Marc 12
28 Un scribe s'avança. Il les avait entendus discuter et
voyait que Jésus leur avait bien répondu. Il lui demanda : « Quel est
le premier de tous les commandements ? »
29 Jésus répondit : « Le premier, c'est: Écoute,
Israël, le Seigneur notre Dieu est l'unique Seigneur ;
30 tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de
toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force.
31 Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme
toi-même. Il n'y a pas d'autre commandement plus grand que ceux-là. »
32 Le scribe lui dit: «Très bien, Maître, tu as dit vrai: Il
est unique et il n'y en a pas d'autre que lui,
33 et l'aimer de tout son cœur, de toute son intelligence,
de toute sa force, et aimer son prochain comme soi-même, cela vaut mieux que
tous les holocaustes et sacrifices.»
34 Jésus, voyant qu'il avait répondu avec sagesse, lui dit:
«Tu n'es pas loin du Royaume de Dieu.» Et personne n'osait plus l'interroger.
Stèle juridique d'Hammourabi (env. 1760 av. J.-C.)
Prédication :
Un scribe s’avança… il s’avança
et adressa le dernier la parole à Jésus. Le dernier après des grands prêtres,
d’autres scribes et des anciens, autorités instituées qui avaient mis en doute
l’autorité de Jésus. Il vient aussi après des Pharisiens et des Hérodiens qui
voulaient prendre Jésus au piège, Dieu ou César. Il vient enfin après les
Sadducéens qui voulaient empêtrer Jésus dans une fine spéculation sur
l’au-delà.
Notre
scribe a tout entendu… Face à fourberie des uns, il a deviné la franchise de
Jésus ; face à la dangereuse médiocrité de certains, il a compris la bonté
des réponses de Jésus. Ce scribe vient le dernier. Il a tout entendu et,
manifestement, il a compris quelque chose. C’est pour vérifier qu’il a bien
compris qu’il interroge Jésus. « Quel est le premier de tous les
commandements ? »
Entendons-nous
bien sur la portée de la question posée. Le premier des commandements n’est pas
celui qui vient en premier dans la collection des commandements que constituent
les cinq premiers livres de la Bible. Le premier des commandements n’est pas
non plus celui qu’untel ou tel autre préférerait personnellement. Le premier
des commandements est celui qui interroge radicalement le respect de tous les
autres commandements. Mais il est aussi celui qui interroge radicalement la
transgression éventuelle des autres commandements. Le premier commandement est
le principe qui permettra l’évaluation de tout ce qui sera fait au titre des
autres commandements.
L’intuition
du scribe concernant Jésus qu’il vient d’entendre est que ce qui apparaît aux
yeux de ses détracteurs comme honte, blasphème ou abomination est en fait parfait
accomplissement de la Loi.
Quel est
donc le premier, le principal, le principe même, de tous les commandements ?
Réponse de Jésus : « Le principal, le principe même, c'est :
Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu, le Seigneur UN ; tu aimeras le
Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de
toute ta force. Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il
n'y a pas d'autre commandement plus grand que ceux-là. »
Nous repérons tout de suite que
la question du scribe porte sur un commandement, et que la réponse de Jésus
porte sur deux commandements. Est-ce à dire que le second est secondaire ?
Non. L’évangile de Matthieu, conscient de la difficulté, et en l’éludant, affirmera
que le second est semblable au premier.
Ce que Jésus répond n’est pas
premier et second, mais primo, et deusio. Ce qui signale que l’action de
quelqu’un qui se réclame de la Loi de Dieu doit être doublement évaluée : à
l’aune de l’amour de Dieu, et en même temps à l’aune de l’amour du prochain.
Pourquoi cette double évaluation ? Parce que depuis toujours il est bien
connu que l’amour ne se reconnaît pas seulement au sentiment qu’on déclare,
mais se reconnaît aussi aux actes qu’on accomplit. Parce qu’aussi depuis
toujours des humains se réclamant de Dieu-qu’ils-aiment sont capables de
commettre des atrocités. C’est pourquoi Jésus répond au scribe qui l’interroge
en lui proposant ce double principe et cette double évaluation.
Il s’agit ainsi d’aimer. L’amour
ici en question n’est pas un désir de possession, ni une conversation profonde
et essentielle, mais cet amour que les grecs nomment agapè, et qui est un amour spontané et gratuit, sans motif, sans
intérêt et même sans justification. Il s’agit d’aimer en donnant tout, en se
consacrant totalement à qui l’on aime, sans rien attendre, sans rien exiger en
retour.
Tu aimeras le Seigneur ton Dieu,
de cet amour-là… Est-ce que quelqu’un peut dire que c’est ainsi qu’il aime
Dieu ? Nous chantons, par exemple, « J’aime mon Dieu car il entend ma
voix » (Psaume 116) ; si j’aime mon Dieu car il entend ma voix, n’est-ce
pas déjà une raison de l’aimer ? Cette raison ne correspond pas à l’agapè, principe de tous les
commandements. J’aime mon Dieu parce qu’il me répond, parce qu’il m’exauce… et
s’il ne me répond pas, et s’il n’exauce pas mes prières ? Est-ce que vraiment
quelqu’un peut dire qu’il aime Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de
toute sa pensée et de toute sa force ? Et quelqu’un peut-il ajouter que
tout ce qu’il entreprend, à chaque instant de sa vie, correspond à cet
amour-là ? Non ?
Et ça n’est pas tout, car nous
reste le second niveau de l’évaluation. Aucun être humain ne vit tout à fait
seul. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Ce que tu lui donneras, ce sera
spontanément, gratuitement, sans motif, sans intérêt et sans justification et
sans rien attendre en retour. Ton prochain ? A ce niveau d’exigence on ne
choisit pas son prochain. L’amour du prochain, s’il s’agit d’agapè, ne peut sans se ruiner choisir
qui il aime ; il est universel, ou il n’est pas. Alors, quelqu’un peut-il
dit qu’il aime ainsi son prochain et que tout ce qu’il entreprend correspond à
cet amour-là ? Non ?
C’est pourtant la réponse que
Jésus propose au scribe venu l’interroger. Et le scribe approuve pleinement
cette réponse… Cette réponse correspond à l’intuition qu’il a eue lui-même en
entendant Jésus répondre à ses détracteurs. L’intuition du scribe ? Jésus,
que d’aucuns regardent comme un dangereux agitateur, un abominable
blasphémateur, un ennemi de la religion et un concurrent à abattre, ce Jésus
obéit pleinement au commandement essentiel. Résumons en peu de mots l’intuition
du scribe : ce qui s’accomplit dans l’amour de Dieu et dans l’amour du
prochain s’accomplit toujours par-delà le bien et le mal ; et « cela
vaut mieux que tous les holocaustes et tous les sacrifices ».
Quelqu’un peut-il affirmer que
c’est ainsi qu’il aime et vit ? Le double principe et la double évaluation
que Jésus propose ne peuvent laisser personne indemne. Certains instants de
grâce peuvent être donnés, certes, mais les faire valoir serait déjà les ruiner.
Aimer et agir dans l’amour à l’échelle de toute une vie, qu’en est-il ?
C’est avec prudence, avec sagesse, et surtout avec lucidité que le scribe
répond. Il sait, nous savons – car nous sommes comme ce scribe des observateurs
avisés du fait religieux – ce que la pratique religieuse visible et ce que le
service apparent du prochain peuvent masquer de calcul, ou de méchanceté, voire
de sauvagerie.
Le scribe acquiesce donc à la
réponse de Jésus, réponse qu’il fait sienne. Je ne puis moi-même prétendre que
j’agis toujours et en toutes choses selon l’amour de Dieu et selon l’amour du
prochain, reconnaît-il. Je ne le peux pas. Ni moi, ni personne d’autre. Personne !
Mais cela, qui pourrait être le
premier pas vers une forme de désespoir, Jésus ne le déclare pas sans valeur. Etre
lucide sur soi-même, c’est s’approcher très près de la foi. C’est de cette
lucidité que jaillit un certain cri du cœur : « Je crois, viens au
secours de mon manque de foi ! » (Marc 9,24) C’est cette lucidité sur
soi-même qui fait constater, sans désespérer, qu’il y a en nous un écart entre
la parole et l’acte, entre la prière et l’exaucement. C’est cette lucidité qui
signale qu’on a bien compris que Dieu seul est UN en lui-même et avec lui-même,
qu’à ce Dieu on peut s’adresser et que son Unité peut-être l’horizon de nos vies.
Et parce que Jésus l’affirma au
scribe venu l’interroger, nous pouvons nous entendre dire que nous ne sommes
« pas loin du Royaume de Dieu ». Il nous est même déjà arrivé d’y
goûter.
Sœurs et frères, rendons grâce à
Dieu, persévérons. Et que le Seigneur nous soit en aide. Amen