samedi 26 février 2022

Changer, cela est-il possible ? (Luc 6,39-45)

Luc 6

39 Il leur dit aussi une parabole: «Un aveugle peut-il guider un aveugle? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans un trou?

 40 Le disciple n'est pas au-dessus de son maître, mais tout disciple bien formé sera comme son maître.

 41 «Qu'as-tu à regarder la paille qui est dans l'œil de ton frère? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas?

 42 Comment peux-tu dire à ton frère: ‹Frère, attends. Que j'ôte la paille qui est dans ton œil›, toi qui ne vois pas la poutre qui est dans le tien? Hypocrite, ôte d'abord la poutre de ton œil ! Et alors tu verras clair pour ôter la paille qui est dans l'œil de ton frère.

 43 «Il n'y a pas de bon arbre qui produise un fruit malade, et pas davantage d'arbre malade qui produise un bon fruit.

 44 Chaque arbre en effet se reconnaît au fruit qui lui est propre: ce n'est pas sur un buisson d'épines que l'on cueille des figues, ni sur des ronces que l'on récolte du raisin.

 45 L'homme bon, du bon trésor de son cœur, tire le bien, et le mauvais, de son mauvais trésor, tire le mal; car ce que dit la bouche, c'est ce qui déborde du cœur.

Prédication

            Après ces lectures je voudrais évoquer un troisième auteur, le prophète Jérémie qui, au meilleur de son inspiration, imagina un futur dans lequel le frère et son prochain n’auraient plus jamais à échanger des propos du genre Mon frère, je vais te dire, parce que moi je le sais, ce que Dieu veut de toi… et l’autre évidemment de répondre Mon frère, je vais te dire, parce que moi je le sais mieux que toi, ce que Dieu veut de toi (Jérémie 31,31).

            Qu’est-ce qui était en cause, au temps de Jérémie ? La politique étrangère, le culte du temple de Jérusalem, la perspective d’un exil, la manière dont vivait les gens, toutes choses que la Loi (Torah) évoque, tout en requérant réflexion, interprétation et prise de responsabilité, sur le court terme, sur le long terme… responsabilités collectives, duelles, et individuelles.

            Dans cette perspective, si cette délibération de la loi pouvait être menée à bien – une sorte de visée permanente portée par une délibération permanente, tous ces gens deviendraient un peuple (le mot peuple est parfois un peu péjoratif, selon les auteurs, mais ici il est clairement employé dans une perspective laudative : puissent-ils devenir peuple pour moi, dit le Seigneur-Dieu).

            Mais le peuvent-ils ? La réponse, selon Jérémie, est connue : ils le peuvent – ou plutôt ils le pourront – lorsque le Seigneur-Dieu inscrira lui-même sa Loi (Torah) dans leurs cœurs ; le mot à mot, c’est lorsque le Seigneur-Dieu donnera sa Torah dans leurs cœurs. Mais le futur ne suffit pas à constituer ici le sens. Le don de la Loi n’est sans doute pas achevé, mais il est sans doute déjà commencé. Le cœur de l’homme n’est pas, n’est plus, hermétique aux saints commandements de la Loi, et l’intelligence de l’homme n’est donc pas incapable d’une méditation personnelle et fraternelle.

            Tout ceci nous pouvons l’appeler espérance de Jérémie, et nous pouvons faire le bilan de cette espérance en lisant les chapitres 32 à 52 du livre, mais pas seulement. Car l’espérance du livre de l’Exode, l’espérance aussi du livre du Deutéronome, pourraient bien être ainsi aussi être évaluées. Il y est question de Loi. Mieux que de Loi il y est question de distance, entre l’homme et son frère, entre l’homme et la Loi, entre l’homme et Dieu.

            A l’extrême de l’accomplissement de l’espérance de Jérémie, la distance entre l’homme et la Loi est nulle, nulle aussi la distance entre l’homme et Dieu, nulle aussi est la distance entre l’homme et son frère par la parole qui les différencie et qui les unit. Mais, une fois encore, d’ici-là ?

            D’ici-là, oserai-je le dire, c’est le temps du fragment (ou le temps de la distance infinie).

           

            Après avoir prononcé des bénédictions et des malédictions, après avoir prêché l’amour des ennemis jusqu’à leur donner plus que ce qu’ils veulent vous prendre,  après avoir ordonné de ne pas juger… après ce programme considérable  et comme si cela ne suffisait pas, comme si ça n’était pas déjà impossible, « Jésus ajouta encore une parabole. » Et une parabole qu’il est difficile de cerner, puisque 4 – ou 5 petits fragments imagés vont suivre.

            1. (aveugles) Deux aveugles, l’un guidé par l’autre, vont tomber dans un trou. Histoire vieille comme le monde et allégorie usée jusqu’à la corde, reprise ici sans qu’il soit possible de dire qui est l’aveugle qui guide, ni qui est l’aveugle qui suit… et après tout, peut-être sont-ils, chacun à son tour, guide et guidé. Peut-être faut-il, dans ce discours, à ce moment de ce discours, penser que tous sont aveugles. Que personne, en réalité, n’y voit rien. Personne n’y voit rien, et ce que Jésus dit là est le commencement de la parabole, commencement de l’instruction de ses disciples.

            2. (des disciples, un seul maître) L’instruction des disciples donc. Et il y a un maître. À l’horizon de l’instruction des disciples – horizon qui va être bientôt précisé – les disciples feront ce que fait ou faisait le maître. Nous pouvons bien entendu penser que le maître, c’est  Jésus (mais que fait Jésus ?) et que maître il est dès le commencement de sa vie. Une certaine lecture de l’évangile de Luc peut nous conduire à cette compréhension. Mais plusieurs épisodes de l’évangile de Luc nous montrent un Jésus maladroit au début de son ministère. Ce qui nous suggère qu’on ne naît pas maître, mais qu’on le devient, et qu’on le devient dans une réflexion de tous les jours. Même ainsi, nous pouvons penser qu’il n’y a que Jésus qui, dans l’évangile, a une stature de maître, stature qu’il travaillera jusqu’à la fin. Quel rapport à ses disciples cela produira-t-il ? Nous le dirons tantôt.

            3. (œil, paille, poutre) Suite, maintenant que nous avons parlé du maître et de ses disciples, et que nous avons établi qu’il ne s’agit pas d’une hiérarchie au sens humain, parlons des disciples entre eux. Paille, et poutre, l’allégorie est une fois de plus usée jusqu’à la corde. Quelqu’un se croit suffisamment qualifié pour faire le maître, quelqu’un se croit suffisamment accompli pour jouer le maître. Et il ne l’est pas. De maître, il n’y en a qu’un (principe évangélique, si l’on veut) et de hiérarchie parmi les disciples, il n’y en a pas. Qu’il n’y en ait pas n’empêche pas que, paille ou poutre, peu importe le calibre, l’on puisse s’aider entre frères et sœurs à faire le ménage à l’intérieur des yeux, des yeux qui sont nécessaires pour construire une juste vision du monde (pour ceci on pourrait bien aussi parler des oreilles, mais les yeux voient le plus souvent avant même que les oreilles entendent, si bien que le premier nettoyage communicationnel qui s’impose est celui du regard). Résumons, quelqu’un peut être aidant, et un autre aidé, mais la condition qui s’impose à qui veut être aidant est qu’il ait fait lui-même, aidé peut-être par son maître, le ménage de ce qui se trouve d’abord dans ses yeux.

            4. (arbres, bons ou mauvais) Qu’y a-t-il donc dans mes yeux, devrait se demander le disciple ? Et faisant retour sur lui-même, considérant une allégorie de plus, réfléchissant sur la diversité de la flore, le disciple se demande s’il est buisson d’épines ou figuier, s’il est ronce ou vigne (le disciple peut bien se poser la question s’agissant de son frère, ou de sa sœur, mais nous avons établi juste précédemment qu’il y a une dimension très introspective, une méditation très personnelle, une sorte de qui suis-je devant mon maître et avec mon maître ? qui commande tout ce parcours ?). Et puis, à cette étape, il ne s’agit pas de dire qui est qui – c’est déjà fait – mais de se demander, étant soi-même ce qu’on est, ce que peut-être on peut devenir. On objectera, c’est facile, que jamais un buisson d’épine ne deviendra figuier, et réciproquement, et que jamais un roncier ne deviendra vigne, et réciproquement. Et donc qui n’a jamais porté de bon fruit n’en portera jamais et celui qui porte le mal dans son cœur ne fera jamais que porter le mal autour de lui.

            5. (ce qu’il y a dans le cœur de l’homme) … Sauf que, toute cette parabole – c’est une parabole en cinq fragments – est construite autour de l’idée contraire. Contre les invariants de la botanique, contre les préjugés, contre le désespoir qui parfois vous habite, il n’est pas gravé dans le marbre que celui qui suit son maître est condamné à répandre autour de lui le mal, la souffrance et toutes sortes de tourments. L’homme mauvais et l’homme bon ont à suivre chacun son propre chemin dans le sillage du même maître. Et même si nous avons essayé de conserver à cette méditation un air de généralité, le maître dont nous avons parlé est Jésus de Nazareth.

                       En commentant un fragment de Jérémie, nous disions à l’instant que le temps du fragment était le temps de la distance infinie, le temps d’une espérance très très lointaine. La parabole de Luc 6, que nous avons lue, autre fragment, déjà plus large, déjà moins isolé de l’ensemble d’un livre, nous donne une espérance plus proche, et plus concrète.

            Une espérance que nous pouvons envisager d’habiter, avec laquelle nous pouvons entreprendre de vivre. Comme le dit Paul (un autre fragment encore) : 57 Rendons grâce à Dieu, qui nous donne la victoire par notre Seigneur Jésus Christ. 58 Ainsi, mes frères bien-aimés, soyez fermes, inébranlables, faites sans cesse des progrès dans l'œuvre du Seigneur, sachant que votre peine n'est pas vaine dans le Seigneur. » Amen