Matthieu 2
1 Jésus étant né à
Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode, voici que des mages venus d'Orient
arrivèrent à Jérusalem
2 et demandèrent: «Où est le roi
des Juifs qui vient de naître? Nous avons vu son astre à l'Orient et nous
sommes venus lui rendre hommage.»
3 À cette nouvelle, le roi Hérode
fut troublé, et tout Jérusalem avec lui.
4 Il assembla tous les grands
prêtres et les scribes du peuple, et s'enquit auprès d'eux du lieu où le Messie
devait naître.
5 «À Bethléem de Judée, lui
dirent-ils, car c'est ce qui est écrit par le prophète:
6 Et toi, Bethléem, terre de Juda,
tu n'es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda: car c'est de toi que
sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple.»
7 Alors Hérode fit appeler
secrètement les mages, se fit préciser par eux l'époque à laquelle l'astre
apparaissait,
8 et les envoya à Bethléem en
disant: «Allez vous renseigner avec précision sur l'enfant; et, quand vous
l'aurez trouvé, avertissez-moi pour que, moi aussi, j'aille lui rendre
hommage.»
9 Sur ces paroles du roi, ils se
mirent en route; et voici que l'astre, qu'ils avaient vu à l'Orient, avançait
devant eux jusqu'à ce qu'il vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était
l'enfant.
10 À la vue de l'astre, ils
éprouvèrent une très grande joie.
11 Entrant dans la maison, ils virent
l'enfant avec Marie, sa mère, et, se prosternant, ils lui rendirent hommage;
ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de
la myrrhe.
12 Puis, divinement avertis en
songe de ne pas retourner auprès d'Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par
un autre chemin.
Épiphanie, il y a de la lumière dans ce mot, il y a quelque chose qui apparaît, pendant peut-être un certain temps puis peut-être disparaît, ou bien apparaît d’un coup, et disparaît d’un coup… pensons à Jacques Prévert, Dans la nuit de l’hiver, Galope un grand homme blanc C’est un bonhomme de neige Avec une pipe en bois C’est un bonhomme de neige Poursuivi par le froid… Et vous savez comment, pour se réchauffer, il s’assied sur un poêle chauffé au rouge, et fond d’un coup, ne laissant que sa pipe et son vieux chapeau. Au moment où je quitte le rythme le rythme de la poésie de Prévert, quel chose s’éteint, et revient si je recolle à son texte. Entre les deux, c’est plus plat… Et au final, que reste-t-il ? Difficile de répondre. Le poème date de 1946. La chanson qui va avec – Les Frères Jacques – de 1949… pour moi, au mieux, en 1964, c'est-à-dire 60 ans de pérennité, et ça n’est pas fini. Apparaître, disparaitre, dans le récit, et dans les perceptions et la mémoire des lecteurs.
Et ainsi, lorsque je pense au mot épiphanie, je pense à Prévert, Dans la nuit de l’hiver. Épiphanie de quoi ? Épiphanie d’une volonté qui s’accomplit à ses propres dépens. Et nous pouvons trouver à cette définition toutes sortes de variantes. Qui pourront convenir pour toutes sortes de situations, bibliques ou pas forcément bibliques. Un certain Elie qui, tout à coup, apparaît dans l’histoire des Omrides (Omri, Achab...), rois d’Israël, un certain Samson – livre des Juges, ou Pierre, qui un jour de Pentecôte acquiert une stature de grand apôtre dominant. Après ce petit assemblage d’hommes forts, qui vont plus ou moins avec notre première définition, nous marquons une pause.
Car il y a plusieurs manières de s’accomplir à ses propres dépens. Une manière négative, c'est-à-dire en profitant soi-même de ce qu’est autrui, et même si l’on prend quelque chose, on se perd. Une manière positive, c'est-à-dire en se consacrant à autrui, consécration en laquelle on se trouve. Thématique évangélique, c’est sûr, mais nous allons y venir, juste, une fois encore, un personnage biblique dont nous avons déjà parlé, Gédéon, dont le parcours montre bien qu’il peut y avoir d’abord une épiphanie positive, puis une épiphanie négative – sa volonté s’accomplissant devint source d’aliénation pour son propre peuple…
Il y a un épisode fameux que nous avons jusqu’ici évité, même si nous avons lu quelques versets importants et uniques dans les évangiles. C’est l’adoration des trois Rois Mages, qui n’étaient ni trois, ni mages et qui n’étaient pas là chacun avec un cadeau, pouvant chacun porter un part des trois… Bref si nous nous penchons sur nos crèches et si nous lisons "la marche des rois", ces rois sont superbes, et leurs noms sont connus, accompagnés par des cortèges considérables. C’est l’écart entre les deux qui est aussi considérable. Et pourquoi ?
Les versets que nous lisons reçoivent usuellement pour titre "l’Épiphanie". Entendons bien le "l’", qui est mis à la place d’un "la". Cette épiphanie n’est pas l’une des épiphanies possibles dont nous avons parlé, épiphanies de personnages importants, ou encore de cités importantes – laissées de côté. L’épiphanie dont nous parlons est une épiphanie tellement importante pour l’auteur – ou les auteurs – de l’évangile de Matthieu, qu’elle est pour lui l’unique épiphanie, l’unique événement auquel peut s’attacher le mot d’épiphanie, événement unique, pour tous, partout, et toujours.
Mais comment peut-on être aussi ambitieux ? Nous dirons, le plus simplement possible, que quelque chose s’est passé dans la vie de ces juifs – descendants de fils d’Abraham. Pour parler de cela, ils ont mobilisé toutes – presque toutes – les traditions de leur culture. Ce dont ils voulaient parler, c’était plus qu’un superlatif, c’était le superlatif de tous les superlatifs. Une généalogie particulière d’abord puis, justement, cette rencontre dont nous parlons, avec les mages, et nous connaissons la suite, l’ange qui veille, le drame qui rode, la fuite en Égypte – figure traditionnelle par excellence… Ensemble, rassemblées, ces figures classiques de la tradition forment ce « superlatif des superlatifs », cette « épiphanie des épiphanies ». Mais si tel est bien le cas, pourquoi le fragment que nous méditons ne fait-il que 12 versets ? Pourquoi s’arrête-t-il à « puis divinement avertis en songe de ne pas retourner auprès d’Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par un autre chemin » ?
C’est que, pour l’Épiphanie, "la épiphanie", il est trop difficile d’aller plus loin dans l’exploration des manifestations de Dieu. Il est difficile de penser superlativement que l’ultime épiphanie de Dieu lui-même expédie sous terre et d’un coup une génération entière d’enfants. Et cette horreur aurait affaire avec la révélation ?
Lorsqu’on parle de l’Épiphanie, nous pensons aux mages guidés deux fois par une étoile, ce qui nous fait penser par exemple à Abraham. C’est une étoile mobile, un fait rare, exceptionnel. Nous avons pris l’habitude de cela. Lorsqu’on parle de l’Épiphanie, il y a trois mages, personnages religieux sans doute, qui se prosternent – face contre terre – devant un bébé. C’est insolite – c’est plus qu’insolite, c’est le monde à l’envers, tellement que la cité à venir selon Ézéchiel en est toute renversée, elle a une maisonnette en son centre et un bébé pour souverain. Et vu le peu de temps que les enfants restent des enfants, et vu la brutalité de ce monde, ce qui marque l’affaire, c’est l’éphémère. Pourtant l’enfant demeurera, et, nous le savons, il atteindra l’âge d’une vie d’homme. Ce ne sont pourtant pas ces durées-là qui sont essentielles, mais celle de l’adoration – celle de l’Épiphanie – et celle de la résurrection – nous en reparlerons à la fin du mois de mars.
Une fois encore, il s’agira de la durée de l’épiphanie puis de la durée de la résurrection, de la durée des instants pendant lesquels la grâce nous arrive, durée de la grâce, qui relève à bien des égards de notre responsabilité, responsabilité de lecteur – pas de la Bible seulement – Prévert aussi – responsabilité de témoin de ces épiphanies, et de la grande Épiphanie tout court. Amen