Matthieu 16
24 Alors Jésus dit à ses
disciples: «Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même et
prenne sa croix, et qu'il me suive.
25 En effet, qui veut
sauvegarder sa vie, la perdra; mais qui perd sa vie à cause de moi, l'assurera.
26 Et quel avantage
l'homme aura-t-il à gagner le monde entier, s'il le paie de sa vie? Ou bien que
donnera l'homme qui ait la valeur de sa vie?
27 Car le Fils de l'homme
va venir avec ses anges dans la gloire de son Père; et alors il rendra à chacun
selon sa conduite.
28 En vérité, je vous le
déclare, parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront pas avant de voir le
Fils de l'homme venir comme roi.»
Job 7
1 N'est-ce pas un temps
de corvée que le mortel vit sur terre, et comme jours de saisonnier que passent
ses jours?
2 Comme un esclave
soupire après l'ombre, et comme un saisonnier attend sa paye,
3 ainsi des mois de néant
sont mon partage et l'on m'a assigné des nuits harassantes:
4 À peine couché, je me
dis: «Quand me lèverai-je?» Le soir n'en finit pas, et je me saoule de délires
jusqu'à l'aube.
5 Ma chair s'est revêtue
de vers et de croûtes terreuses, ma peau se crevasse et suppure.
6 Mes jours ont couru,
plus vite que la navette, ils ont cessé, à bout de fil.
Prédication :
« … le Fils de l’homme va venir
avec ses anges dans la gloire de son Père ; et alors il rendra à chacun
selon sa conduite. » Certains traduisent « il rendra à chacun selon
ses actes ». C’est ce verset qui est le point de départ de notre
méditation. Notre méditation portera donc sur la question de la rétribution. S’agit-il
d’une rétribution à la fin des temps ? C’est ce qu’il semble, à lire
seulement, et hâtivement, ce seul verset.
Les auteurs bibliques abordent
souvent, très souvent, la question de la rétribution. Ils n’abordent pas
toujours la question dans le sens d’une rétribution qui viendrait à la fin des
temps. Ils l’abordent aussi pour rendre compte de catastrophes qui sont déjà
arrivées – ou qui pourraient arriver. En fait de catastrophes, il peut s’agir
de razzias (livre des Juges), de destructions de villes (Samarie, Jérusalem, ou
encore Sodome), d’épidémies comme celle qui ravagea le royaume de David vers la
fin de son règne. Devant la catastrophe, les éprouvés demandent
« Pourquoi ? », et il y a toujours quelqu’un pour trouver un
parce que… Avant, et après, la catastrophe, il y a toujours des gens pour dire
« Si… alors… ». Le livre de Job présente toute une palette de
réponses. Et à la question que Job pourrait poser : « Pourquoi cela
m’est-il arrivé ? », ses amis savent excellemment répondre par de
bonnes et imparables raisons.
Ces raisons ne nous intéressent pas ; nous connaissons par cœur
toutes les sottises que ceux qui sont éprouvés doivent supporter, et qu’il nous
arrive de dire aussi nous-mêmes… Ce qui nous intéresse, c’est la lamentation de
Job (v.1 à 3) : « N’est-ce pas un temps de corvée que le mortel vit
sur terre, et comme jours de journalier que passent ses jours ? Comme un
homme jouet du destin aspire à sa propre fin, comme un journalier attend de
l’ouvrage, ainsi des mois de néant sont mon lot… »
Avez-vous remarqué que j’ai ici changé un peu la traduction ? Le
texte que nous avons lu il y a quelques minutes évoque un saisonnier attendant
sa paye, c'est-à-dire sa rétribution au terme d’un emploi d’une certaine durée
– une saison. En fait, il ne s’agit ni d’un emploi durable, ni d’une
rétribution. Il s’agit d’un journalier, un employé qui offre ses services et
qu’on embauche, ou pas, pour un jour seulement. Alors, bien avant d’attendre sa
rétribution, cet homme attend… du travail. Il en est ici comme des journaliers
de la parabole des ouvriers de la onzième heure (Matthieu 20 – seul Matthieu
rapporte cette parabole) : avant qu’il leur soit fait grâce d’une
stupéfiante et gracieuse rétribution, les journaliers attendent… du travail.
Ils attendent, ces ouvriers, ou l’homme balloté par le destin, ou Job,
non pas une rétribution, mais un sens, une tâche qui donnerait du sens, qui les
mènerait si ce n’est à un soulagement du moins à un certain accomplissement.
Lorsque c’est ainsi qu’on comprend
la lamentation de Job, et c’est bien dans ce sens que va le texte hébreu, la
question posée n’est plus « Pourquoi cela m’est-il arrivé ? »,
mais « Et maintenant, que vais-je faire ? » C’est de ce faire,
de cette sorte particulière d’activité, qu’il est question dans le verset de
Matthieu que nous méditons : « Le Fils de l’homme va venir avec ses
anges dans la gloire de son Père ; et alors il rendra à chacun
selon… » Selon quoi ? Il manque ici un mot spécifique pour dire selon
quoi – qui est une activité humaine – le Fils de l’homme rendra à chacun ce
qu’il lui rendra.
Selon ses actes ? On ne peut pas
considérer sérieusement que le nouveau testament reconduit seulement une
ancienne idée de simple rétribution des actes. Dès l’ancien testament, cette
idée est contestée par bien des auteurs. Pour ne parler que de Job, aucun de
ses actes ne justifie le malheur qui s’est abattu sur lui. Ajoutons d’ailleurs,
s’agissant du nouveau testament, que nous n’aurions que faire d’un Christ en
gloire qui ne serait qu’une sorte de comptable en chef. Pour autant, les actes
sont les actes, irréversibles, ineffaçables, les meilleurs comme les pires.
Alors, serait-ce selon sa conduite,
comme on peut le lire, que chacun serait rétribué ? C’est déjà bien plus
profond, parce que cela évoque tout de même un chemin à prendre, des choix, des
bifurcations, un chemin qui d’ailleurs est balisé, dans l’évangile de Matthieu,
par le Sermon sur la montagne, c’est à dire par la Loi et les Prophètes d’une
part, et par les Béatitudes d’autre part.
Les Béatitudes ne font d’ailleurs que complexifier le problème, car elles
ne sont jamais une possession dont on peut se réclamer, mais la proclamation du
Christ vivant sur ceux qui les vivent. Nul ne peut dans ce sens jamais se
déclarer lui-même bienheureux, quels qu’aient été ses actes, et quelle que soit
sa conduite.
« Le Fils de l’homme rendra à
chacun selon… » En un seul mot, que nous peinons à traduire et qui mérite
bien qu’on le médite, Jésus évoque les actes, la conduite, et quelque chose de
plus profond encore, que nous pourrions appeler offrande de soi, ouverture,
abandon, ou foi toujours remise en question et en jeu, jamais capitalisée,
toujours précaire et pourtant – on l’espère – insistante, agissante. Le mot
employé dans notre verset est le petit mot grec praxis. Plus de dix pages dans les gros dictionnaires, et de très
longs développements chez les philosophes. Ça n’a guère d’intérêt de dire que
Jésus rendra à chacun selon sa praxis.
Mais au fil de notre méditation, il apparaît que ce petit mot désigne ce qu’on
a fait (les actes), qu’il désigne aussi ce qu’on a fait de ce qu’on a fait :
la conduite, ou le changement de conduite, c'est-à-dire la conversion. Mais
plus profondément encore ce qu’on a fait de sa propre conduite et de son
éventuelle conversion. En aura-t-on fait un capital, un modèle, un
mérite ? Ou tout autre chose, laissé là dans le dénuement résolu de la
foi ?
Et bien, le Fils de l’homme lorsqu’il viendra avec les anges dans la
gloire de son Père, rendra à chacun tout à la fois selon ses actes, selon son
repentir, selon sa louange, selon son doute, selon sa fierté et sa modestie,
selon sa responsabilité et son abandon, et selon l’abandon même de son propre
abandon, en un mot, selon sa sainteté. On comprend avec ce seul mot, praxis, ce que Jésus veut dire lorsqu’il
parle de l’impossibilité faite à toute vie humaine de se sauver elle-même, l’impossibilité
même de se savoir sauvé. Et l’on comprend aussi pourquoi une volonté de se
sauver soi-même est totalement vaine.
Porter sa propre croix et suivre le
Christ, tel est le mot d’ordre. Mais n’allons surtout pas penser avec ceci que
porter notre propre croix et suivre le Christ soit un chemin d’obsession,
d’aridité et de macération. Ce n’est pas un chemin de légèreté, mais ce n’est
pas un chemin sans bonheur ni sans joie. L’exigence posée par notre Seigneur ne
va pas sans une promesse. « Parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront
pas qu’ils n’aient vu le Fils de l’homme venu dans son règne » Ne pensez
pas maintenant à l’imminence de la fin des temps dont peut-être on vous a
rebattu les oreilles et qui est imminente depuis bientôt 2000 ans. Lisez
seulement la suite de l’évangile de Matthieu. « Six jours après, Jésus
prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et les emmène à l'écart sur
une haute montagne. Il fut métamorphosé devant eux : son visage resplendit
comme le soleil, ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. »
La semaine dernière, nous
avons envisagé que Pierre était un disciple et un homme ordinaire. Nous
maintenons ceci cette semaine, et nous disons à tous les disciples du Christ
ici présents, hommes et femmes ordinaires comme Pierre, qu’à la suite du Christ
la vision du Christ en gloire n’attend pas la fin des temps. Pierre, Jacques,
et Jean, n’ont à peu près rien à faire valoir qui leur mérite cette expérience.
Elle leur est donnée, au tout début du parcours. Par une sorte de divine grâce
– nous appellerons cela ainsi – la rétribution leur est donnée presque avant le
travail, comme si le Christ les avait de toujours précédés et qu’il n’attendait
qu’une sorte de oui, qu’une sorte d’obéissance ne se connaissant même pas comme
telle, pour se donner à eux. Telle est la promesse, elle ne saurait faillir.
Alors, sœurs et frères, ce
Christ en gloire nous précède et nous attend. Allons à sa suite. Amen