Place des Quatre-Piliers |
Les quatre piliers du
protestantisme sont… Je vous laisse compléter. Vous pourrez, à votre guise,
parler latin ou français, proposer ceci ou cela, les solus et les sola de la
Réforme, qui sont trois, quatre ou cinq, c’est selon les auteurs et les avis.
En menant une petite recherche en ligne, vous pourrez même constater que plus
les auteurs sont autoproclamés et plus les avis sont péremptoires. Vous pouvez
par exemple affirmer que ces quatre piliers sont le baptême à l’âge adulte, l’autorité
de la Bible, le baptême du Saint Esprit, et… j’oublie le quatrième.
C’est avec une certitude absolue
que la phrase a été dite, devant moi et devant une cinquantaine d’autres
personnes, membres de diverses Eglises se réclamant du protestantisme, et
membres de l’Eglise catholique romaine. On peut évidemment mettre en avant des
piliers différents. Et ne pouvoir, au mieux, finalement, que constater le
désaccord.
Quelle est la perspective ouverte
par de telles affirmations ? D’un point de vue individuel, souvent, c’est
la perspective d’une certitude absolue. Et d’un point de vue collectif, la
perspective d’une communauté bien homogène. Ces affirmations sont, ce me
semble, des principes de certitude. Qu’allons-nous faire de tels principes de
certitude ? Délimiter le champ d’une Eglise, ou, plus sûrement même, le
champ de l’Eglise, de l’Eglise une ? Et qu’en sera-t-il des autres, ceux
qui n’ont pas les mêmes piliers, ou les mêmes pratiques ?
Il faut se souvenir que le XVIe
siècle a allumé des bûchers, des bûchers catholiques sans doute pour brûler entre
autres des hérétiques protestants, mais aussi des bûchers protestants pour
brûler d’autres hérétiques protestants… celui de l’antitrinitaire Servet (1553)
est l’un des plus connus. Mais celui de l’anabaptiste Manz l’est
insuffisamment. En 1526, le Conseil de la ville de Zürich avait prit un arrêt
condamnant à la mort par noyade quiconque baptiserait des adultes ; ce
type d’exécution était réservé aux femmes infidèles ou coupables d’avortement, aux
infanticides et aux parricides. Manz fut exécuté en janvier 1527.
Oublier, jamais ! |
Le Réformateur de Zürich,
Zwingli, était célébré – et il peut bien l’être toujours – pour son souci de
bien comprendre et de bien mettre en œuvre les enseignements de la Bible…
Alors, pourquoi, à Zürich, s’en est-on ainsi pris aux anabaptistes qui,
dira-t-on, comprenaient bien l’enseignement de la Bible sur le baptême et le
mettaient fidèlement en œuvre ? On pourra dire que le Conseil de la ville
de Zürich et Zwingli, ça fait deux. Mais on n’a pas le souvenir que, pour
défendre Manz, Zwingli ait posé sa tête sur le billot… Pourquoi ? Je laisse cette
question en suspens, ou plutôt je laisse le lecteur essayer de penser aux
siècles passés et à ces piliers du protestantisme dont il se réclame
éventuellement. Je laisse le lecteur imaginer que, peut-être, il y avait
d’autres piliers du protestantisme que celui que l’anabaptiste Manz a défendu
au péril de sa vie. Je laisse le lecteur imaginer que c’est au titre d’un de
ces autres piliers du protestantisme qu’on l’a mis à mort ; et comme le
lecteur va consentir à cet effort d’imagination, je lui laisse le soin, Bible
en main, d’imaginer lequel, s’il veut bien relire Romains 13...
Que le lecteur pense aussi qu’il
fut un temps où la distinction entre "une doctrine" et "l’homme
qui professe cette doctrine" n’allait pas de soi, même pour Calvin qui
pourtant avait, timidement mais sûrement, opéré une distinction entre les
"signes" et "les choses figurées", en 1549, mais ne sut pas
empêcher qu’on brûle Servet en 1553…
Certains baptisent des enfants,
contrairement à ce qui est un pilier du protestantisme. Allons-nous donc nous entretuer
au motif que les doctrines et les usages relatifs au baptême diffèrent entre
nous ? Nous aurions à en rendre compte devant la justice des hommes. J’ose
espérer que ça n’est pas la crainte de la justice des hommes qui nous empêche
de nous entretuer, mais un sentiment plus beau, plus profond, qui ne serait pas
étranger à ce que nous prétendons professer, qui est rapporté à l’Evangile, au Christ
Jésus et que, sans doute – peut-être malgré nous – nous professons.
Il est assez désespérant
d’entendre des gens qui s’entendent, et plutôt bien, sur le fait que c’est bien
par pure grâce que Dieu les sauve, par le moyen de la foi, des gens qui affirment
que tous ont reçu le Saint Esprit même s’il ne se manifeste pas identiquement
dans toutes les Eglises, s’affronter sans grande courtoisie sur le sujet du
baptême : quand, comment, qui, par qui, à quel âge – surtout à quel âge…
et le faire évidemment Bible en main et en affirmant que leur lecture n’est pas
une lecture mais « ce que la Bible enseigne ».
A quoi bon parler du Saint Esprit
qui souffle où il veut si l’on entend en même temps s’en tenir à « ce que
la Bible enseigne » ? Cela m’attriste et surtout ce qui m’attriste
est d’avoir succombé à cette tentation, à l’orgueil en somme, en ayant
quasiment aussi affirmé que ma lecture, celle de mon Eglise, a quelque valeur. D’y
avoir seulement pensé serait déjà de trop. Je me suis senti défenseur de la
tradition et de la pratique de mon Eglise, que j’ai pour ainsi dire défendues
comme justes. Ai-je raison, ont-ils tort ?
J’ai à me repentir de cela, ce
qui sans doute siéra à ceux qui affirment que le fin mot de l’Evangile est le
"repentir". Je leur suggérerai que le fin mot de l’évangile est
peut-être "grâce", et que le propre d’une théologie de la grâce, s’il
s’agit bien de la grâce divine, est qu’elle ne peut jamais être certaine d’elle-même :
elle ne peut compter, justement, que sur la grâce. Je leur suggérerai aussi de
lire quelques-unes des 95 thèses de Martin Luther et de bien vouloir prendre en
considération que la volonté de notre Seigneur est la vie entière du croyant soit
pénitence, ou repentir (thèse 1, citation commentée de Matthieu 4,17) ou encore
que nul ne peut être certain de la vérité de sa contrition, ou de son repentir
(thèse 30), et que nul conséquemment ne peut être certain de l’entière
rémission.
S’agissant du baptême, pourquoi
s’affronte-t-on ? Sans doute, l’ancienne notion de substance étant tombée
en désuétude, la question du "ceci est mon corps" et de la présence
réelle est-elle tombée en désuétude avec elle, ainsi que la doctrine de la
Trinité. Qu’est-ce désormais que la substance ? C’est, d’un point de vue
pratique, ce dont on est incapable de rendre compte en raison, mais que tout un
chacun cependant doit reconnaître comme sacré et respecter. La substance est
sacrée. S’en prendre à la substance comporte un risque létal. Le baptême est
aujourd’hui pour certains le dernier reste de la substance. Et c’est pour cette
raison qu’on s’entretue encore aujourd’hui à son sujet. Le reste de la
substance, c’est en somme une certaine trop haute idée de Dieu qui est une trop
haute idée de soi, idée de soi ornée d’une couronne de mépris.
En fait, par chez nous, on ne
s’entretue pas. Mais c’est peut être moins aux Réformateurs qu’aux Humanistes,
et peut-être moins à eux tous qu’aux Lumières que nous devons de ne plus nous
entretuer. C’est à eux que nous devons l’inscription d’une liberté de religion
dans un droit constitutionnel. C’est à eux que nous devons l’émergence d’un
Etat séparé de la religion.
Pour ma part, si c’est à nourrir ce
reste que la Bible sert, je préférerais me passer de la Bible. Je préférerais
n’en retenir que cette polarité de la foi et des œuvres, si magnifiquement
énoncée par Bonhoeffer : « Celui qui attend de la preuve scripturaire
la justification du chemin dans lequel il a marché ou marchera, veut faire son
salut par ses œuvres plutôt que de vivre dans la foi. » En osant citer ce
texte qui fut produit dans des circonstances dramatiques, je n’entends pas me
donner raison, ce serait faire insulte à celui qui l’a écrit, à Celui dont je
crois qu’il l’a inspiré, et me contredire très profondément. Si c’est bien par
grâce que je crois être sauvé et on a lu ci-dessus sauvé de quoi, rien ne peut,
rien ne doit me faire grâce de la foi, me dispenser de croire et de croire
seulement. Je crois donc, certes, mais jusqu’à ma croyance doit être crucifiée
avec Christ de sorte que je ne compte que sur Dieu seul pour, s’il Lui plaît, ressusciter
avec Christ. Je ne sais rien de plus ni ne veut rien savoir de plus.
Est-ce que le baptême est un
pilier du protestantisme ? Est-ce que ce que j’affirme est un pilier du
protestantisme ? Cela m’est au fond bien égal que ce soit un pilier, un clou,
une épingle, une casserole ou un couteau à fromage. Ni le baptême, ni rien
d’autre. Je ne voudrais pas que cela soit un instrument de violence ou de
domination. Que ce ne soit pas un principe affirmatif dans lequel l’homme
trouve sa gloire, la gloire de s’en tenir à « ce que la Bible
enseigne », mais que tout pilier soit plutôt un principe d’incertitude, de
modestie, un principe de douceur et peut-être même d’effacement.