lundi 30 octobre 2017

Un demi millénaire pour presque rien

Place des Quatre-Piliers
Les quatre piliers du protestantisme sont… Je vous laisse compléter. Vous pourrez, à votre guise, parler latin ou français, proposer ceci ou cela, les solus et les sola de la Réforme, qui sont trois, quatre ou cinq, c’est selon les auteurs et les avis. En menant une petite recherche en ligne, vous pourrez même constater que plus les auteurs sont autoproclamés et plus les avis sont péremptoires. Vous pouvez par exemple affirmer que ces quatre piliers sont le baptême à l’âge adulte, l’autorité de la Bible, le baptême du Saint Esprit, et… j’oublie le quatrième.
C’est avec une certitude absolue que la phrase a été dite, devant moi et devant une cinquantaine d’autres personnes, membres de diverses Eglises se réclamant du protestantisme, et membres de l’Eglise catholique romaine. On peut évidemment mettre en avant des piliers différents. Et ne pouvoir, au mieux, finalement, que constater le désaccord.

Quelle est la perspective ouverte par de telles affirmations ? D’un point de vue individuel, souvent, c’est la perspective d’une certitude absolue. Et d’un point de vue collectif, la perspective d’une communauté bien homogène. Ces affirmations sont, ce me semble, des principes de certitude. Qu’allons-nous faire de tels principes de certitude ? Délimiter le champ d’une Eglise, ou, plus sûrement même, le champ de l’Eglise, de l’Eglise une ? Et qu’en sera-t-il des autres, ceux qui n’ont pas les mêmes piliers, ou les mêmes pratiques ?
Il faut se souvenir que le XVIe siècle a allumé des bûchers, des bûchers catholiques sans doute pour brûler entre autres des hérétiques protestants, mais aussi des bûchers protestants pour brûler d’autres hérétiques protestants… celui de l’antitrinitaire Servet (1553) est l’un des plus connus. Mais celui de l’anabaptiste Manz l’est insuffisamment. En 1526, le Conseil de la ville de Zürich avait prit un arrêt condamnant à la mort par noyade quiconque baptiserait des adultes ; ce type d’exécution était réservé aux femmes infidèles ou coupables d’avortement, aux infanticides et aux parricides. Manz fut exécuté en janvier 1527.
Oublier, jamais !

Le Réformateur de Zürich, Zwingli, était célébré – et il peut bien l’être toujours – pour son souci de bien comprendre et de bien mettre en œuvre les enseignements de la Bible… Alors, pourquoi, à Zürich, s’en est-on ainsi pris aux anabaptistes qui, dira-t-on, comprenaient bien l’enseignement de la Bible sur le baptême et le mettaient fidèlement en œuvre ? On pourra dire que le Conseil de la ville de Zürich et Zwingli, ça fait deux. Mais on n’a pas le souvenir que, pour défendre Manz, Zwingli ait posé sa tête sur le billot… Pourquoi ? Je laisse cette question en suspens, ou plutôt je laisse le lecteur essayer de penser aux siècles passés et à ces piliers du protestantisme dont il se réclame éventuellement. Je laisse le lecteur imaginer que, peut-être, il y avait d’autres piliers du protestantisme que celui que l’anabaptiste Manz a défendu au péril de sa vie. Je laisse le lecteur imaginer que c’est au titre d’un de ces autres piliers du protestantisme qu’on l’a mis à mort ; et comme le lecteur va consentir à cet effort d’imagination, je lui laisse le soin, Bible en main, d’imaginer lequel, s’il veut bien relire Romains 13...
Que le lecteur pense aussi qu’il fut un temps où la distinction entre "une doctrine" et "l’homme qui professe cette doctrine" n’allait pas de soi, même pour Calvin qui pourtant avait, timidement mais sûrement, opéré une distinction entre les "signes" et "les choses figurées", en 1549, mais ne sut pas empêcher qu’on brûle Servet en 1553…
Oublier, jamais !
Certains baptisent des enfants, contrairement à ce qui est un pilier du protestantisme. Allons-nous donc nous entretuer au motif que les doctrines et les usages relatifs au baptême diffèrent entre nous ? Nous aurions à en rendre compte devant la justice des hommes. J’ose espérer que ça n’est pas la crainte de la justice des hommes qui nous empêche de nous entretuer, mais un sentiment plus beau, plus profond, qui ne serait pas étranger à ce que nous prétendons professer, qui est rapporté à l’Evangile, au Christ Jésus et que, sans doute – peut-être malgré nous – nous professons.
Il est assez désespérant d’entendre des gens qui s’entendent, et plutôt bien, sur le fait que c’est bien par pure grâce que Dieu les sauve, par le moyen de la foi, des gens qui affirment que tous ont reçu le Saint Esprit même s’il ne se manifeste pas identiquement dans toutes les Eglises, s’affronter sans grande courtoisie sur le sujet du baptême : quand, comment, qui, par qui, à quel âge – surtout à quel âge… et le faire évidemment Bible en main et en affirmant que leur lecture n’est pas une lecture mais « ce que la Bible enseigne ».
A quoi bon parler du Saint Esprit qui souffle où il veut si l’on entend en même temps s’en tenir à « ce que la Bible enseigne » ? Cela m’attriste et surtout ce qui m’attriste est d’avoir succombé à cette tentation, à l’orgueil en somme, en ayant quasiment aussi affirmé que ma lecture, celle de mon Eglise, a quelque valeur. D’y avoir seulement pensé serait déjà de trop. Je me suis senti défenseur de la tradition et de la pratique de mon Eglise, que j’ai pour ainsi dire défendues comme justes. Ai-je raison, ont-ils tort ?

J’ai à me repentir de cela, ce qui sans doute siéra à ceux qui affirment que le fin mot de l’Evangile est le "repentir". Je leur suggérerai que le fin mot de l’évangile est peut-être "grâce", et que le propre d’une théologie de la grâce, s’il s’agit bien de la grâce divine, est qu’elle ne peut jamais être certaine d’elle-même : elle ne peut compter, justement, que sur la grâce. Je leur suggérerai aussi de lire quelques-unes des 95 thèses de Martin Luther et de bien vouloir prendre en considération que la volonté de notre Seigneur est la vie entière du croyant soit pénitence, ou repentir (thèse 1, citation commentée de Matthieu 4,17) ou encore que nul ne peut être certain de la vérité de sa contrition, ou de son repentir (thèse 30), et que nul conséquemment ne peut être certain de l’entière rémission.
S’agissant du baptême, pourquoi s’affronte-t-on ? Sans doute, l’ancienne notion de substance étant tombée en désuétude, la question du "ceci est mon corps" et de la présence réelle est-elle tombée en désuétude avec elle, ainsi que la doctrine de la Trinité. Qu’est-ce désormais que la substance ? C’est, d’un point de vue pratique, ce dont on est incapable de rendre compte en raison, mais que tout un chacun cependant doit reconnaître comme sacré et respecter. La substance est sacrée. S’en prendre à la substance comporte un risque létal. Le baptême est aujourd’hui pour certains le dernier reste de la substance. Et c’est pour cette raison qu’on s’entretue encore aujourd’hui à son sujet. Le reste de la substance, c’est en somme une certaine trop haute idée de Dieu qui est une trop haute idée de soi, idée de soi ornée d’une couronne de mépris.
En fait, par chez nous, on ne s’entretue pas. Mais c’est peut être moins aux Réformateurs qu’aux Humanistes, et peut-être moins à eux tous qu’aux Lumières que nous devons de ne plus nous entretuer. C’est à eux que nous devons l’inscription d’une liberté de religion dans un droit constitutionnel. C’est à eux que nous devons l’émergence d’un Etat séparé de la religion. 

Pour ma part, si c’est à nourrir ce reste que la Bible sert, je préférerais me passer de la Bible. Je préférerais n’en retenir que cette polarité de la foi et des œuvres, si magnifiquement énoncée par Bonhoeffer : « Celui qui attend de la preuve scripturaire la justification du chemin dans lequel il a marché ou marchera, veut faire son salut par ses œuvres plutôt que de vivre dans la foi. » En osant citer ce texte qui fut produit dans des circonstances dramatiques, je n’entends pas me donner raison, ce serait faire insulte à celui qui l’a écrit, à Celui dont je crois qu’il l’a inspiré, et me contredire très profondément. Si c’est bien par grâce que je crois être sauvé et on a lu ci-dessus sauvé de quoi, rien ne peut, rien ne doit me faire grâce de la foi, me dispenser de croire et de croire seulement. Je crois donc, certes, mais jusqu’à ma croyance doit être crucifiée avec Christ de sorte que je ne compte que sur Dieu seul pour, s’il Lui plaît, ressusciter avec Christ. Je ne sais rien de plus ni ne veut rien savoir de plus.

Est-ce que le baptême est un pilier du protestantisme ? Est-ce que ce que j’affirme est un pilier du protestantisme ? Cela m’est au fond bien égal que ce soit un pilier, un clou, une épingle, une casserole ou un couteau à fromage. Ni le baptême, ni rien d’autre. Je ne voudrais pas que cela soit un instrument de violence ou de domination. Que ce ne soit pas un principe affirmatif dans lequel l’homme trouve sa gloire, la gloire de s’en tenir à « ce que la Bible enseigne », mais que tout pilier soit plutôt un principe d’incertitude, de modestie, un principe de douceur et peut-être même d’effacement.