dimanche 8 octobre 2017

La pierre qu'ont rejetée les bâtisseurs (Matthieu 21,33-46)

Berlin, 8 mai 1945. Ce dont je voudrais parler... En 2007, paraissait un ouvrage intitulé La grâce seule. Parmi les épisodes évoqués, la rencontre d'un homme et d'une femme, dans un Berlin en ruines et tout à reconstruire. Peut-être que ces grands textes bien difficiles que nous méditons depuis quelques semaines - et de plus difficiles encore restent à venir - ne parlent de rien d'autre que de cela : des ruines, et des vies à reconstruire. Je pense à Berlin, mais aussi à Raqqa, ou à Las Vegas. Et je me demande, passé un certain niveau d'horreur ou d'abjection, ce qui peut encore être reconstruit. "Il fera périr misérablement ces misérables", disent les interlocuteurs de Jésus. Mais pour les autres, ceux qui ont été meurtris, que fera-t-il ? Il me faudrait publier un autre texte, dans le même univers que La grâce seule, et qui serait intitulé La foi seule, dans lequel des gens éprouvés se reconstruisent, accompagnés par...
Matthieu 21
33 «Écoutez une autre parabole. Il y avait un propriétaire qui planta une vigne, l'entoura d'une clôture, y creusa un pressoir et bâtit une tour; puis il la donna en fermage à des vignerons et partit en voyage.
34 Quand le temps des fruits approcha, il envoya ses serviteurs aux vignerons pour recevoir les fruits qui lui revenaient.
35 Mais les vignerons saisirent ces serviteurs; l'un, ils le rouèrent de coups; un autre, ils le tuèrent; un autre, ils le lapidèrent.
36 Il envoya encore d'autres serviteurs, plus nombreux que les premiers; ils les traitèrent de même.
37 Finalement, il leur envoya son fils, en se disant: ‹Ils respecteront mon fils.›
38 Mais les vignerons, voyant le fils, se dirent entre eux: ‹C'est l'héritier. Venez! Tuons-le et emparons-nous de l'héritage.›
39 Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent.
40 Eh bien! lorsque viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces vignerons-là?»
41 Ils lui répondirent: «Il fera périr misérablement ces misérables, et il donnera la vigne en fermage à d'autres vignerons, qui lui remettront les fruits en temps voulu.»
42 Jésus leur dit: «N'avez-vous jamais lu dans les Écritures: La pierre qu'ont rejetée les bâtisseurs, c'est elle qui est devenue la pierre angulaire; c'est là l'œuvre du Seigneur: Quelle merveille à nos yeux.
43 Aussi je vous le déclare: le Royaume de Dieu vous sera enlevé, et il sera donné à un peuple qui en produira les fruits.
44 Celui qui tombera sur cette pierre sera brisé, et celui sur qui elle tombera, elle le pulvérisera.»
45 En entendant ses paraboles, les grands prêtres et les Pharisiens comprirent que c'était d'eux qu'il parlait.
46 Ils cherchaient à l'arrêter, mais ils eurent peur des foules, car elles le tenaient pour un prophète.


Prédication : 
            Les grands prêtres et les Pharisiens comprirent donc que c’était d’eux que Jésus parlait. Soit. Mais, s’agissant de la pierre, de la pierre rejetée, de la pierre qui brise et qui pulvérise, de qui Jésus parlait-il ? De lui-même ? C’est une lecture possible, et c’est même la première dont je me souvienne. Le premier pasteur que j’ai entendu prêcher là-dessus était catégorique. Alors ça donnait ceci : celui qui tombera sur Jésus sera brisé, et celui sur qui Jésus tombera sera pulvérisé. De quoi à vrai dire inquiéter les auditeurs ; inquiet, et jeune auditeur, je fus. Inquiet, je demeure parfois.
Pourtant, les grands prêtres et les Pharisiens n’ont été ni brisés ni pulvérisés par Jésus. C’est même plutôt le contraire qui s’est passé : c’est Jésus qui est mort et eux qui sont restés en vie. Et même si l’on prend en considération la résurrection, Jésus ressuscité ne s’est plus du tout intéressé à ceux qui avaient été ses détracteurs. Alors on peut bien dire que Jésus est cette pierre, mais le texte lui-même ne permet pas vraiment de le soutenir.
           
            Quelle est donc cette pierre que les bâtisseurs ont rejetée et sur laquelle pourtant tout l’édifice s’est trouvé posé et qui en plus, brise celui qui trébuche sur elle et pulvérise celui sur qui elle tombe ?
            Il nous faut chercher quelque chose que les détracteurs de Jésus, ces gens massivement voire exclusivement attachés au Temple de Jérusalem, ont rejeté, ou plutôt – traduction – ont sous-estimé, voire même déclaré sans valeur et qui, pourtant s’est trouvé devenir – ou redevenir – ou toujours avoir déjà été – l’unique point d’appui essentiel.
            De quoi s’agit-il ?

            Considérons le lieu où se passe tout ce grand épisode polémique que nous méditons depuis quelques semaines. C’est le Temple de Jérusalem. Les détracteurs de Jésus – que Matthieu appelle ici Pharisiens et grands prêtres – semblent bien être des gens très exclusivement attachés au Temple. Très exclusivement, cela va signifier que, pour eux, le service de Dieu ne peut être rendu qu’au Temple, selon le rituel du Temple, jamais autrement, et nulle part ailleurs. Pourquoi pas, dirons-nous. Mais trois remarques s’imposent. (1) Même au temps de Jésus où le Temple occupait effectivement une place capitale dans la piété des Juifs, la dévotion à Dieu prenait déjà d’autres formes, la structure synagogale, un peu congrégationaliste, était déjà un peu en place, tant en Palestine qu’en diaspora. Il y avait dans tout l’Empire romain – tout autour de la Méditerranée – dans l’Empire parthe – loin à l’est de Babylone et sur les rives du golfe persique –  et très loin au sud dans la vallée du Nil et jusqu’en Ethiopie, des Juifs et des convertis au judaïsme qui vivaient en communautés disséminées, loin du Temple, autrement qu’au Temple, et sans le Temple. (2) Lorsque les légions de Vespasien, puis celle de Titus, ont ravagé la Palestine, puis Jérusalem, puis le Temple (70 ap. J.C.), le rituel du Temple a cessé pour toujours, et les partis religieux exclusivement attachés au Temple ont disparu, sans postérité. Leur judaïsme a disparu avec eux, corps et biens. (3) Ceux qui ont survécu à la catastrophe avaient – pour ce que nous savons – renoncé au Temple avant que celui-ci ne fût perdu. Disons plutôt qu’ils avaient renoncé à la prééminence et à l’exclusivité du Temple. Leur piété était soutenue par quelque chose qui a manifestement fait défaut à ceux qui étaient exclusivement attachés au Temple.
            Il me semble que c’est ce dont Jésus parle. C’est ce que nous cherchons à appréhender.


            Dieu – IHVH – l’Eternel – celui dont le nom est imprononçable et ne doit pas être prononcé… a-t-il besoin d’un Temple ? C’est dans le second livre de Samuel (chapitres 7 & 8) que cette question est posée. La manière de la poser est fort intéressante. Le roi David, à qui tout a réussi et qui jusque là est béni de Dieu, s’avise soudain que lui, David, habite à Jérusalem dans une maison de cèdre – superlatif du luxe pour l’époque – alors que son Dieu, qui l’a sorti de l’insignifiance et l’a béni au-delà de toute mesure, habite sous une tente. David donc se propose de bien loger son Dieu… et Dieu, par la bouche du prophète Nathan, va répondre en substance par une question du genre « lequel, de toi ou de moi, est celui qui a fait, ou créé, l’autre ? » Le Dieu au nom imprononçable, le Dieu insaisissable, libre, souverain, créateur… n’a pas besoin d’une maison pour être ce qu’il est ; cela n’empêche nullement qu’on lui en construise une, mais avec la réserve – essentielle – que ceux qui construisent cette maison, et plus tard ceux qui la géreront, ne confondent pas la maison de Dieu avec Dieu, sous réserve qu’ils ne se figurent pas que Dieu est là dans la maison qu’ils gèrent et nulle part ailleurs, ou encore que Dieu y a besoin de leurs services.
            Le risque de confusion est là, toujours… dès que Dieu prend une forme humaine – celle du Temple, celle de l’Arche d’alliance, celle même de la Bible, celle du Christ Jésus, celle du culte… il y a risque de confondre ce dont on parle et la manière dont on en parle, risque de s’attacher plus à la manière dont on parle de Dieu qu’à Dieu lui-même.
            Dès que Dieu prend forme humaine, c'est-à-dire dès qu’on en parle, le risque de confusion est là : l’homme se prend pour Dieu… c’est d’ailleurs la tentation, la seule véritable tentation qui fait l’objet de la 6ème demande du Notre Père : « …et ne nous soumets pas à la tentation… ».


            Quelle est avec cela la pierre que, dans leur folie, les bâtisseurs ont rejetée et négligée, et qui est pourtant celle sur laquelle tout vient s’appuyer, et sans laquelle rien ne tient et tout se corrompt ? Revenons à la question que Dieu, par la bouche du prophète Nathan, a posée un jour à David « lequel, de toi ou de moi, est celui qui a fait, ou créé, l’autre ? » Vous n’allez pas vous tromper de réponse. Et même s’il vous prend l’envie de dire que Dieu est toujours une invention de l’homme, il n’en restera pas moins que la foi en Dieu – en ce Dieu-là au nom imprononçable – est sentiment de dépendance absolue et de reconnaissance éperdue, qui commande un engagement gracieux de toute la personne. La pierre que les bâtisseurs ont rejetée, qui fait horreur et qui fera défaut aux dignitaires du Temple, sans laquelle toute mention de Dieu est au mieux un non-sens et au pire une imposture, la pierre d’angle, c’est la foi.

            Celui qui tombera sur la foi sera brisé. Entendons là que rencontrer – par la lecture, ou dans la vie – quelqu’un qui croit est une expérience qui brise les cadres habituels de pensée qu’on a. Les disciples de Jésus sont tombés sur la foi, les grands dignitaires du Temple aussi. Ils ont été brisés, mais tous n’ont pas donné la même suite à cet événement. Pour les grands dignitaires du Temple, il s’en est suivi un déchaînement de haine. Pour les disciples de Jésus, cela a été le commencement d’une autre vie.
            Celui sur qui la foi tombera sera pulvérisé. Menace ? Non. Mais cela signale que la foi fait parfois irruption dans une vie et qu’elle ne laisse rien en état. Tout est pulvérisé, tout est à reconstruire… c’est ce qui a dû arriver aux disciples de Jésus après la mort de leur maître, et après sa résurrection. Lorsque tout a été en miettes, il n’est resté que cela de leur vie : la foi. Et sur quoi ils ont tout rebâti.

            Puissions-nous, sœurs et frères, ne jamais confondre Dieu et la manière dont nous lui rendons un culte. Puissions-nous donc nous en tenir à la foi, et à la foi seulement, et accepter d’elle les remises en question, radicales parfois, qu’elle nous propose.
            Que Dieu nous soit en aide.

Londres, 1940, pendant le Blitz. Holland House.
La bibliothèque, en dépit des bombardements, reste un lieu d'étude et de lecture.