dimanche 6 octobre 2019

De la foi gros comme une petite graine (Luc 17,1-10)



           Une abondante moisson de textes, c’est ce qui nous est donné chaque dimanche que Dieu fait, et ce dimanche 6 octobre est, de point de vue, particulièrement béni. Il y a le prophète Habaquq, que nous lisons rarement, et dont nous pouvons dire que sa pensée est aussi profonde que son livre est succinct ; Habaquq est le prophète qui a inspiré à Paul (Romains 1,16-17) sa réflexion fondatrice sur l’Evangile ; Habaquq est le prophète qui a aussi, le premier, énoncé que « le juste vivra par la foi », énoncé qui a bouleversé ce jeune moine allemand dont nous parlons souvent, Martin Luther et a inspiré l’idée qu’en matière de salut, tout se joue sola fide, par la foi seule. Dans notre moisson du jour, il y a aussi la seconde épître à Timothée, qui vient mettre sous nos yeux une notion très importante, celle du dépôt de la foi, pierre d’entente et d’achoppement, moment essentiel des réflexions œcuméniques. Combien de temps devrait durer nos cultes si nous voulions nourrir ainsi trois fois notre foi ? Nous devrions y passer la journée… et pourquoi pas ? Troisième texte de notre moisson du jour, ceci :
Luc 17
1 Jésus dit à ses disciples : « Il est inévitable que des scandales arrivent ; mais malheur à celui par qui le scandale arrive.
2 Mieux vaudrait pour lui qu’on lui attache au cou une meule de moulin et qu’on le jette à la mer, et qu’il ne scandalise aucun de ces plus petits.
3 Faites-y bien attention. Si ton frère t’offense, fais-le lui savoir ; et s’il s’en repent, pardonne-lui.
4 Et s’il t’offense sept fois durant la même journée et qu’il revienne à toi en disant “Je me repens”, pardonne-lui.
5 Les apôtres dirent alors au Seigneur : « Ajoute-nous la foi. »
6 Mais le Seigneur leur répondit : « Si vous aviez de la foi gros comme une graine de moutarde, vous diriez à ce sycomore “Déracine-toi et va te planter dans la mer !”, et il vous obéirait.
7 Lequel d’entre vous, s’il a un serviteur qui laboure, ou qui farde les bêtes, lui dira à son retour des champs “Va vite te mettre à table !” ?
8 Est-ce qu’il ne lui dira pas plutôt “Prépare-moi de quoi dîner, mets-toi en tenue pour me servir, le temps que je mange et que je boive ; et après, tu mangeras et tu boiras à ton tour” ?
9 A-t-il de la reconnaissance envers ce serviteur parce qu’il a fait ce qui lui était ordonné ?
10 De même, vous aussi, lorsque vous aurez fait ce qui vous était ordonné, dites  “Nous sommes des serviteurs, nulle gratification ne nous est due. Nous avons fait seulement ce que nous devions faire.” »
Prédication :
            Je voudrais ouvrir la méditation de ce jour avec le mot scandale. Qu’est-ce qui a fait scandale lorsqu’en 1988 est sorti le roman de Salman Rushdie, Les versets sataniques ? Ou encore qu’est-ce qui a fait scandale lorsqu’a été projeté, en 1988 aussi, La dernière tentation du Christ, film de Martin Scorcese, adapté d’un roman éponyme de Nikos Kazantsakis ?
Qu’est-ce qu’un scandale ? La méditation de ce mot me mène à l’évocation d’un livre et d’un film, mais aussi de personnes probablement honnêtes et vertueuses qui, devant quelque chose, un événement, un propos, qui heurte des convictions reçues mais jamais encore réellement pensées ou mises à l’épreuve, s’adonnent à force criaillements. « C’est un scandale ! » Quand ces gens-là crient au scandale de cette manière, le mot est galvaudé…
Mais ce cri, je l’ai entendu une fois aussi, dans la bouche d’un vieux prêtre respectable avec lequel je célébrais un mariage ; tout se déroulait pour le mieux jusqu’au moment où je l’ai entendu crier : « La prière universelle est avant la bénédiction nuptiale ! » J’ai répondu à mi voix : « Oui, et alors ? » « Et alors, a-t-il encore crié, c’est un scandale ! » Sur ces mots il nous a laissés là, la noce et moi, et il est parti vers la sacristie. Nous avons entendu la porte claquer et la serrure se fermer rageusement à double tour… et… je ne vous raconte pas la suite.
            Cette scène a quelque chose de cocasse et mérite votre sourire. Elle mérite aussi votre attention : la foi de ce vieil ecclésiastique, sa foi, indissociable de la pratique bien réglée d’un rite, avait été heurtée… heurtée au point que, pendant quelques minutes, il ne pût plus supporter la présence d’autres êtres humains autour de lui.
Ce scandale aurait-il pu être évité ? Nous n’allons pas refaire l’histoire.

Retenons de cette petite histoire que le scandale a quelque chose à voir avec la foi. Et que lorsque un scandale arrive, celui qui est atteint, celui qui en est victime, voit sa foi être écornée, voire ruinée, pour un temps plus ou moins long, ce qui se traduit par une incapacité temporaire à se compter soi-même parmi les vivants. Le scandale a donc à voir avec la vie, avec la mort, avec la foi…
Nous aimerions donc ne jamais en être l’auteur, et ne jamais en être la victime. Or, Jésus affirme qu’il est impossible qu’il n’y ait pas de scandale. Dès lors que nous ouvrons la bouche, dès lors que nous ouvrons les oreilles, le risque du scandale est là, et le scandale est inévitable… En sera-t-on l’auteur, ou la victime ? S’il arrive que nous en soyons auteur, malheur à nous si nous avons scandalisé, heurté, l’un de ces plus petits qui n’ont pour vivre que leur propre et souvent naïve foi. Si nous en sommes victimes, notre tâche est de pardonner infiniment à ceux qui nous ont offensés, scandalisés, autant de fois qu’ils manifesteront un repentir.

Quelle a pu être dans leur temps la situation des disciples de Jésus ? Comme manifestations de la foi ils ont vu l’insistance parfois désespérée des pauvres gens, ils ont vu la dangereuse et inaccessible audace de leur maître Jésus, ils ont vu la stricte et parfois dominatrice observance des Pharisiens. Ils ont vu surtout que certaines attitudes et propos scandalisent, mais que d’autres attitudes et propos, pleines de tact et de puissance, guérissent et restaurent… A toutes ces attitudes et propos étaient attachées le nom de foi, mais ce qui leur a paru le plus beau, c’est la foi de leur maître, paroles et gestes surhumains de puissance, qu’ils ont ardemment désirée. Et l’écart entre eux et Lui était si grand qu’ils ne lui ont pas demandé : « Augmente en nous la foi. », comme s’ils en avaient un peu déjà mais qu’il leur en faudrait plus pour faire ce que le maître faisait… non pas : « Augmente en nous la foi », mais « Ajoute-nous la foi. » Comme s’ils étaient pourvus déjà de la connaissance du texte et de la connaissance du rituel, et qu’il ne leur manquait que la puissance – une puissance d’en-haut spécifiquement à eux donnée – pour faire de grandes et bonnes choses.

Réponse de Jésus : « Si vous aviez de la foi gros comme une graine de moutarde, vous diriez à ce sycomore “Déracine-toi et va te planter dans la mer”, et il vous obéirait » Que signifie donc cette réponse ? Elle est souvent interprétée comme un reproche que Jésus adresse à ses disciples. Jésus leur reprocherait ainsi de n’avoir que très très peu de foi, mais trop peu ; s’ils en avaient à peine plus que ce qu’ils ont,  ils accompliraient des choses extraordinaires… Mais cette réponse va-t-elle avec les chapitres qui précèdent (une brebis perdue, une pièce perdue, un fils perdu…) ? Va-t-elle avec l’engagement entier et au long cours de ceux qui attendent, cherchent, trouvent, accueillent et partagent leur joie ?  La foi est-elle une puissance d’en-haut dont certains disposent pour prouver que leur dieu est bien Dieu et que c’est lui qu’il faut adorer ? Si vous êtes lecteurs des écrits apocryphes chrétiens, vous savez que des Apôtres de Jésus Christ Fils de Dieu s’y battent à coups de miracles contre les prophètes d’autres dieux. Mais ressusciter un hareng saur, cela tient-il lieu de prédication ? Idem, ordonner à un sycomore de se déraciner et d’aller se planter dans la mer, quel intérêt cela a-t-il ? La réponse de Jésus, « Si vous aviez de la foi gros comme une graine de moutarde… » ne signifie-t-elle pas plutôt « Heureusement, vous n’avez pas la foi, car si peu que vous en auriez, vous feriez n’importe quoi ! » ? Et en faisant ce n’importe quoi, vous acquerriez une position dominante, vous deviendriez exactement semblables à ces gens qui, au nom de la foi qui est la leur, scandalisent, asservissent les plus petits.
A l’appui de cette interprétation, il y a les paraboles qui précèdent notre texte et que nous avons commentées ces dernières semaines. Et il y a aussi la suite du texte. La foi, le croire en paroles et en actes, ce qui est la condition du disciple, du témoin de Jésus Christ, n’est pas une condition de seigneur et maître, mais une condition d’esclave et de serviteur, toujours. Et si, au titre de ce témoignage, il faut occuper un temps une position prééminente, cela ne peut être qu’au titre d’une compétence confiée pour un temps, et jamais au titre d’une qualité essentielle. La parole est donnée pour être transmise. Elle est dite et, Dieu voulant, entendue. Elle œuvre selon sa propre puissance. Et revient à Dieu lorsqu’elle a produit son effet.

Que reste-t-il alors à ceux qui l’ont prononcée et assumée ? Il leur reste leur devise : « Nous sommes vos serviteurs et vous ne nous devez rien pour cela. » Amen