Une abondante moisson de textes,
c’est ce qui nous est donné chaque dimanche que Dieu fait, et ce dimanche 6
octobre est, de point de vue, particulièrement béni. Il y a le prophète
Habaquq, que nous lisons rarement, et dont nous pouvons dire que sa pensée est
aussi profonde que son livre est succinct ; Habaquq est le prophète qui a
inspiré à Paul (Romains 1,16-17) sa réflexion fondatrice sur l’Evangile ;
Habaquq est le prophète qui a aussi, le premier, énoncé que « le juste
vivra par la foi », énoncé qui a bouleversé ce jeune moine allemand dont
nous parlons souvent, Martin Luther et a inspiré l’idée qu’en matière de salut,
tout se joue sola fide, par la foi
seule. Dans notre moisson du jour, il y a aussi la seconde épître à Timothée,
qui vient mettre sous nos yeux une notion très importante, celle du dépôt
de la foi, pierre d’entente et
d’achoppement, moment essentiel des réflexions œcuméniques. Combien de temps
devrait durer nos cultes si nous voulions nourrir ainsi trois fois notre
foi ? Nous devrions y passer la journée… et pourquoi pas ? Troisième
texte de notre moisson du jour, ceci :
Luc 17
1 Jésus dit à ses disciples : « Il est
inévitable que des scandales arrivent ; mais malheur à celui par qui le
scandale arrive.
2 Mieux vaudrait pour lui qu’on lui attache au
cou une meule de moulin et qu’on le jette à la mer, et qu’il ne scandalise
aucun de ces plus petits.
3 Faites-y bien attention. Si ton frère
t’offense, fais-le lui savoir ; et s’il s’en repent, pardonne-lui.
4 Et s’il t’offense sept fois durant la même
journée et qu’il revienne à toi en disant “Je me repens”, pardonne-lui.
5 Les apôtres dirent alors au Seigneur :
« Ajoute-nous la foi. »
6 Mais le Seigneur leur répondit : « Si
vous aviez de la foi gros comme une graine de moutarde, vous diriez à ce
sycomore “Déracine-toi et va te planter dans la mer !”, et il vous
obéirait.
7 Lequel d’entre vous, s’il a un serviteur qui
laboure, ou qui farde les bêtes, lui dira à son retour des champs “Va vite te
mettre à table !” ?
8 Est-ce qu’il ne lui dira pas plutôt “Prépare-moi
de quoi dîner, mets-toi en tenue pour me servir, le temps que je mange et que
je boive ; et après, tu mangeras et tu boiras à ton tour” ?
9 A-t-il de la reconnaissance envers ce serviteur
parce qu’il a fait ce qui lui était ordonné ?
10 De même, vous aussi, lorsque vous aurez fait
ce qui vous était ordonné, dites “Nous
sommes des serviteurs, nulle gratification ne nous est due. Nous avons fait
seulement ce que nous devions faire.” »
Prédication :
Je voudrais
ouvrir la méditation de ce jour avec le mot scandale. Qu’est-ce qui a fait
scandale lorsqu’en 1988 est sorti le roman de Salman Rushdie, Les versets sataniques ? Ou encore
qu’est-ce qui a fait scandale lorsqu’a été projeté, en 1988 aussi, La dernière tentation du Christ, film de
Martin Scorcese, adapté d’un roman éponyme de Nikos Kazantsakis ?
Qu’est-ce qu’un scandale ?
La méditation de ce mot me mène à l’évocation d’un livre et d’un film, mais
aussi de personnes probablement honnêtes et vertueuses qui, devant quelque
chose, un événement, un propos, qui heurte des convictions reçues mais jamais
encore réellement pensées ou mises à l’épreuve, s’adonnent à force
criaillements. « C’est un scandale ! » Quand ces gens-là crient au scandale de cette
manière, le mot est galvaudé…
Mais ce cri, je l’ai entendu une
fois aussi, dans la bouche d’un vieux prêtre respectable avec lequel je
célébrais un mariage ; tout se déroulait pour le mieux jusqu’au moment où
je l’ai entendu crier : « La prière universelle est avant la
bénédiction nuptiale ! » J’ai répondu à mi voix : « Oui, et
alors ? » « Et alors, a-t-il encore crié, c’est un
scandale ! » Sur ces mots il nous a laissés là, la noce et moi, et il
est parti vers la sacristie. Nous avons entendu la porte claquer et la serrure
se fermer rageusement à double tour… et… je ne vous raconte pas la suite.
Cette scène
a quelque chose de cocasse et mérite votre sourire. Elle mérite aussi votre
attention : la foi de ce vieil ecclésiastique, sa foi, indissociable de la
pratique bien réglée d’un rite, avait été heurtée… heurtée au point que,
pendant quelques minutes, il ne pût plus supporter la présence d’autres êtres
humains autour de lui.
Ce scandale aurait-il pu être
évité ? Nous n’allons pas refaire l’histoire.
Retenons de cette petite histoire
que le scandale a quelque chose à voir avec la foi. Et que lorsque un scandale
arrive, celui qui est atteint, celui qui en est victime, voit sa foi être écornée,
voire ruinée, pour un temps plus ou moins long, ce qui se traduit par une
incapacité temporaire à se compter soi-même parmi les vivants. Le scandale a
donc à voir avec la vie, avec la mort, avec la foi…
Nous aimerions donc ne jamais en
être l’auteur, et ne jamais en être la victime. Or, Jésus affirme qu’il est
impossible qu’il n’y ait pas de scandale. Dès lors que nous ouvrons la bouche,
dès lors que nous ouvrons les oreilles, le risque du scandale est là, et le
scandale est inévitable… En sera-t-on l’auteur, ou la victime ? S’il
arrive que nous en soyons auteur, malheur à nous si nous avons scandalisé,
heurté, l’un de ces plus petits qui n’ont pour vivre que leur propre et souvent
naïve foi. Si nous en sommes victimes, notre tâche est de pardonner infiniment
à ceux qui nous ont offensés, scandalisés, autant de fois qu’ils manifesteront un
repentir.
Quelle a pu être dans leur temps
la situation des disciples de Jésus ? Comme manifestations de la foi ils
ont vu l’insistance parfois désespérée des pauvres gens, ils ont vu la
dangereuse et inaccessible audace de leur maître Jésus, ils ont vu la stricte
et parfois dominatrice observance des Pharisiens. Ils ont vu surtout que
certaines attitudes et propos scandalisent, mais que d’autres attitudes et
propos, pleines de tact et de puissance, guérissent et restaurent… A toutes ces
attitudes et propos étaient attachées le nom de foi, mais ce qui leur a paru le
plus beau, c’est la foi de leur maître, paroles et gestes surhumains de
puissance, qu’ils ont ardemment désirée. Et l’écart entre eux et Lui était si
grand qu’ils ne lui ont pas demandé : « Augmente en nous la
foi. », comme s’ils en avaient un peu déjà mais qu’il leur en faudrait
plus pour faire ce que le maître faisait… non pas : « Augmente en
nous la foi », mais « Ajoute-nous la foi. » Comme s’ils étaient
pourvus déjà de la connaissance du texte et de la connaissance du rituel, et
qu’il ne leur manquait que la puissance – une puissance d’en-haut
spécifiquement à eux donnée – pour faire de grandes et bonnes choses.
Réponse de Jésus : « Si
vous aviez de la foi gros comme une graine de moutarde, vous diriez à ce
sycomore “Déracine-toi et va te planter dans la mer”, et il vous
obéirait » Que signifie donc cette réponse ? Elle est souvent
interprétée comme un reproche que Jésus adresse à ses disciples. Jésus leur
reprocherait ainsi de n’avoir que très très peu de foi, mais trop peu ;
s’ils en avaient à peine plus que ce qu’ils ont, ils accompliraient des choses
extraordinaires… Mais cette réponse va-t-elle avec les chapitres qui précèdent
(une brebis perdue, une pièce perdue, un fils perdu…) ? Va-t-elle avec
l’engagement entier et au long cours de ceux qui attendent, cherchent,
trouvent, accueillent et partagent leur joie ? La foi est-elle une puissance d’en-haut dont
certains disposent pour prouver que leur dieu est bien Dieu et que c’est lui
qu’il faut adorer ? Si vous êtes lecteurs des écrits apocryphes chrétiens,
vous savez que des Apôtres de Jésus Christ Fils de Dieu s’y battent à coups de
miracles contre les prophètes d’autres dieux. Mais ressusciter un hareng saur,
cela tient-il lieu de prédication ? Idem, ordonner à un sycomore de se
déraciner et d’aller se planter dans la mer, quel intérêt cela a-t-il ? La
réponse de Jésus, « Si vous aviez de la foi gros comme une graine de
moutarde… » ne signifie-t-elle pas plutôt « Heureusement, vous n’avez
pas la foi, car si peu que vous en auriez, vous feriez n’importe
quoi ! » ? Et en faisant ce n’importe quoi, vous acquerriez une
position dominante, vous deviendriez exactement semblables à ces gens qui, au
nom de la foi qui est la leur, scandalisent, asservissent les plus petits.
A l’appui de cette
interprétation, il y a les paraboles qui précèdent notre texte et que nous
avons commentées ces dernières semaines. Et il y a aussi la suite du texte. La
foi, le croire en paroles et en actes, ce qui est la condition du disciple, du
témoin de Jésus Christ, n’est pas une condition de seigneur et maître, mais une
condition d’esclave et de serviteur, toujours. Et si, au titre de ce témoignage,
il faut occuper un temps une position prééminente, cela ne peut être qu’au
titre d’une compétence confiée pour un temps, et jamais au titre d’une qualité
essentielle. La parole est donnée pour être transmise. Elle est dite et, Dieu
voulant, entendue. Elle œuvre selon sa propre puissance. Et revient à Dieu
lorsqu’elle a produit son effet.
Que reste-t-il alors à ceux qui
l’ont prononcée et assumée ? Il leur reste leur devise : « Nous
sommes vos serviteurs et vous ne nous devez rien pour cela. » Amen