dimanche 5 juin 2016

Une certaine maladie de la foi (Luc 9,1-17), et la Sainte Cène

Luc 9
1 Ayant réuni les Douze, il leur donna puissance et autorité sur tous les démons et il leur donna de guérir les maladies.
2 Il les envoya proclamer le Règne de Dieu et faire des guérisons,
3 et il leur dit: «Ne prenez rien pour la route, ni bâton, ni sac, ni pain, ni argent; n'ayez pas chacun deux tuniques.
4 Dans quelque maison que vous entriez, demeurez-y. C'est de là que vous repartirez.
5 Si l'on ne vous accueille pas, en quittant cette ville secouez la poussière de vos pieds: ce sera un témoignage contre eux.»
6 Ils partirent et allèrent de village en village, annonçant la Bonne Nouvelle et faisant partout des guérisons.

7 Hérode le tétrarque apprit tout ce qui se passait et il était perplexe car certains disaient que Jean était ressuscité des morts,
8 d'autres qu'Elie était apparu, d'autres qu'un prophète d'autrefois était ressuscité.
9 Hérode dit: «Jean, je l'ai fait moi-même décapiter. Mais quel est celui-ci, dont j'entends dire de telles choses?» Et il cherchait à le voir.

10 À leur retour, les apôtres racontèrent à Jésus tout ce qu'ils avaient fait. Il les emmena et se retira à l'écart du côté d'une ville appelée Bethsaïda.
11 L'ayant su, les foules le suivirent. Jésus les accueillit; il leur parlait du Règne de Dieu et il guérissait ceux qui en avaient besoin.
12 Mais le jour commença de baisser. Les Douze s'approchèrent et lui dirent: «Renvoie la foule; qu'ils aillent loger dans les villages et les hameaux des environs et qu'ils y trouvent à manger, car nous sommes ici dans un endroit désert.»
13 Mais il leur dit: «Donnez-leur à manger vous-mêmes.» Alors ils dirent: «Nous n'avons pas plus de cinq pains et deux poissons... à moins d'aller nous-mêmes acheter des vivres pour tout ce peuple.»
14 Il y avait en effet environ cinq mille hommes. Il dit à ses disciples: «Faites-les s'installer par groupes d'une cinquantaine.»
15 Ils firent ainsi et les installèrent tous.
16 Jésus prit les cinq pains et les deux poissons et, levant son regard vers le ciel, il prononça sur eux la bénédiction, les rompit, et il les donnait aux disciples pour les offrir à la foule.
17 Ils mangèrent et furent tous rassasiés; et l'on emporta ce qui leur restait des morceaux: douze paniers.
Prédication :
            Au moment de commencer cette prédication, faisons le point du déroulement de l’année liturgique. Il y a quelques semaines, c’était Pentecôte, l’Esprit Saint se répandait sur les Apôtres et Pierre, le « premier » d’entre eux, se mettait immédiatement à prêcher. L’Eglise était donc là, neuve, prête, et ordonnée. L’arrivée du Saint Esprit, troisième manifestation de Dieu, après le Père et le Fils, servait de toile de fond à la célébration du dimanche de la Trinité. Une fois donc l’Eglise en place et en ordre, une fois donc aussi la révélation de Dieu arrivée à cette sorte d’accomplissement qu’est la mise en place de la Trinité, vient naturellement la mise en place de la mission de l’Eglise.
Or, la mission de l’Eglise a été mise en place, déjà, lors de la Pentecôte : annoncer l’Evangile. La prédication de l’Evangile, telle est la mission de l’Eglise, conformément à l’ordre du Christ. Mais il y a une autre mission de l’Eglise, correspondant à un autre ordre du Christ, « faire ceci en mémoire de moi… » (Luc 22,19) ; cette autre mission de l’Eglise, sera accomplie dans la célébration du repas du Seigneur. Il est donc peu étonnant qu’après le dimanche de la Trinité, il soit proposé des textes parlant de nourriture, parlant de rituels, parlant de pain de vin, parlant ou étant censés parler de la Sainte Cène.
            Mais tout texte biblique qui parle d’un partage de nourriture organisé et ritualisé parle-t-il de la Sainte Cène ? Nous pouvons faire cette hypothèse. Nous allons donc commencer par lire tel texte pour lui-même. Et, peut-être, les conclusions de notre lecture viendront peut-être enrichir notre compréhension de la Sainte Cène. 

            La multiplication des pains se passe lorsque les disciples reviennent de mission, d’une mission qui ne fut pas un échec, puisqu’ils prêchèrent, guérirent et, à ce qu’on nous rapporte, ne furent aucunement rejetés. Nous pouvons donc imaginer que c’est confiants qu’ils y étaient allés, et peut-être bien satisfaits – voire enthousiastes – qu’ils en étaient revenus. Il faut dire que Jésus, leur maître, les avait bien équipés, puisqu’il leur avait donné « puissance et autorité sur tous les démons » et pouvoir « de guérir les maladies ». La scène de la multiplication des pains commence donc sous les meilleurs auspices, d’autant qu’Hérode le tétrarque est lui-même intéressé par Jésus… Il semble pourtant que rien ne va dans cette scène.
            1. Jésus, à son tour, se fait prédicateur et guérisseur, mais il semble bien qu’il ne guérit pas tout ceux qui se présentent, mais seulement « ceux qui en avaient besoin ». Il se pose donc en juge du besoin de guérison d’autrui… Et certains qui seraient venus là avec une grande espérance seraient repartis déçus. Il y a ici matière à s’étonner, si ce n’est à s’interroger. En tout cas, quelque chose ne va pas.
            2. Jésus, d’ordinaire si soucieux de ses semblables, semble négliger totalement un besoin essentiel, et partagé par toute l’humanité, celui de manger. Et c’est un second point d’étonnement.
            3. Quant aux disciples, ils sont tout à fait débordés par la situation, au point de faire une proposition vraiment incongrue, celle d’envoyer cinq mille hommes se ravitailler dans des pauvres hameaux d’une contrée déserte, au risque de condamner à la disette les habitants de ces hameaux.
            4. Les disciples, toujours eux, sont démunis, alors que Jésus les a équipés pour maîtriser les démons et guérir les maladies ; ne pourraient-ils pas, les Douze, maîtriser les démons de l’appétit – de la voracité – de la foule, proposer à ces gens un jeûne calme, ou guérir cette maladie ordinaire qu’est la faim ? C’est notre quatrième étonnement : l’inaction des disciples.
            5. Cinquième étonnement, pourquoi faire mettre ces gens en ordre, par groupes  d’une cinquantaine – cent groupes de cinquante tout de même !
            6. Et finalement, dernier étonnement, l’arithmétique des quantités disponibles et des quantités restantes. Nous n’oserions jamais proposer cela dans un pays ravagé par la famine… Et pour préciser cela, même si sur certains sites chrétiens particulièrement ardents on peut trouver des récits contemporains de guérisons miraculeuses et de résurrections, on ne trouve aucun récit de multiplication de nourriture. L’arithmétique de tels miracles, qui mettent en scène un tel nombre de personnes, désarme les plus vantards de nos contemporains
Au bilan, tous cela force le lecteur à ne pas trop longuement s’émerveiller devant ce récit, et à le considérer comme un porte ouverte sur une réflexion plus profonde.

            Les évangiles ne sont pas seulement des catalogues des faits et gestes miraculeux de Jésus de Nazareth. La tradition de l’Eglise a d’ailleurs sagement écarté les textes qui n’étaient que des catalogues de miracles. Car pour les lecteurs que nous sommes, Jésus n’est plus physiquement là pour accomplir des miracles ; la question qui se pose donc n’est plus celle de la guérison, ou de la multiplication de la nourriture, mais celle de l’engagement des disciples. Or, ce qui étonne, qui frappe le plus, dans ce récit, c’est que les disciples, pourtant rendus capables de bien des choses prodigieuses par Jésus lui-même, ne font pas ce qu’ils pourraient faire… « Donnez-leur à manger vous-mêmes ! », dit Jésus, et l’on n’imagine pas Jésus donnant un ordre à des gens qui ne sont pas capables de l’accomplir. Pourquoi les Douze, les disciples de Jésus ne font-ils pas ce qu’ils sont capables de faire ?
            En posant cette question, nous pouvons remarquer que, dans l’épisode que nous avons lu, il y a un autre personnage qui ne fait pas ce qu’il est pourtant capable de faire. C’est le roi Hérode. Il veut voir Jésus… que ne se déplace-t-il pas pour le voir ! Et que ne fait-il pas saisir Jésus pour qu’on le lui apporte ? Il peut bien le faire, puisqu’il est roi. Il en est capable et ne le fait pas. Nous nous disons qu’il ne le fait pas parce qu’il est roi, et que ça n’est pas ainsi qu’agissent les rois. Les rois donnent des ordres, leurs désirs sont des ordres. Ils n’ont pas à faire ce qu’ils sont capables de faire ; ils commandent, et on leur doit obéissance et soumission.
Et les disciples, les Douze, lorsqu’ils viennent vers Jésus avec leur souci alimentaire et leur capacité prodigieuse à faire de grandes choses, capacité dont ils ne font rien, comment agissent-ils, si ce n’est – et si nous comprenons bien – comme des rois ? Qu’ont-ils donc à commander, implicitement et explicitement à leur maître, alors qu’il s’agirait plutôt que, dans la foi, ils mettent en œuvre ce qu’ils sont capables de faire ?
            Si Jésus, dans ce récit, guérit seulement ceux qui ont besoin de l’être, il entreprend aussi de guérir les Douze, qui ont besoin, eux, d’être guéris d’une certaine maladie de la foi, qui fait que bien des humains attendent de leur Seigneur et Dieu qu’il accomplisse, à leur place, ce dont ils sont eux-mêmes pourtant capables. Tout le temps que durera sa vie terrestre, Jésus entreprendra de guérir ses disciples… sans succès. Les disciples guériront, ils ne se mettront à la tâche, les Douze, qu’après que leur maître aura définitivement pris congé d’eux, et après qu’ils auront choisi de se souvenir, reçu l’Esprit, et choisi surtout de s’engager, d’accomplir ce qu’ils étaient capables d’accomplir, de partager tout ou partie des biens qu’ils possédaient, et de partager aussi toute l’espérance, toute la foi qui étaient les leurs, et qu’ils ne possédaient pas.

            Avec ceci, nous pouvons parler de la Sainte Cène. On ne peut pas prétendre nourrir l’humanité entière et pour toujours avec trois miettes de pain. C’est une stupidité devant ceux qui ont à manger, et une insulte devant ceux qui ont faim. Pourtant, recevoir dans la foi et dans un profond recueillement ces trois miettes de pain, en mémoire de Lui, c’est peut-être reconnaître que notre foi est malade, et qu’elle peut toujours être guérie, que notre foi a faim, et qu’elle peut être nourrie. Recevoir trois miettes de pain comme suprême nourriture de la foi, c’est affirmer aussi que ce qu’on est capable de faire pour autrui, on va le faire ; communier, c’est donc s’engager.
C’est cela que la Sainte Cène rappelle en faisant mémoire de Jésus Christ. C’est à cela qu’elle appelle. Et c’est pour cela qu’elle nourrit.

            Puissions-nous partager la Cène toujours dans cette perspective. Amen