dimanche 24 février 2019

Le blasphème qui guérit (Luc 5,12-26) ou la foi des autres


Luc 5
17 Or, ce fut en un de ces jours, comme il enseignait, que se trouvaient assis des Pharisiens et des docteurs de la loi, venus de chaque village de Galilée, de Judée et de Jérusalem, et que la puissance du Seigneur le poussait à guérir,
18 voici qu’il y eut des hommes portant un paralysé sur une litière, qui cherchaient à le faire entrer et à le placer sous ses regards.
19 Mais ne trouvant pas, à cause de la foule, par où le faire entrer, ils montèrent sur le toit et le firent descendre à travers les tuiles, avec son méchant lit, en plein milieu, face à Jésus.
20 Voyant leur foi, il dit: «Homme, tes fautes te sont remises.»
21 Les scribes et les Pharisiens se mirent à faire des calculs en disant : « Qui est-il, celui-là, qui dit des blasphèmes ? Qui a le pouvoir de remettre les péchés, hors Dieu seul ?»
22 Jésus, découvrant leurs calculs, leur fit cette réponse : « quels sont ces calculs à l’intérieur de vos cœurs?
23 Quelle chose est plus facile, dire « Tes péchés te sont remis », ou dire « Redresse-toi et promène-toi »?
24 Afin que vous sachiez que le Fils de l’Homme a le pouvoir sur terre de remettre les péchés, « Je te le dis – dit-il au paralysé – redresse-toi, soulève ton méchant lit et va chez toi.»
25 Sur-le-champ, se levant debout sous les regards de tous, soulevant ce qui lui servait de couche, il regagna son logis en glorifiant Dieu.
26 La stupéfaction les saisit tous ; ils glorifiaient Dieu et, remplis de frayeur, ils disaient : « Nous avons vu, aujourd’hui, des choses qui sortent de l’ordinaire. »
Prédication


Pourquoi cet homme était-il paralytique ? Il l’était. Et aucun pourquoi n’est invoqué dans notre texte.
Les livres de la Bible ne sont pourtant pas pauvres en réponses à la question pourquoi. La responsabilité peut y prendre toutes les formes possibles (directe, indirecte, individuelle, collective, immédiate, différée, etc.), jusqu’à un point où l’on ne peut plus guère avancer : chacun est responsable de son propre péché. Les prophètes Ezéchiel (chap.18) et Jérémie (chap. 31) mènent la réflexion jusqu’à ce point que nous pourrions dire ultime. Point qui est cependant une impasse lorsqu’il s’agit d’un mal évidemment sans aucun ‘péché’ repérable. Le livre de Job prend alors le relais d’une réflexion dans l’impasse : Job  obtient de Dieu lui-même une espèce de révélation personnelle : le mal existe dans la création, et ce mal peut frapper, aveuglément, n’importe quand, n’importe quel homme, dont Job. Cette réponse suffit à Job : l’ayant obtenue il se défait de son deuil et revient à la vie.
            Nous, nous revenons à Luc ; cet homme était paralytique. Nous ne savons pas s’il l’était de naissance ou s’il l’était devenu à un moment de sa vie. Mais nous savons qu’il l’était toujours… cet homme était paralytique parce que, jusqu’à cet instant, il avait été incurable. Et c’est d’ailleurs ce que suggère l’étymologie grecque du mot paralytique : incurable il est, il a été lié, et bien lié, de partout, il est au-delà de toute entreprise de libération, rien ne l’a délié, et il est manifeste que rien ne le déliera.

            Dès lors, nous pouvons nous interroger sur les intentions de ces quatre hommes qui portent le paralytique sur son brancard, escaladent les murs, démontent la toiture et font descendre leur fardeau juste devant l’orateur, Jésus. Aucune motivation n’étant énoncée, nous avançons que la seule intention de ces porteurs est de rendre accessible à l’homme l’enseignement de Jésus, un enseignement qui est habité par la puissance du Seigneur, un enseignement qui est propre à guérir (mais seul le lecteur le sait à ce moment de l’histoire).
            Mais à guérir quoi ? Les consciences ? La paralysie ? La paralysie du paralytique va être guérie, nous l’avons lu, mais elle n’est pas la seule paralysie qui soit présente dans ce court récit. Lorsque, ayant vu la foi des quatre porteurs, Jésus annonce au paralysé que ses péchés sont pardonnés – qu’il est délié de ses péchés – une autre paralysie se manifeste, celle des scribes et des pharisiens.
Explorons cette autre paralysie, celle des scribes et Pharisiens. Si Dieu seul peut pardonner les péchés, et ne nous y trompons pas, cela signifie aussi ‘si Dieu veut guérir ce paralysé’, il n’a nul besoin de qui que ce soit pour lui désigner tel ou tel pécheur et tel ou tel péché. Dieu est souverain et la souveraineté de Dieu se manifeste donc en ce que ce paralytique est toujours paralytique…
Alors, lorsque Jésus lui annonce que ses péchés lui sont pardonnés, c’est un blasphème. Telle est la paralysie des scribes et des Pharisiens : au titre de leur savoir sur Dieu, ils rendent inutile toute foi – ne nous y trompons pas : la foi des quatre porteurs est tout à fait concrète, c’est porter le paralytique – et rendant inutile toute foi, ils rendent impossible toute espérance : l’espérance du paralytique est suspendue à la foi, c'est-à-dire à l’engagement, de ses porteurs.

            Et son espérance n’est pas vaine. Oui, il est plus facile de dire “Tes péchés te sont pardonnés” que de dire “Lève-toi et marche”, mais dans la bouche de Jésus, et dans le cadre de pensée construit par ce texte, les deux affirmations sont homologues l’une de l’autre. Elles le sont dans la bouche de Jésus. Dès lors que Jésus s’adresse la première fois au paralytique, celui-ci est délié, c'est-à-dire guéri.
            Sur l’ordre de Jésus, il repart chez lui debout et transportant son brancard. Tous sont saisis de stupeur – c’est bien leur tour à tous d’être saisis – et disent « nous avons aujourd’hui vu des choses étranges » Notre œil se porte de nouveau sur l’étymologie grecque, et nous trouvons que ces choses sont au-delà de toute glorification.
            Ces choses sont-elles étranges ? Tous se le disent. Tous, y compris scribes et Pharisiens. Ce paralytique, qui était au-delà de toute thérapie possible, a été guéri par une action incompréhensible, au-delà de toute glorification possible. Action de Dieu ? Hum… blasphématoire en même temps. Tant et si bien que de Dieu l’on ne sait plus que penser, ni d’ailleurs de l’homme (le Fils de l’homme est un homme) qui manifeste alors une si étrange capacité : délier concrètement l’indéliable, et le délier par un blasphème !  
Tout est ici sens dessus dessous. L’enseignement sacré des Ecritures – des scribes et des Pharisiens – devient inopérant, et le blasphème devient parole de guérison… Et que fait-on, lorsque tout est ainsi bouleversé ? Louer Dieu, oui, louer Dieu… peut-être.

Pouvons-nous traiter ce texte comme une parabole ? Pouvons-nous nous projeter dans tel ou tel personnage ?
Les porteurs : la tâche du chrétien, porter vers, emmener vers... Vers le Christ ? En tout cas vers celui qui parle autrement. Porter et porter encore.
Le paralytique : puissions-nous, s’il nous arrive d’être ainsi tout lié, tout impuissant, rencontrer de bons porteurs, des gens qui nous porteront, qui nous emmèneront jusque devant le Christ – ou l’un de ses témoins.
Le Christ – ou plutôt le Fils de l’homme : car cette parole de grâce et de guérison, il peut nous incomber de la prononcer.

Puissions-nous être habités, nous laisser habiter par l’esprit de Dieu. Amen