Avant le sermon, je partage avec mes lecteurs une réflexion dont voici l'occasion première : je célébrais vendredi 27 au matin les funérailles d'une vieille femme, décédée à l'âge de 95 ans. Ces funérailles ont été célébrées en même temps qu'avait lieu l'office républicain à la mémoire et en l'honneur des victimes des attentats du 13 novembre. M'est revenu au cours de ces funérailles le dernier vers d'une strophe de cantique.
De Paul Gerhardt (1607-1676) nous avons, entre autres,
« O Haupt voll Blut und Wunden », que Bach met en musique dans sa Passion selon Saint Matthieu, et dont on
trouve au moins deux adaptations en langue française, l’une catholique, « Mystère
du calvaire » (P. Didier Rimaud et P. Claude Rozier), l’autre
protestante, « O douloureux visage » (Henri Capieu). La version de Paul
Gerhardt est elle-même une adaptation du « Salve caput cruentatum »
attribué à Bernard de Clairvaux (1090-1153)…
« Mystère du calvaire », seconde strophe :
Tu sais combien les hommes ignorent ce qu'ils
font :
Tu n'as jugé personne, tu donnes ton pardon.
Partout des pauvres pleurent, partout on fait
souffrir,
Pitié pour ceux qui meurent, et ceux qui font
mourir.
Pitié pour ceux qui font mourir ? Bigre. On entend bien
entendu là-dedans l’accent de « Père, pardonne-leur car ils ne savent pas
ce qu’ils font » (Luc 23,34). Mais dans l’évangile de Luc, c’est celui qui
va mourir qui implore la pitié de Dieu pour ceux qui s’affairent à le mettre à
mort. Aussi bien seuls ceux qui sont morts dans les attentats du 13 novembre pourraient
faire leur cette prière et leur ce cantique. Et quant à ce cantique, nous
autres épargnés par ces attentats nous devrions nous abstenir de le chanter. Seuls
pourraient peut-être le chanter celles et ceux qui n’ont pas été épargnés par
les balles mais que la mort n’a pas pris. Et nul ne peut sans être d’une
effroyable grossièreté leur suggérer ce chant.
Quelle pitié pour les tueurs ? Ce qu’on pourrait
appeler une pitié froide, une pitié raisonnée, une pitié résolue à mettre hors
d’état de nuire ceux qui s’en prennent ainsi à vous, une pitié qui se donne les moyens de ce qu'elle a résolu. Une pitié sans pitié. Et lorsque la mort de vos ennemis est au bout de leur
chemin, une pitié qui s’abstienne de toute jubilation déplacée. On ne danse pas
de joie sur le corps d’un ennemi abattu. Car de la mort de cet ennemi il faut
bien rendre des comptes ; et que ce soit « lui ou moi », et que
ce soit « eux ou nous » ne change rien à la mort d’un semblable, ni
aux commandements bibliques ou coraniques qui portent sur elle. Il existe des
guerres justes. Mais la justice d’une guerre n’exempte pas de responsabilité
celui qui la fait et, en particulier, n’exempte pas le croyant qui la fait d’en
répondre devant Dieu.
Aussi bien la pitié qu’on éprouve pour ceux qui meurent ne
peut pas être exactement la même que celle qu’on éprouve pour ceux qui font
mourir. La pitié de mes entrailles ne peut pas être la même que celle de mon
intellect. Qu’il me soit donné de ne jamais me tromper de pitié.
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Luc 21
1 Levant les yeux, Jésus vit ceux qui mettaient leurs
offrandes dans le tronc. C'étaient des riches.
2 Il vit aussi une veuve misérable qui y mettait deux
petites pièces,
3 et il dit: «Vraiment, je vous le déclare, cette veuve
pauvre a mis plus que tous les autres.
4 Car tous ceux-là ont pris sur leur superflu pour mettre
dans les offrandes; mais elle, elle a pris sur sa misère pour mettre tout ce
qu'elle avait pour vivre.»
5 Comme quelques-uns parlaient du temple, de son
ornementation de belles pierres et d'ex-voto, Jésus dit:
6 «Ce que vous contemplez, des jours vont venir où il n'en
restera pas pierre sur pierre: tout sera détruit.»
7 Ils lui demandèrent: «Maître, quand donc cela
arrivera-t-il, et quel sera le signe que cela va avoir lieu?»
(…)
25 «Il y aura des signes dans le soleil, la lune et les
étoiles, et sur la terre les nations seront dans l'angoisse, épouvantées par le
fracas de la mer et son agitation,
26 tandis que les hommes défailliront de frayeur dans la
crainte des malheurs arrivant sur le monde; car les puissances des cieux seront
ébranlées.
27 Alors, ils verront le Fils de l'homme venir entouré
d'une nuée dans la plénitude de la puissance et de la gloire.
28 «Quand ces événements commenceront à se produire,
redressez-vous et relevez la tête, car votre libération est proche.»
29 Et il leur dit une parabole:
«Voyez le figuier et tous les arbres:
30 dès qu'ils bourgeonnent vous savez de vous-mêmes, à les
voir, que déjà l'été est proche.
31 De même, vous aussi, quand vous verrez cela arriver,
sachez que le Règne de Dieu est proche.
32 En vérité, je vous le déclare, cette génération ne
passera pas que tout n'arrive.
33 Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront
pas.
34 «Tenez-vous sur vos gardes, de crainte que vos coeurs ne
s'alourdissent dans l'ivresse, les beuveries et les soucis de la vie, et que ce
jour-là ne tombe sur vous à l'improviste,
35 comme un filet; car il s'abattra sur tous ceux qui se
trouvent sur la face de la terre entière.
36 Mais restez éveillés dans une prière de tous les
instants pour être jugés dignes d'échapper à tous ces événements à venir et de
vous tenir debout devant le Fils de l'homme.»
Prédication :
N’êtes-vous pas étonnés en lisant
cela ? Je suis étonné en lisant cela. Il me semble là comprendre que si
nous prions continuellement avec une attention absolue, alors nous acquerrons
une dignité supérieure qui nous vaudra d’être épargnés par les catastrophes de
la fin des temps. Il est étonnant de lire cela parce que personne ne peut prier
continuellement et avec une attention absolue ; c’est une exigence
impossible, si bien que la récompense qui va avec cette exigence ne peut
nourrir aucune espérance. C’est bien plutôt l’obsession et la crainte qui se
présentent sur un tel chemin…
Sœurs et frères, si quelqu’un vient un jour vous proposer ce genre de
marché, prière perpétuelle en échange d’une certaine indulgence, fuyez-le, ou
combattez-le, même si c’est au nom de Dieu que cette personne s’exprime, et,
surtout, ne le croyez pas.
Ce verset est là, néanmoins, le
traducteur (TOB : Traduction Œcuménique de la Bible) a fait un choix, et
ce choix met sous nos yeux l’idée que Dieu rétribue la piété. Les protestants
que nous sommes, fils et filles de la Réforme, réagissent d’une manière
atavique à cette idée : ils la rejettent. Sola gratia, disent-il. C’est par pure grâce que nous sommes
sauvés. Mais cette affirmation appelle une question : pourquoi donc
prier ? Ou plutôt, puisque nous prions, puisque nous pratiquons notre
religion, puisque nous avons une certaine piété, notre pratique est-elle
vraiment tout à fait exempte d’une idée de rétribution ? En tout cas, le
traducteur de la TOB semble bien avoir été marqué par cette idée.
Si nous prions sans cesse et sans
faiblesse, alors nous serons jugés dignes par Dieu d’échapper aux événements de
la fin… et comme ces événements de la fin doivent s’abattre « sur tous
ceux qui sont à la surface de la terre », il devient de la responsabilité
écrasante du chrétien que le monde ne soit pas immédiatement ramené au néant
par celui-là même qui l’a créé. Ecrasante responsabilité, n’est-ce pas que la
nôtre. Et si nous ne prenons pas cela avec un peu de détachement, l’obsession
nous guette ! La seule solution qui permette d’échapper à cette obsession
est de croire qu’il existe toujours quelque part sur la terre un
« juste », et qu’en raison de l’existence de ce « juste »
caché, Dieu épargne et épargnera toujours sa création… certains courants du
Judaïsme croient à l’existence de ce juste caché. Croire qu’il existe toujours
quelque part dans l’humanité au moins un juste est une merveilleuse espérance.
Mais nous ne sommes pas Juifs… seulement lecteurs de l’évangile de Luc.
Revenons à ce verset
embarrassant : « …restez éveillés dans une prière de tous les
instants pour être jugés dignes d’échapper à tous ces événements à
venir… » Exigence impossible, nous l’avons déjà dit, mais nous nous sommes
aussi interrogés sur l’idée d’une certaine forme de rétribution de la piété. Il
faut le faire, aussi calmement que possible, mais résolument. Car Dieu ne
rétribue pas la piété, il faut bien tout de même que la piété apporte quelques
certitudes.
Ainsi, dans les premiers versets que
nous avons lus, certaines personnes « parlaient du temple, de son
ornementation de belles pierres et d’ex-voto. » Nous pouvons comprendre
que leur piété, liée à ce temple magnifique, était porteuse d’une idée de
solidité, de sécurité, et de perpétuité. Oui, il faut bien que la piété repose
sur quelque chose de ferme… et de visible, et de solide. Et bien cette
certitude – purement esthétique – Jésus la démonte impitoyablement, il la brise
aussi impitoyablement que Moïse avait brisé les premières tables de la Loi, et
le veau d’or. Tout ce qui se voit sera détruit… tout ce qui est construction
humaine sera détruit. Le discours que tient Jésus vise à démonter
méthodiquement tout ce que les humains se construisent et à quoi ils se fient
pour assurer leur destin ici-bas et dans l’au-delà. Illusion et fausse
certitude que cela, enseigne-t-il. Et tout y passe ! Les cieux et la
terre, les grandes constructions, architecturales, politiques et religieuses…
rien qui tienne, rien qui perpétuellement ne tienne. L’homme Jésus, un homme de
l’antiquité méditerranéenne, sait déjà cela, et Luc, l’évangéliste qui nous
parle ici de Jésus, le sait mieux encore : lorsqu’il écrit, il n’y a plus
de Jérusalem, ni de Temple.
Jésus dénonce, démonte et détruit toutes les illusions… même celle
selon laquelle les gens très pieux sont toujours à l’abri du pire. Il ne le
fait évidemment pas pour angoisser ses contemporains, mais pour leur demander
d’examiner ce qu’il resterait de leur foi s’ils venaient à tout perdre, tout,
sauf la vie. Il le fait pour interroger et, s’il se peut, pour consolider leur
foi en Dieu.
Jésus fait d’elle le modèle (paradigme) de la piété et de la foi.
Revenons avec cette femme à ce verset qui nous posait tellement de problèmes au
début de notre méditation. La prière de cette femme, c’est son don, c’est
l’acte par lequel elle s’expose et par laquelle elle expose, sans un mot, la
confiance qu’elle a en Dieu et en la vie. Il faut être habité par une certaine
force pour agir ainsi. De plus, au point où elle en est, avec sa force, son
acte et sa foi, quel jugement pourrait-elle redouter ? Aucun ! Et
elle pourra, à son dernier jour, se présenter tête haute devant son juge…
supposons qu’elle ne le fasse pas, c’est lui qui la relèvera.
Sœurs et frères, nous avons avec tout cela une meilleure compréhension,
et par là une meilleure traduction d’un
verset important de la Bible : « Ne vous illusionnez pas ; en
tous temps priez que vous ayez la force d’échapper à toutes (ces illusions) qui
doivent advenir, et (ainsi la force) de vous tenir debout devant le Fils de
l’homme. »
Seigneur, ne permets pas que, nous illusionnant sur nous-mêmes et sur
Toi,
Nous nous détournions de tes promesses.
Donne-nous la force d’avancer vers toi simplement, dépouillés.
Et puissions-nous par ta grâce tenir debout jusqu’à notre fin. Amen