L’évangile de Jean, ça commence très haut, très
loin, très fort : « Au commencement était le Verbe » (Le Verbe,
ou la Parole, peu importe, car ce qui compte, c’est au commencement, au début et au principe de toute chose). Mais les
commencements, et celui-là est un commencement comme un autre, finissent dès
qu’ils ont commencé. Autrement dit, le commencement importe assez peu. Ce qui
va compter par-dessus tout dans l’évangile de Jean, c’est que le verbe s’est
fait chair (Jean 1,14). D’aucuns traduisent par « la Parole est devenue un
homme » ; pourquoi pas… manière de dire qu’en un homme et un homme
seulement, par un homme et un homme seulement, Jésus Christ, le Verbe a pu être
fait chair, c'est-à-dire concrétude, pratique, humanité. Et que conséquemment,
le Verbe a cessé d’être très haut, très loin et très fort. Dieu n’a jamais été
moins Dieu qu’en Jésus Christ. Et ce que nous apprenons dans l’évangile de Jean
superlativement, c’est que les humains n’ont pas du tout, mais alors pas du
tout du tout, envie d’un Dieu qui ne soit pas Dieu mais qui soit homme, parole
et agir humains. Les humains ont envie d’un Dieu qui soit Dieu pour être Dieu avec lui, et même, d’ailleurs,
le plus souvent pour être Dieu à la place de Dieu.
Et il semble finalement que l’évangile de Jean est
le texte d’un ou plusieurs auteurs qui ont pris conscience – pour y avoir
assisté, peut-être pour en être rescapés – que penser être ou avoir été initié
à des mystères supérieurs, à l’ultime
connaissance de Dieu, de sa nature et de son dessein, est une pensée toxique.
Une telle pensée intoxique la conscience de soi en la faisant se boursoufler,
en la faisant se complaire en elle-même. Une pensée qui intoxique aussi les
relations entre les humains.
Dans ce sens, et face à cette menace, l’évangile
de Jean est le plus concret des quatre évangiles. Pas un mot, pas un phrase,
qui n’appelle la question : « Concrètement, que signifie
cela ? », et qui, le plus souvent, n’apporte une réponse concrète.
Adorer Dieu en esprit et en vérité (Jean 4).
Qu’est-ce que ça signifie ? Nous le développons ci-dessous, dans un sermon.
Après ce sermon vient un post scriptum, sur une actualité ecclésiastique
récemment vécue.
Jean 4 :
16 Jésus lui dit: «Va, appelle ton mari et reviens ici.»
17 La femme lui répondit: «Je n'ai pas de mari.» Jésus lui
dit: «Tu dis bien: ‹Je n'ai pas de mari›;
18 tu en as eu cinq et l'homme que tu as maintenant n'est
pas ton mari. En cela tu as dit vrai.»
19 - «Seigneur, lui dit la femme, je vois que tu es un
prophète.
20 Nos pères ont adoré sur cette montagne et vous, vous
affirmez qu'à Jérusalem se trouve le lieu où il faut adorer.»
21 Jésus lui dit: «Crois-moi, femme, l'heure vient où ce
n'est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père.
22 Vous adorez ce que vous ne connaissez pas; nous adorons
ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs.
23 Mais l'heure vient, elle est là, où les vrais adorateurs
adoreront le Père en esprit et en vérité; tels sont, en effet, les adorateurs
que cherche le Père.
24 Dieu est esprit et c'est pourquoi ceux qui l'adorent
doivent adorer en esprit et en vérité.»
25 La femme lui dit: «Je sais qu'un Messie doit venir -
celui qu'on appelle Christ. Lorsqu'il viendra, il nous annoncera toutes choses.
26 Jésus lui dit: «Je le suis, moi qui te parle.»
Prédication :
Pour des raisons que nous
n’allons pas évoquer ce matin, Jésus dut quitter la Judée et se retirer en
Galilée. Le trajet qu’il avait à faire passait nécessairement par la Samarie.
Les Juifs (qu’ils soient Galiléens ou Judéens), regardaient les Samaritains
comme des relapses et des impurs. Nous n’allons pas raconter ce matin non plus
l’histoire du schisme samaritain.
Il nous suffit de repérer
que, sans doute très tôt dans la toute jeune histoire des communautés
chrétiennes, une mission d’évangélisation a été diligentée en Samarie, ce que
nous retrouvons dans le texte que nous lisons : Jésus lui-même y est allé,
et il est à l’origine des premières conversions de Samaritains.
Et puis, le fait que le
titre de Sauveur du monde lui soit donné en Samarie va très bien avec l’idée d’une
mission assumée, jusqu’au bout du monde – évidemment – sachant que le bout du
monde, pour certains, ça ne va même pas jusqu’au village d’à-côté.
De quelle manière ces
cousins, ces frères ennemis, que sont les Juifs et les Samaritains… de quelle
manière peuvent-ils être au bénéfice du même salut, prêché par le même homme,
reconnu comme Christ par les uns comme par les autres ? Interroger la
manière, c’est interroger les formes du culte et, parmi les formes du culte, en
particulier, le lieu où ce culte se pratique. Jérusalem, où il y a le Temple,
ou Mont Garizim, où il y a un autre Temple ? Le culte à celui qui est
l’unique Sauveur du monde doit-il être célébré en un unique lieu et d’une
manière unique ? Si la question se posait avec une telle acuité entre ces
plus proches voisins qu’étaient les Juifs et les Samaritains, nous pouvons imaginer
ce qui allait se produire lorsque des ethnies, des sensibilités et des langues,
des histoires, et des contextes… différents allaient se tourner vers un unique
Messie...
La réponse de Jean
l’évangéliste, réponse de Jésus à la Samaritaine… là où il faut, dans l’ancien
testament, des dizaines de chapitres pour mettre en place le culte unifié d’un
pourtant très petit peuple, il faut à peine plus de trois mots à Jésus –
miracle de concision : en esprit et en vérité.
Mais qu’est-ce que cela
signifie ?
Pour illustrer "en esprit", voici un
verset de l’évangile de Jean : « L’esprit souffle où il veut et tu
entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va ; ainsi en
est-il de tout homme qui est né de l’esprit » (Jean 3,8). Il y a là un
principe d’inspiration, qui est aussi un principe de liberté, une liberté qui
ne cherche pas nécessairement à rendre compte d’elle-même. S’agissant du culte,
cela va signifier que tout n’est pas, tout ne doit pas être, par nécessité,
figé et démontrable.
Pour illustrer "en vérité", et toujours
dans l’évangile de Jean, pensons à l’échange dramatique entre Jésus et
Pilate : Pilate lui dit : " Donc tu es roi ? " Jésus répondit :
" Tu le dis : je suis roi. Je ne suis né, et je ne suis venu dans le
monde, que pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité
écoute ma voix. " Pilate lui dit : Qu 'est-ce que la vérité ? Après
avoir dit cela, Pilate sortit de nouveau pour aller vers les Juifs, et il leur
dit : Je ne trouve aucun crime en lui (Jean 18,37-38). S’agissant encore du
culte, dire qu’il a lieu "en vérité" indique la condition tragique de
ceux qui prient, c'est-à-dire tout à la fois leur engagement et leur
impuissance. Pilate ne trouve aucun crime en Jésus – et comment trouverait-on
un seul crime en celui qui est le Verbe fait chair ? – et pourtant, il va
non pas mourir – ce qui est notre lot à tous – mais il va être traité comme le
dernier des derniers des malfaiteurs…
Ainsi en est-il du culte en esprit et en
vérité : il éprouve tout à la fois l’invincible liberté de ceux que
l’esprit féconde et la condition tragique de l’impuissante chair.
Est-ce bien ainsi que nous
tâchons de rendre notre culte à Dieu ? C’est une question critique…
Oui ? Et bien nous pouvons reconnaître en d’autres des sœurs et des
frères, même s’ils prient tout autrement que nous, même si la forme de leur
prière nous est totalement incompréhensible, et même s’ils ne prient pas…
Amen
Post scriptum
L’histoire récente de notre Église (Vincennes, mais au-delà de Vincennes
des situations similaires se sont produites aussi) est constituée de bonnes et
de moins bonnes nouvelles, de nouvelles joyeuses et de tristes nouvelles. Certains
de nôtres nous sont enlevés par la mort, quand certains aussi des nôtres
mettent des enfants au monde.
Parmi ceux qui meurent, il en est avec lesquels nous avons vécu d’importantes
expériences de croyants, des expériences bénies et fécondes, au-delà de ce que
nous aurions pu imaginer, et dans un engagement de concret de nos forces. C’est
à ce genre d’expériences que nous pouvons donner le nom d’adoration en esprit. Mais
lorsque quelqu’un meurt, il appartient à sa famille de décider s’il y aura, ou
pas, des funérailles ecclésiastiques. Certaines familles donc, font appel à
nous, et d’autres pas. Nous ne sommes personne pour imposer qu’il y ait un
service religieux. Telle est notre position, telle est la vérité, telle est
notre impuissance. Adorer Dieu en se sachant ainsi impuissant, c’est l’adorer
en vérité.
Adorer Dieu en esprit et en vérité, telle est la perspective de toute vie
chrétienne. C’est une perspective tout à fait concrète.