dimanche 27 janvier 2019

Créances (Luc 4,14-21)

          Ce lundi, deux messages. Celui-ci est le second. Méditation sur la créance - plutôt que sur la dette -  en somme, comme me l'a dit un ami, c'est le 'comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensé'. C'est exact. Mais le Notre Père est rarement traduit en parlant de dettes et de créances... et c'est bien dommage. Parce que pardonner, c'est déchirer la créance.
Lévitique 25

8 «Tu compteras sept semaines d'années, c'est-à-dire sept fois sept ans; cette période de sept semaines d'années représentera donc quarante-neuf ans.
9 Le septième mois, le dix du mois, tu feras retentir le cor pour une acclamation; au jour du Grand Pardon vous ferez retentir le cor dans tout votre pays;
10 vous déclarerez sainte la cinquantième année et vous proclamerez dans le pays la libération pour tous les habitants; ce sera pour vous un jubilé; chacun de vous retournera dans sa propriété, et chacun de vous retournera dans son clan.
11 Ce sera un jubilé pour vous que la cinquantième année: vous ne sèmerez pas, vous ne moissonnerez pas ce qui aura poussé tout seul, vous ne vendangerez pas la vigne en broussaille,
12 car ce sera un jubilé, ce sera pour vous une chose sainte. Vous mangerez ce qui pousse dans les champs.
13 En cette année du jubilé, chacun de vous retournera dans sa propriété.

Luc 4

14 Alors Jésus, avec la puissance de l'Esprit, revint en Galilée, et sa renommée se répandit dans toute la région.
15 Il enseignait dans leurs synagogues et tous disaient sa gloire.
16 Il vint à Nazara où il avait été élevé. Il entra suivant sa coutume le jour du sabbat dans la synagogue, et il se leva pour faire la lecture.
17 On lui donna le livre du prophète Esaïe, et en le déroulant il trouva le passage où il était écrit:
18 L'Esprit du Seigneur est sur moi parce qu'il m'a conféré l'onction pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m'a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté,
19 proclamer une année d'accueil par le Seigneur.
20 Il roula le livre, le rendit au servant et s'assit; tous dans la synagogue avaient les yeux fixés sur lui.
21 Alors il commença à leur dire: «Aujourd'hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l'entendez.»
Prédication
            Dans l’ancien Israël, lorsqu’un homme – un hébreu – était criblé de dettes, il lui restait toujours deux choses à vendre. Son petit lopin de terre, et sa propre personne. La vente du petit lopin de terre devait être un déchirement, parce que cette propriété familiale était réputée remonter à des temps très anciens, à une sorte de partage originel.
            La partition des terres était naturellement sujette à des évolutions au fil du temps. Parfois, des lignées s’éteignaient, parfois aussi des familles allaient tenter leur chance à l’étranger (le livre de Ruth raconte cela). De grands domaines ont pu ainsi être constitués, et toute une population de petites gens, des Hébreux moins habiles ou moins chanceux, se retrouver esclave.
            Certains penseurs ont imaginé que, périodiquement, chacun retrouverait sa liberté et sa propre terre : remise des compteurs à zéro… tous les 50 ans. Le 50 avait certainement une valeur symbolique (nous l’avons lu), mais il avait aussi une valeur pratique : sur 50 ans, la mémoire des transactions immobilières pouvait avoir été collectivement gardée en mémoire, et le nombre de descendants éventuels de celui qui avait vendu la terre n’être pas trop élevé et donc la terre restituée pas trop morcelée.
            En lisant le 25ème chapitre du Lévitique, nous imaginons une sorte de liesse, lorsque chacun rentrait en possession de sa personne et de son bien. Et l’on repartait sur ces bases pour un nouveau cinquantenaire. 

            Très spontanément, nous pensons à ceux qui étaient esclaves et sans bien, qui se retrouvaient hommes libres et propriétaires. Nous pensons à eux et cette pensée, nous réjouit. Cette pensée réjouit en tout cas certains commentateurs de la Bible au point qu’ils considèrent, sans douter de rien, que ce jubilé a toujours été mis en œuvre, conformément aux Écritures… Or nous ne savons rien de la réalité de cette mise en œuvre. Nous n’avons de récit que de son institution, mais aucun récit d’une éventuelle mise en œuvre.

            C’est à ce jubilé que Jésus fait référence dans le début de son discours aux habitants de Nazareth. Et comme il est certainement lecteur des prophètes autant que de la Torah, Jésus reprend aussi quelques lignes d’Esaïe probablement lui aussi connaisseur de la Loi : une grande remise à zéro, pas seulement de la propriété foncière et de l’esclavage, mais aussi de la pauvreté, de la captivité tous azimuts, des dominations diverses, de la cécité – probablement le handicap le plus handicapant à l’époque… Jésus annonce ce jubilé. Et la suite de l’évangile de Luc racontera comment Jésus le mettra en œuvre.
            L’année du jubilé et la prédication de Jésus annoncent de très bonnes choses à recevoir. Rendons-en grâce à Dieu.

            Puis réfléchissons un peu. Pouvons-nous imaginer que, lorsque l’année du grand jubilé arrivait, les Israélites qui avaient acquis des terres les rendaient tout gentiment ? Pouvons-nous imaginer aussi que ceux qui avaient acquis des esclaves hébreux les laissaient partir, comme ça, au revoir, et merci ? Nous pouvons imaginer de fortes, de très fortes résistances. Car si pour les moins gâtés par la vie le jubilé représentait la remise d’une dette, pour les enrichis cela correspondait à l’effacement de leurs créances sur la terre et sur les gens.
Notre réflexion, qui commençait sur la joie de la remise des dettes, se poursuit maintenant sur l’effacement des créances. Posséder la terre d’un autre, ou posséder sa personne, c’est bien disposer d’une créance sur lui, qui a même le vilain travers d’être une créance sans limites. S’agissant aussi de la prédication initiale de Jésus, nous pouvons dire aussi que les pauvres sont ceux qui n’ont pour survivre que ce qu’on voudra bien leur donner – pouvoir écrasant, créance sur eux. Posséder des captifs, c’est détenir une créance sur ces gens. Les aveugles sont toujours à la merci de qui les rencontre – créance encore. Ceux qui sont dominés et brisés le sont toujours par quelqu’un, qui dispose sur eux d’un pouvoir – créance toujours.
            Si bien que la prédication de Jésus a deux volets, celui de la dette et nous en avons déjà parlé, et celui de la créance. La prédication de Jésus annonce bien la fin de toutes sortes de servitudes. Mais pour que ceci soit possible, il faut que les créances soient effacées, et elles ne peuvent l’être que par ceux qui les détiennent. Déchirer une créance, c’est dire à un débiteur : tu ne me dois rien.
            Dans cette veine, que je qualifie de primordiale, la condition de possibilité de l’Évangile tout entier est l’effacement par Dieu de toutes ses créances sur les humains. Et il les efface effectivement en épousant en Jésus Christ la condition humaine.

Dans notre existence chrétienne, dans nos liturgies, il est souvent question du pardon des péchés, du pardon de nos péchés – il en est même question chaque fois que nous rendons un culte à notre Dieu. Savez-vous qu’en langue grecque, le verbe que nous traduisons par pardonner est le même que nous traduisons ici par « renvoyer libre », et que le mot que nous traduisons ici par libération se traduit aussi par pardon ? Le thème du pardon nous est familier : Dieu pardonne nos fautes, il remet nos dettes, et il le fait en déchirant les créances qu’il détient sur nous.
Et nous, s’agissant des créances que nous détenons – ou croyons détenir – sur la vie, sur nos semblables, et sur Dieu, qu’en faisons-nous ? Avons-nous seulement conscience d’en détenir ? Pour répondre, il faut que nous interrogions nos consciences, et la question est toute simple : « Qui me doit quoi ? » Comme le disent d’anciennes liturgies : « Que chacun s’examine. » Cet examen personnel appartient en effet à chacune et à chacun.
Et une fois que nous avons repéré ces créances, qu’en faisons-nous ? Nos cœurs sont-ils durs comme celui de Pharaon, ou bien effaçons-nous les créances que nous détenons ? Toutes ? C’est si difficile, parfois. Alors, regardons à Jésus, à son ministère, et à la croix. Quel est ce paradis que Jésus promet à l’un des brigands crucifiés avec lui ? Peut-être est-ce celui d’avoir déchiré toutes les créances qu’il détenait ou croyait détenir. En tout cas, lorsque Jésus expire et que le voile du Temple se déchire par le milieu, le message de Dieu à l’humanité est clair : « Vous ne me devez rien… plus rien. » Les créances sont déchirées.
Que Dieu nous donne la force de faire de même. Amen