Lévitique 25
8 «Tu compteras sept semaines d'années,
c'est-à-dire sept fois sept ans; cette période de sept semaines d'années
représentera donc quarante-neuf ans.
9 Le septième mois, le dix du mois, tu feras
retentir le cor pour une acclamation; au jour du Grand Pardon vous ferez
retentir le cor dans tout votre pays;
10 vous déclarerez sainte la cinquantième année et
vous proclamerez dans le pays la libération pour tous les habitants; ce sera
pour vous un jubilé; chacun de vous retournera dans sa propriété, et chacun de
vous retournera dans son clan.
11 Ce sera un jubilé pour vous que la cinquantième
année: vous ne sèmerez pas, vous ne moissonnerez pas ce qui aura poussé tout
seul, vous ne vendangerez pas la vigne en broussaille,
12 car ce sera un jubilé, ce sera pour vous une
chose sainte. Vous mangerez ce qui pousse dans les champs.
13 En cette année du jubilé, chacun de vous
retournera dans sa propriété.
Luc 4
14 Alors Jésus, avec la puissance de l'Esprit,
revint en Galilée, et sa renommée se répandit dans toute la région.
15 Il enseignait dans leurs synagogues et tous
disaient sa gloire.
16 Il vint à Nazara où il avait été élevé. Il entra
suivant sa coutume le jour du sabbat dans la synagogue, et il se leva pour
faire la lecture.
17 On lui donna le livre du prophète Esaïe, et en le
déroulant il trouva le passage où il était écrit:
18 L'Esprit du Seigneur est sur moi parce qu'il m'a
conféré l'onction pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m'a envoyé
proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue,
renvoyer les opprimés en liberté,
19 proclamer une année d'accueil par le Seigneur.
20 Il roula le livre, le rendit au servant et
s'assit; tous dans la synagogue avaient les yeux fixés sur lui.
21 Alors il commença à leur dire: «Aujourd'hui,
cette écriture est accomplie pour vous qui l'entendez.»
Prédication
Dans
l’ancien Israël, lorsqu’un homme – un hébreu – était criblé de dettes, il lui
restait toujours deux choses à vendre. Son petit lopin de terre, et sa propre
personne. La vente du petit lopin de terre devait être un déchirement, parce que
cette propriété familiale était réputée remonter à des temps très anciens, à
une sorte de partage originel.
La
partition des terres était naturellement sujette à des évolutions au fil du
temps. Parfois, des lignées s’éteignaient, parfois aussi des familles allaient
tenter leur chance à l’étranger (le livre de Ruth raconte cela). De grands
domaines ont pu ainsi être constitués, et toute une population de petites gens,
des Hébreux moins habiles ou moins chanceux, se retrouver esclave.
Certains penseurs
ont imaginé que, périodiquement, chacun retrouverait sa liberté et sa propre
terre : remise des compteurs à zéro… tous les 50 ans. Le 50 avait
certainement une valeur symbolique (nous l’avons lu), mais il avait aussi une
valeur pratique : sur 50 ans, la mémoire des transactions immobilières
pouvait avoir été collectivement gardée en mémoire, et le nombre de descendants
éventuels de celui qui avait vendu la terre n’être pas trop élevé et donc
la terre restituée pas trop morcelée.
En lisant
le 25ème chapitre du Lévitique, nous imaginons une sorte de liesse,
lorsque chacun rentrait en possession de sa personne et de son bien. Et l’on
repartait sur ces bases pour un nouveau cinquantenaire.
Très
spontanément, nous pensons à ceux qui étaient esclaves et sans bien, qui se
retrouvaient hommes libres et propriétaires. Nous pensons à eux et cette
pensée, nous réjouit. Cette pensée réjouit en tout cas certains commentateurs
de la Bible au point qu’ils considèrent, sans douter de rien, que ce jubilé a
toujours été mis en œuvre, conformément aux Écritures… Or nous ne savons rien
de la réalité de cette mise en œuvre. Nous n’avons de récit que de son
institution, mais aucun récit d’une éventuelle mise en œuvre.
C’est à ce
jubilé que Jésus fait référence dans le début de son discours aux habitants de
Nazareth. Et comme il est certainement lecteur des prophètes autant que de la
Torah, Jésus reprend aussi quelques lignes d’Esaïe probablement lui aussi
connaisseur de la Loi : une grande remise à zéro, pas seulement de la
propriété foncière et de l’esclavage, mais aussi de la pauvreté, de la
captivité tous azimuts, des dominations diverses, de la cécité – probablement
le handicap le plus handicapant à l’époque… Jésus annonce ce jubilé. Et la
suite de l’évangile de Luc racontera comment Jésus le mettra en œuvre.
L’année du
jubilé et la prédication de Jésus annoncent de très bonnes choses à recevoir.
Rendons-en grâce à Dieu.
Puis
réfléchissons un peu. Pouvons-nous imaginer que, lorsque l’année du grand
jubilé arrivait, les Israélites qui avaient acquis des terres les rendaient tout
gentiment ? Pouvons-nous imaginer aussi que ceux qui avaient acquis des
esclaves hébreux les laissaient partir, comme ça, au revoir, et merci ?
Nous pouvons imaginer de fortes, de très fortes résistances. Car si pour les
moins gâtés par la vie le jubilé représentait la remise d’une dette, pour les
enrichis cela correspondait à l’effacement de leurs créances sur la terre et
sur les gens.
Notre réflexion, qui commençait
sur la joie de la remise des dettes, se poursuit maintenant sur l’effacement
des créances. Posséder la terre d’un autre, ou posséder sa personne, c’est bien
disposer d’une créance sur lui, qui a même le vilain travers d’être une créance
sans limites. S’agissant aussi de la prédication initiale de Jésus, nous
pouvons dire aussi que les pauvres sont ceux qui n’ont pour survivre que ce
qu’on voudra bien leur donner – pouvoir écrasant, créance sur eux. Posséder des
captifs, c’est détenir une créance sur ces gens. Les aveugles sont toujours à
la merci de qui les rencontre – créance encore. Ceux qui sont dominés et brisés
le sont toujours par quelqu’un, qui dispose sur eux d’un pouvoir – créance
toujours.
Si bien que
la prédication de Jésus a deux volets, celui de la dette et nous en avons déjà
parlé, et celui de la créance. La prédication de Jésus annonce bien la fin de
toutes sortes de servitudes. Mais pour que ceci soit possible, il faut que les
créances soient effacées, et elles ne peuvent l’être que par ceux qui les
détiennent. Déchirer une créance, c’est dire à un débiteur : tu ne me dois
rien.
Dans cette
veine, que je qualifie de primordiale, la condition de possibilité de l’Évangile
tout entier est l’effacement par Dieu de toutes ses créances sur les humains.
Et il les efface effectivement en épousant en Jésus Christ la condition humaine.
Dans notre existence chrétienne,
dans nos liturgies, il est souvent question du pardon des péchés, du pardon de
nos péchés – il en est même question chaque fois que nous rendons un culte à
notre Dieu. Savez-vous qu’en langue grecque, le verbe que nous traduisons par
pardonner est le même que nous traduisons ici par « renvoyer libre »,
et que le mot que nous traduisons ici par libération se traduit aussi par
pardon ? Le thème du pardon nous est familier : Dieu pardonne nos
fautes, il remet nos dettes, et il le fait en déchirant les créances qu’il
détient sur nous.
Et nous, s’agissant des créances
que nous détenons – ou croyons détenir – sur la vie, sur nos semblables, et sur
Dieu, qu’en faisons-nous ? Avons-nous seulement conscience d’en
détenir ? Pour répondre, il faut que nous interrogions nos consciences, et
la question est toute simple : « Qui me doit quoi ? » Comme
le disent d’anciennes liturgies : « Que chacun s’examine. » Cet
examen personnel appartient en effet à chacune et à chacun.
Et une fois que nous avons repéré
ces créances, qu’en faisons-nous ? Nos cœurs sont-ils durs comme celui de
Pharaon, ou bien effaçons-nous les créances que nous détenons ? Toutes ?
C’est si difficile, parfois. Alors, regardons à Jésus, à son ministère, et à la
croix. Quel est ce paradis que Jésus promet à l’un des brigands crucifiés avec
lui ? Peut-être est-ce celui d’avoir déchiré toutes les créances qu’il
détenait ou croyait détenir. En tout cas, lorsque Jésus expire et que le voile
du Temple se déchire par le milieu, le message de Dieu à l’humanité est
clair : « Vous ne me devez rien… plus rien. » Les créances sont
déchirées.
Que Dieu nous donne la force de
faire de même. Amen