant  de revenir à l’homme, en bas, sur terre, dans le concret, dans la chair.           

Pour bien marquer que c’est de la chair à la chair, de la terre à la terre, qu’a lieu ce mouvement qu’on appelle Dieu, il arrive, dans le rêve de Jacob, que l’Eternel se tient à côté de lui – à côté de Jacob. C’est donc ici bas, effectivement, que ça se passe avant tout. Mais dans cette seconde partie du rêve, Dieu porte un autre nom que Dieu : c’est l’Eternel (comprenons bien, l’Eternel, le nom imprononçable de quatre lettres, dont ceux de Jérusalem affirment, pour leur propre avantage, à la fois l’unité et l’unicité). Et bien non, pense-t-on et dit-on à BethEl, l’Eternel se tient près de Jacob, et, plus encore. A BethEl donc, on relève le défi de l’unicité et de l’unité de Dieu sans le Temple, l’unité et l’unicité de Dieu –  et de l’Eternel – dans la chair, c'est-à-dire réellement au côté d’un voyageur, égaré peut-être, mais en tout cas surpris quelque part par la nuit.

Dieu donc, au côté de Jacob, au côté du voyageur, ou plutôt de celui qui part sans savoir s’il reviendra un jour, qui part, en somme, sans savoir où il va. Si Dieu, dans le rêve, devient alors l’auteur de la promesse, il sera, dans la vie éveillée, le chiffre de l’espérance. Une espérance pour Jacob, celle d’une terre où revenir, celle d’une descendance, évidemment. Mais, plus subtilement, une espérance pour l’humanité, espérance d’une terre qui ne serait pas ma terre sacrée (Eretz) qui serait ma propriété, mais cette terre commune (Adamah) que les humains, après un long processus de conversion, après un long voyage, pourraient enfin partager.

Le rêve s’achève, le rêveur s’éveille ; il se souvient de son rêve. Sans aucune hésitation, Jacob donne à ce lieu son nouveau nom, BethEl, dresse la pierre dont il avait fait son chevet, en fait donc une stèle, et la consacre par onction. Il prononce aussi deux phrases au moins qui sont des provocations adressées à ceux de Jérusalem :

« l’Eternel est ici présent… et je ne le savais pas » ; entendons bien que personne d’ailleurs ne le savait, vu que Dieu n’est même pas censé être ailleurs qu’à Jérusalem.

Mais Jacob hésite, il hésite comme un homme qui aurait un autre Dieu ; il hésite comme s’il n’avait pas compris que l’Eternel n’est pas un Dieu à la place d’un autre Dieu, mais qu’il est l’Eternel… Et Jacob ainsi reste comme en deçà de ce qu’est l’Eternel, en deçà de ce que peut être vivre dans la foi à l’Eternel. A ce moment-là de son parcours, Jacob veut bien de l’Eternel, mais il en veut bien seulement comme d’un autre Dieu, comme d’un Dieu utilitaire.

Ce qui va lui faire dire cette phrase qui ne s’apparente que de très loin à la foi en l’Eternel : « Si Dieu est avec moi, me garde sur ce chemin sur lequel je vais (…), et que je reviens en paix à la maison de mon père… l’Eternel sera mon Dieu, cette pierre sera une maison de Dieu, et je donnerai à Dieu la dîme…

            Peut-il y avoir un si, une condition, dans l’engagement du croyant envers l’Eternel ?

            Il est très facile pour nous de repérer cette condition, ce si  qui apparaît dans la confession de foi de Jacob. Mais avons-nous un jour été le voyageur égaré, surpris par la nuit ? Avons-nous pris conscience de la présence de l’Eternel à nos côtés ? Avons-nous répondu, et répondons-nous encore, à son appel et à sa promesse sans hésiter aucunement ?


         Dans les versets que nous méditons, Jacob apparaît comme un débutant. IL est quelqu’un qui éprouve sa foi, mais qui, faute d’avoir déjà réfléchi, ne sait pas encore la dire. Sa foi donc est une foi de débutant, une foi encore pleine de si et de alors, une foi qui ne sait pas encore dire, simplement, amen.

Nous sommes tous en chemin, et peut-être bien tous des débutants. Tous, nous apprenons à croire. Et dans cet apprentissage, nous n’avons pas à choisir entre BEthEl et Jérusalem.

Notre apprentissage de la foi dure autant que dure notre vie. Sœurs et frères, voici, « l’Eternel se tient auprès de nous… » Amen