dimanche 15 mars 2020

En esprit et en vérité. En somme, concrètement (Jean 4,16-26)

 

L’évangile de Jean, ça commence très haut, très loin, très fort : « Au commencement était le Verbe » (Le Verbe, ou la Parole, peu importe, car ce qui compte, c’est au commencement, au début et au principe de toute chose). Mais les commencements, et celui-là est un commencement comme un autre, finissent dès qu’ils ont commencé. Autrement dit, le commencement importe assez peu. Ce qui va compter par-dessus tout dans l’évangile de Jean, c’est que le verbe s’est fait chair (Jean 1,14). D’aucuns traduisent par « la Parole est devenue un homme » ; pourquoi pas… manière de dire qu’en un homme et un homme seulement, par un homme et un homme seulement, Jésus Christ, le Verbe a pu être fait chair, c'est-à-dire concrétude, pratique, humanité. Et que conséquemment, le Verbe a cessé d’être très haut, très loin et très fort. Dieu n’a jamais été moins Dieu qu’en Jésus Christ. Et ce que nous apprenons dans l’évangile de Jean superlativement, c’est que les humains n’ont pas du tout, mais alors pas du tout du tout, envie d’un Dieu qui ne soit pas Dieu mais qui soit homme, parole et agir humains. Les humains ont envie d’un Dieu qui soit Dieu  pour être Dieu avec lui, et même, d’ailleurs, le plus souvent pour être Dieu à la place de Dieu.
Et il semble finalement que l’évangile de Jean est le texte d’un ou plusieurs auteurs qui ont pris conscience – pour y avoir assisté, peut-être pour en être rescapés – que penser être ou avoir été initié à des mystères  supérieurs, à l’ultime connaissance de Dieu, de sa nature et de son dessein, est une pensée toxique. Une telle pensée intoxique la conscience de soi en la faisant se boursoufler, en la faisant se complaire en elle-même. Une pensée qui intoxique aussi les relations entre les humains.
Dans ce sens, et face à cette menace, l’évangile de Jean est le plus concret des quatre évangiles. Pas un mot, pas un phrase, qui n’appelle la question : « Concrètement, que signifie cela ? », et qui, le plus souvent, n’apporte une réponse concrète.
Adorer Dieu en esprit et en vérité (Jean 4). Qu’est-ce que ça signifie ? Nous le développons ci-dessous, dans un sermon. Après ce sermon vient un post scriptum, sur une actualité ecclésiastique récemment vécue.
Jean 4 :

16 Jésus lui dit: «Va, appelle ton mari et reviens ici.»
17 La femme lui répondit: «Je n'ai pas de mari.» Jésus lui dit: «Tu dis bien: ‹Je n'ai pas de mari›;
18 tu en as eu cinq et l'homme que tu as maintenant n'est pas ton mari. En cela tu as dit vrai.»
19 - «Seigneur, lui dit la femme, je vois que tu es un prophète.
20 Nos pères ont adoré sur cette montagne et vous, vous affirmez qu'à Jérusalem se trouve le lieu où il faut adorer.»
21 Jésus lui dit: «Crois-moi, femme, l'heure vient où ce n'est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père.
22 Vous adorez ce que vous ne connaissez pas; nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs.
23 Mais l'heure vient, elle est là, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité; tels sont, en effet, les adorateurs que cherche le Père.
24 Dieu est esprit et c'est pourquoi ceux qui l'adorent doivent adorer en esprit et en vérité.»
25 La femme lui dit: «Je sais qu'un Messie doit venir - celui qu'on appelle Christ. Lorsqu'il viendra, il nous annoncera toutes choses.
26 Jésus lui dit: «Je le suis, moi qui te parle.» 
Prédication :

            Pour des raisons que nous n’allons pas évoquer ce matin, Jésus dut quitter la Judée et se retirer en Galilée. Le trajet qu’il avait à faire passait nécessairement par la Samarie. Les Juifs (qu’ils soient Galiléens ou Judéens), regardaient les Samaritains comme des relapses et des impurs. Nous n’allons pas raconter ce matin non plus l’histoire du schisme samaritain.
            Il nous suffit de repérer que, sans doute très tôt dans la toute jeune histoire des communautés chrétiennes, une mission d’évangélisation a été diligentée en Samarie, ce que nous retrouvons dans le texte que nous lisons : Jésus lui-même y est allé, et il est à l’origine des premières conversions de Samaritains.
            Et puis, le fait que le titre de Sauveur du monde lui soit donné en Samarie va très bien avec l’idée d’une mission assumée, jusqu’au bout du monde – évidemment – sachant que le bout du monde, pour certains, ça ne va même pas jusqu’au village d’à-côté.

            De quelle manière ces cousins, ces frères ennemis, que sont les Juifs et les Samaritains… de quelle manière peuvent-ils être au bénéfice du même salut, prêché par le même homme, reconnu comme Christ par les uns comme par les autres ? Interroger la manière, c’est interroger les formes du culte et, parmi les formes du culte, en particulier, le lieu où ce culte se pratique. Jérusalem, où il y a le Temple, ou Mont Garizim, où il y a un autre Temple ? Le culte à celui qui est l’unique Sauveur du monde doit-il être célébré en un unique lieu et d’une manière unique ? Si la question se posait avec une telle acuité entre ces plus proches voisins qu’étaient les Juifs et les Samaritains, nous pouvons imaginer ce qui allait se produire lorsque des ethnies, des sensibilités et des langues, des histoires, et des contextes… différents allaient se tourner vers un unique Messie...

            La réponse de Jean l’évangéliste, réponse de Jésus à la Samaritaine… là où il faut, dans l’ancien testament, des dizaines de chapitres pour mettre en place le culte unifié d’un pourtant très petit peuple, il faut à peine plus de trois mots à Jésus – miracle de concision : en esprit et en vérité.
            Mais qu’est-ce que cela signifie ?

Pour illustrer "en esprit", voici un verset de l’évangile de Jean : « L’esprit souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va ; ainsi en est-il de tout homme qui est né de l’esprit » (Jean 3,8). Il y a là un principe d’inspiration, qui est aussi un principe de liberté, une liberté qui ne cherche pas nécessairement à rendre compte d’elle-même. S’agissant du culte, cela va signifier que tout n’est pas, tout ne doit pas être, par nécessité, figé et démontrable.
Pour illustrer "en vérité", et toujours dans l’évangile de Jean, pensons à l’échange dramatique entre Jésus et Pilate : Pilate lui dit : " Donc tu es roi ? " Jésus répondit : " Tu le dis : je suis roi. Je ne suis né, et je ne suis venu dans le monde, que pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. " Pilate lui dit : Qu 'est-ce que la vérité ? Après avoir dit cela, Pilate sortit de nouveau pour aller vers les Juifs, et il leur dit : Je ne trouve aucun crime en lui (Jean 18,37-38). S’agissant encore du culte, dire qu’il a lieu "en vérité" indique la condition tragique de ceux qui prient, c'est-à-dire tout à la fois leur engagement et leur impuissance. Pilate ne trouve aucun crime en Jésus – et comment trouverait-on un seul crime en celui qui est le Verbe fait chair ? – et pourtant, il va non pas mourir – ce qui est notre lot à tous – mais il va être traité comme le dernier des derniers des malfaiteurs…

Ainsi en est-il du culte en esprit et en vérité : il éprouve tout à la fois l’invincible liberté de ceux que l’esprit féconde et la condition tragique de l’impuissante chair.
           Est-ce bien ainsi que nous tâchons de rendre notre culte à Dieu ? C’est une question critique… Oui ? Et bien nous pouvons reconnaître en d’autres des sœurs et des frères, même s’ils prient tout autrement que nous, même si la forme de leur prière nous est totalement incompréhensible, et même s’ils ne prient pas…
            Amen
Post scriptum


L’histoire récente de notre Église (Vincennes, mais au-delà de Vincennes des situations similaires se sont produites aussi) est constituée de bonnes et de moins bonnes nouvelles, de nouvelles joyeuses et de tristes nouvelles. Certains de nôtres nous sont enlevés par la mort, quand certains aussi des nôtres mettent des enfants au monde.
Parmi ceux qui meurent, il en est avec lesquels nous avons vécu d’importantes expériences de croyants, des expériences bénies et fécondes, au-delà de ce que nous aurions pu imaginer, et dans un engagement de concret de nos forces. C’est à ce genre d’expériences que nous pouvons donner le nom d’adoration en esprit. Mais lorsque quelqu’un meurt, il appartient à sa famille de décider s’il y aura, ou pas, des funérailles ecclésiastiques. Certaines familles donc, font appel à nous, et d’autres pas. Nous ne sommes personne pour imposer qu’il y ait un service religieux. Telle est notre position, telle est la vérité, telle est notre impuissance. Adorer Dieu en se sachant ainsi impuissant, c’est l’adorer en vérité.
Adorer Dieu en esprit et en vérité, telle est la perspective de toute vie chrétienne. C’est une perspective tout à fait concrète.