Je vous propose un très long texte, 45 versets du 6ème chapitre de l'évangile selon Luc. Un texte aussi long est inhabituel, et d'ailleurs n'étaient proposés à la lecture que les versets 39 à 45. Mais ils ne constituent pas une unité littéraire cohérente. En travaillant le texte, il m'a semblé qu'il était impossible de faire autrement que de donner les 45 versets. Les voici.
Luc 6
1 Or, un second sabbat du
premier mois, comme il traversait des champs de blé, ses disciples arrachaient
des épis, les frottaient dans leurs mains et les mangeaient.
2 Quelques Pharisiens dirent: «Pourquoi faites-vous ce qui
n'est pas permis le jour du sabbat?»
3 Jésus leur répondit: «Vous n'avez même pas lu (compris, interprété, mis en pratique, etc.) ce que fit David
lorsqu'il eut faim, lui et ses compagnons? 4 Comment il entra dans la maison de Dieu, prit les pains
de l'offrande, en mangea et en donna à ses compagnons: ces pains que personne
n'a le droit de manger, sauf les prêtres et eux seuls?»
5 Et il leur disait: «Il est maître du sabbat, le Fils de
l'homme.»
6 Un autre jour de sabbat, il entra dans la synagogue et il
enseigna; il y avait là un homme dont la main droite était paralysée.
7 Les scribes et les Pharisiens observaient Jésus pour
voir s'il ferait une guérison le jour du sabbat, afin de trouver de quoi
l'accuser. 8 Mais lui savait leurs raisonnements; il dit à l'homme
qui avait la main paralysée: «Lève-toi et tiens-toi là au milieu.» Il se leva
et se tint debout.
9 Jésus leur dit: «Je vous demande s'il est permis le jour
du sabbat de faire le bien ou de faire le mal, de sauver une vie ou de la
perdre.»
10 Et les regardant tous à la ronde, il dit à l'homme:
«Étends la main.» Il le fit et sa main fut guérie.
11 Eux furent remplis de fureur et ils parlaient entre eux
de ce qu'ils pourraient faire à Jésus.
12 En ces jours-là, Jésus s'en alla dans la montagne
pour prier et il passa la nuit à prier Dieu;
13 puis, le jour venu, il appela ses disciples et en
choisit douze, auxquels il donna le nom d'apôtres: 14 Simon, auquel il donna le nom de
Pierre, André son frère, Jacques, Jean, Philippe, Barthélemy, 15 Matthieu, Thomas, Jacques fils
d'Alphée, Simon qu'on appelait le zélote, 16 Jude fils de Jacques et Judas
Iscarioth qui devint traître.
17 Descendant avec eux, il s'arrêta sur un endroit
plat avec une grande foule de ses disciples et une grande multitude du peuple
de toute la Judée, de Jérusalem et du littoral de Tyr et de Sidon;
18 ils étaient venus pour l'entendre et se faire
guérir de leurs maladies; ceux qui étaient affligés d'esprits impurs étaient
guéris; 19 et toute la foule cherchait à le toucher, parce
qu'une force sortait de lui et les guérissait tous.
20 Alors, levant les yeux sur ses disciples, Jésus dit:
«Heureux, vous les pauvres: le Royaume de Dieu est à vous.
21 Heureux, vous qui avez faim maintenant: vous serez
rassasiés. Heureux, vous qui pleurez maintenant: vous rirez.
22 Heureux êtes-vous lorsque les hommes vous haïssent,
lorsqu'ils vous rejettent et qu'ils insultent et proscrivent votre nom comme
infâme, à cause du Fils de l'homme.
23 Réjouissez-vous ce jour-là et bondissez de joie, car
voici, votre récompense est grande dans le ciel; c'est en effet de la même
manière que leurs pères traitaient les prophètes.
24 Mais malheureux, vous les riches: vous tenez votre
consolation.
25 Malheureux, vous qui êtes repus maintenant: vous aurez
faim. Malheureux, vous qui riez maintenant: vous serez dans le deuil et vous
pleurerez.
26 Malheureux êtes-vous lorsque tous les hommes disent du
bien de vous: c'est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les
faux prophètes.
27 «Mais je vous dis, à vous qui m'écoutez: Aimez
vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent,
28 bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour
ceux qui vous calomnient.
29 «À qui te frappe sur une joue, présente encore
l'autre. À qui te prend ton manteau, ne refuse pas non plus ta tunique.
30 À quiconque te demande, donne, et à qui te prend
ton bien, ne le réclame pas.
31 Et comme vous voulez que les hommes agissent
envers vous, agissez de même envers eux.
32 «Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle
reconnaissance vous en a-t-on? Car les pécheurs aussi aiment ceux qui les
aiment.
33 Et si vous faites du bien à ceux qui vous en
font, quelle reconnaissance vous en a-t-on? Les pécheurs eux-mêmes en font
autant.
34 Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez qu'ils
vous rendent, quelle reconnaissance vous en a-t-on? Même des pécheurs prêtent
aux pécheurs pour qu'on leur rende l'équivalent.
35 Mais aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez
sans rien espérer en retour. Alors votre récompense sera grande, et vous serez
les fils du Très-Haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants.
36 «Soyez généreux comme votre Père est généreux.
37 Ne vous posez pas en juges et vous ne serez pas
jugés, ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés, acquittez et vous serez
acquittés.
38 Donnez et on vous donnera; c'est une bonne
mesure, tassée, secouée, débordante qu'on vous versera dans le pan de votre
vêtement, car c'est la mesure dont vous vous servez qui servira aussi de mesure
pour vous.»
39 Il leur dit aussi une parabole: «Un aveugle peut-il
guider un aveugle? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans un trou?
40 Le disciple n'est pas au-dessus de son maître, mais tout
disciple bien formé sera comme son maître.
41 «Qu'as-tu à regarder la paille qui est dans l'oeil de
ton frère? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas?
42 Comment peux-tu dire à ton frère: ‹Frère, attends. Que
j'ôte la paille qui est dans ton œil›, toi qui ne vois pas la poutre qui est
dans le tien? Homme au jugement perverti, ôte d'abord la poutre de ton œil! et
alors tu verras clair pour ôter la paille qui est dans l'oeil de ton frère.
43 «Il n'y a pas de bon arbre qui produise un fruit malade,
et pas davantage d'arbre malade qui produise un bon fruit. 44 Chaque arbre en effet se
reconnaît au fruit qui lui est propre: ce n'est pas sur un buisson d'épines que
l'on cueille des figues, ni sur des ronces que l'on récolte du raisin.
45 L'homme bon, du bon trésor de son cœur, tire le bien,
et le mauvais, de son mauvais trésor, tire le mal; car ce que dit la bouche,
c'est ce qui déborde du cœur.
Prédication :
Ce texte est à peu près
quatre fois plus long que ceux qui sont choisis d’ordinaire, mais il m’a semblé
qu’il constituait une unité qui demandait à n’être pas fragmentée. Et
maintenant que nous l’avons lu, nous allons le
reprendre et le méditer, sous la forme de deux remarques et d’une conclusion.
Première remarque L’origine de la fureur
En frottant les épis dans leurs mains, les disciples
de Jésus travaillent. Or, on ne doit pas travailler un jour de sabbat. En
guérissant l’homme à la main sèche, Jésus accomplit un travail. Or, il est
interdit de travailler le jour du sabbat. Bien sûr, s’il y a un risque vital un
jour de sabbat, il n’y a pas d’interdit qui tienne ; si c’est pour sauver
une vie, on doit rompre le sabbat. Mais un jour de jeûne n’a jamais tué
personne, et l’homme à la main sèche pouvait bien attendre un jour de plus.
Jésus le sait parfaitement bien, et ses détracteurs aussi.
Alors pourquoi cette querelle ? Pourquoi
cette réponse aussi cinglante de la part de Jésus ? « Vous n’avez
même pas lu – vous n’avez même pas compris – vous ne vous êtes même pas donné
la peine de comprendre ce que fit David… » Oui, David s’appropria des
pains sacrés pour nourrir ses troupes : mais il y avait péril. Jésus le
sait, et ses détracteurs aussi. Et pourquoi une proclamation si provocante, si
blasphématoire : « Il est Seigneur – il est Dieu – du sabbat, le Fils
de l’homme » ?
Et pourquoi finalement la fureur des scribes et
des Pharisiens ? C’est trop peu de dire que les détracteurs de Jésus
furent remplis de fureur. Leur fureur confine à la rage. Ce qu’ils ressentent
est si violent que cela n’a même pas de nom. Ils en sont à se demander quoi
faire à ce Jésus, pour qu’il cesse d’agir, et pour qu’il cesse de parler.
Nous pouvons, c’est certain, opposer scribes et
Pharisiens à Jésus. Jésus du côté de la liberté, les autres de la
captivité ; Jésus du côté de la vérité, les autres de l’hypocrisie ;
Jésus du côté de la libération, les autres du côté de l’aliénation. Et nous
pourrions multiplier les oppositions. Mais est-ce pertinent de procéder
ainsi ? En multipliant les oppositions nous multiplions les caricatures.
Et à trop insister sur des oppositions binaires l’on ne fait somme toute que
reproduire ce qu’on prétend dénoncer. Non, Jésus n’est pas un champion de
l’observance-anti-observance, ni sa doctrine un néo-pharisaïsme-anti-pharisien.
Non, il n’est pas question d’observer ou de ne pas observer le sabbat ;
nous dirons même que l’observance et l’inobservance – du sabbat ou de quoi que
ce soit d’autre – sont parfaitement identiques au niveau de profondeur où Jésus
invite à réfléchir. Quel niveau ? Celui où se séparent le bien-agir et le
mal-agir, celui où se décide le sort d’une vie – non pas vivre ou mourir – mais
sauver une vie – lui donner sens et autonomie – ou la perdre – la condamner à
l’errance et à la dépendance. Mais qui pourra dire à coup sûr, au sujet d’un
acte particulier, commis par soi-même, ou commis par un autre, que c’est
bien-agir ou mal-agir ? Qui pourrait, qui osera dire de sang froid que tel
ou tel acte, ou telle parole, sauve une vie pour toujours, ou la perd à jamais ?
Ne nous y trompons pas, il y a des actes qui détruisent, et les auteurs de ces
actes doivent être traqués et condamnés, mais la justice, qui est une nécessité
de la vie en société, ne peut pas être absolument confondue avec le bien. Et
nous avons appris de l’évangile – c’en est peut-être même le cœur – que même le
pire ne signe pas la fin d’une existence, non parce que ce pire pourrait être
un bien-agir, mais parce qu’aucun mal-agir ne vient à bout de l’espérance.
Et cela, les détracteurs de Jésus le comprennent,
instantanément. Est-ce de nature à les mettre en fureur ? Oui, parce que
c’est un système entier de représentation et de pouvoir – leur système – qui
est mis en question ; parce qu’il y a quelque chose d’irréversible, de
radical dans cette mise en question ; parce que celui qui vit dans cette
mise en question vit – ne peut vivre que – par la foi ; parce que cette
mise en question radicale de l’acte et de la parole renvoie l’être humain à sa
petitesse et à sa faiblesse, à son incapacité à connaître ultimement le bien et
le mal, et à les séparer ; parce que cette mise en question radicale est
le nom même de Dieu. Oui, il y a là de quoi être en fureur lorsqu’on est un
spécialiste ayant autorité sur les Saintes
Ecritures et sur le Saint Rituel. Mais il y a là aussi un chemin de conversion,
un chemin de retour à Dieu.
Deuxième
remarque Trois disciplines pour revenir
à Dieu
Par retour à Dieu, nous pouvons entendre que
certains se sont détournés de Dieu et qu’ils pourront revenir à Lui ; et
nous pouvons aussi entendre que ceux qui ne l’ont jamais connu peuvent
apprendre à la connaître.
C’est dans le chapitre que nous méditons ce matin
que Jésus appelle ses disciples ; or, qui dit disciples dit aussi
discipline, et pas seulement au singulier. Le texte nous en propose trois.
La première discipline (une discipline pour l’individu) est marquée par les Béatitudes
(Heureux…) et par ces autres phrases qui commencent par
« Malheureux… » et que nous appellerons les Tourmentitudes. En cours
de chemin, se confondant avec lui, au gré des événements et des méditations,
des succès et des échecs, de la chance et de la malchance, la discipline des
Béatitudes et des Tourmentitudes vient, selon les moments, aiguillonner et
adoucir. Elle apporte sa quantité de tourment lorsque le disciple s’installe
dans un trop grand confort spirituel, et sa quantité de béatitude lorsque le
disciple est à la peine. Tout comme les commandements, les Béatitudes et les
Tourmentitudes constituent une espèce de bloc indivisible, portant du sens en lui-même,
entretenant la réflexion et la méditation sur la vie et le temps, affirmant que
si tout est grâce – et parce que tout est grâce – rien n’est jamais acquis, et
que même ce qu’on a reçu un jour reste toujours objet de promesse.
La deuxième discipline (les disciples et le monde) vise à ce que la première ne soit pas
érigée en une nouvelle barrière, une nouvelle clôture entre certains et tous
les autres, entre les disciples de Jésus et le reste du monde. C’est que, si les
disciples de Jésus se séparaient ici du reste du monde, alors leur Evangile
serait vain et leur prédication vide. L’amour des ennemis, la prière pour ceux
qui vous haïssent, prêter sans espoir de retour – donner, en somme – tout cela
constitue une discipline pratique absolument vertigineuse, on pourrait dire la
discipline extrême de la Passion, la seule peut-être qui soit susceptible de
retourner un cœur. C’est la discipline du Christ lui-même, concrétisée par des
actes de pure générosité, d’engagement sans limites, de pardon sans mesure.
Cette discipline est proposée aux disciples comme ouverture au monde et service
du monde.
La troisième discipline (apprenti pour toujours), à la fois individuelle et fraternelle,
repose sur un unique énoncé : il n’y a qu’un seul maître dont tous les
disciples ne sont que des apprentis. Le disciple est celui qui apprend, et qui,
notamment, apprend à voir, à se voir, à voir même ce qui l’aveugle et à s’en
débarrasser. La troisième discipline du disciple du Christ est un apprentissage
de la lucidité, et tout particulièrement de la lucidité sur soi-même. Le chemin
de la vie (que nous évoquions dans la première discipline), et le rapport avec
le monde (deuxième discipline) sont de bonnes machines à éroder les illusions.
Mais l’excellence en la matière revient au Christ en qui toutes les illusions
ont été dissipées, celles sur l’homme, sur sa piété, et sur Dieu lui-même.
Conclure De l’espérance pour tous
Comment allons-nous conclure ? Peut-on conclure s’agissant d’une
personne, d’un disciple ? Comment peut-on conclure sur un acte ou sur une
parole ? Est-ce bon, ou mauvais ? Cela fait-il vivre, ou
mourir ? Cela indique-t-il un chemin, ou est-ce que cela égare ? Est-ce
illusion ou vérité ?
Oui, une fois que les trois disciplines ont été mises en place, il faut
revenir à des réflexions, des décisions, et des actes concrets – on n’a parfois
que quelques secondes pour choisir… et il faut parfois bien du temps pour
recueillir le fruit de ce qu’on aura dit et fait. C’est ainsi, et même,
parfois, c’est pire, puisqu’on ne sait absolument pas ce qui en sera advenu. Et
que l’arbre soit sain ou bien qu’il soit pourri, il n’est qu’un arbre qui porte
le fruit qu’il porte. Un arbre peut-il guérir ? Nous sommes ici aux
limites d’une métaphore. Et cette limite confine au pessimisme : car
l’enseignement du Christ est ici affirmatif : on ne cueillera jamais de
figues sur un buisson d’épines, ni de raisin sur des ronces. Est-ce une
condamnation sans appel que Jésus adresse à ses détracteurs ? L’homme
mauvais sera-t-il pour toujours mauvais ?
Les hommes ne sont pas des arbres ; les humains ne sont pas
réductibles à leurs actes passés. Et les trois disciplines que Jésus propose
sont de nature à accompagner le changement des cœurs.
En somme, il y a de l’espérance pour tous, donc aussi pour nous. Amen