Jean 17
20 «Je ne prie pas seulement pour eux, je prie aussi
pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi:
21 que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi
et que je suis en toi, qu'ils soient en nous eux aussi, afin que le monde croie
que tu m'as envoyé.
22 Et moi, je leur ai donné la gloire que tu m'as
donnée, pour qu'ils soient un comme nous sommes un,
23 moi en eux comme toi en moi, pour qu'ils
parviennent à l'unité parfaite et qu'ainsi le monde puisse connaître que c'est
toi qui m'as envoyé et que tu les as aimés comme tu m'as aimé.
24 Père, je veux que là où je suis, ceux que tu m'as
donnés soient eux aussi avec moi, et qu'ils contemplent la gloire que tu m'as
donnée, car tu m'as aimé dès avant le commencement du monde.
25 Père juste, tandis que le monde ne t'a pas connu,
je t'ai connu, et ceux-ci ont connu que tu m'as envoyé.
26 Je leur ai fait connaître ton nom et je le leur
ferai connaître encore, afin que l'amour dont tu m'as aimé soit en eux, et moi
en eux.»
J’ai évité ce texte, depuis
l’année 2000. Et encore, ce n’était, cette année-là, qu’une courte méditation
un peu ironique, au commencement d’une séance de CP. En autant d’années
pourtant, en s’en tenant strictement au lectionnaire, j’ai dû rencontrer ce
texte au moins cinq fois. Et je l’ai évité…
Pourquoi évite-t-on un
texte ? On évite un texte parce qu’on ne le comprend pas… c’est ce qu’on
prétexte parfois, et, parfois, c’est vrai, on ne comprend pas. Peut-être qu’au
contraire on évite un texte parce qu’on le comprend bien, voire trop bien. On
évite un texte parce qu’on ne veut pas trop entendre ce qu’il est en mesure de
signifier. C’est ce que je me dis en l’étudiant aujourd’hui. Mais vais-je
écrire cela ? Vais-je prêcher explicitement sur ce que je ne voulais pas
trop entendre – et que j’entendais sans doute tout de même assez bien…
Il y a plusieurs raisons pour
lesquelles j’ai évité ce texte, et certaines sont trop intimes pour une
prédication. Mais l’une des raisons, que je peux avancer, qui m’a fait éviter
ce texte, est qu’il était bien trop souvent mis en scène dans une perspective
œcuménique, et portant sur l’affirmation que les disciples du Christ devraient
être unis pour que le monde croie : « Si les chrétiens étaient tous
unis, alors le monde entier se convertirait. » Imaginez cela dans une
bouche catholique, arrivant dans une oreille protestante. La conscience
protestante qui est derrière cette oreille croit s’entendre dire que « si vous
étiez tous catholiques romains, alors le monde se convertirait en masse ».
Un peu orgueilleux, et légèrement paranoïaque comme tous les minoritaires, le
protestant croit qu’on l’agresse en lui faisant reproche d’être responsable des
divisions du christianisme et responsable aussi de la déchristianisation du
monde.
C’est de l’enfantillage que cela,
et écran de fumée devant des choses beaucoup plus personnelles, et beaucoup
plus graves… Disons que les enfants commencent toujours par des enfantillages
et qu’avec un peu de chance ils n’en resteront pas à ce par quoi ils ont
commencé.
Donc tâchons de lire ce texte,
aujourd’hui, en adulte.
Commençons par bien repérer que
ce que nous avons sous les yeux est une prière que Jésus adresse à son Père. Il
est important de bien le repérer. Jésus prie. On ne peut pas imaginer un seul
instant que Jésus prie pour quelque chose qui serait advenu déjà, ou pour
quelque chose qu’il pourrait faire lui-même. Il n’est rien qui soit hors de
portée de Jésus dans l’évangile de Jean : même ressusciter un mort, il
peut le faire, il prie, et il le fait, alors Lazare sort de son tombeau. Mais
ici, tout à la fin de son ministère ? Il prie. Et il ne fait pas…
Deux observations à faire
là-dessus.
La première, c’est que nous
sommes en train – une fois encore – de méditer sur l’évangile de Jean, qui est
l’évangile de l’incarnation radicale de Dieu. Lorsque le Verbe se fait chair,
ou encore, lorsque la Parole – qui est Dieu – se fait un homme, cela n’est pas
fait pour être défait. Dieu se donne entièrement à l’humanité en Jésus Christ,
ce don est un don d’amour, et c’est un don sans reste et sans reprise, un don
qui laisse tout à fait faible et exposé celui qui le fait. Si nous demandons
pourquoi Jésus prie, et prie seulement, pour l’unité de ses disciples, c’est
qu’il ne peut pas faire autrement, ni autre chose, que prier.
Seconde observation, conséquence
de la première observation, que nous pouvons faire sur cette prière,
et plus généralement, sur l’évangile de Jean, c’est que l’unité relève du
choix et de la responsabilité des disciples de Jésus. Dieu, parce qu’il l’a choisi,
se donne à l’humanité, entièrement, totalement, en Jésus Christ. Quant à ce que
l’humanité fera de ce don, il appartient à l’humanité d’en décider. Même si
Jésus prie le Père que ses disciples soient un, l’unité des disciples du Christ
appartient d’une manière très essentielle aux disciples du Christ, à leur réponse
à cette prière, à leur responsabilité.
Ceci étant dit, nous devons nous
demander de quoi est faite cette unité pour laquelle Jésus prie. « Qu’ils
soient un comme nous sommes un », telle est la prière, tel est le vœu, de
Jésus. L’unité du Père et du Fils, l’unité du Père, qui donne son Fils, qui se
donne totalement, par amour, au Fils et dans le Fils, telle est – telle devrait
être – l’unité des disciples. Nous autres, donc, disciples du Christ, sommes
appelés, par le vœu de notre Seigneur, par amour chacun l’un pour l’autre, à
nous donner les uns aux autres. Si nous nous donnons ainsi les uns aux autres,
cela signifie que nul n’est rien sans l’autre, que chacun n’est que pour
l’autre…
A cet instant, les disciples du
Christ se regardent bien les uns les autres et se demandent si c’est bien ainsi
qu’ils sont unis.
Peut-être bien que la réponse est
négative. Mais, ne nous culpabilisons pas trop. Nous sommes en train de lire
l’évangile de Jean. Et l’évangile de Jean va très très loin. Cette unité, est
une unité extrême.
Nous pouvons nous demander si
même cette unité est possible entre des êtres humains, et à quel prix elle
serait possible, ce qu’elle exige de dévotion réciproque, d’abnégation
réciproque… donc de discipline communautaire, et de discipline personnelle.
Nous pouvons nous demander aussi ce qu’il adviendrait entre ceux qui se
plieraient à cette discipline, si l’un d’entre eux le faisait hypocritement ou
avec perversité. Quelle violence en sortirait ? A quelles souffrances, à quels
désastres aboutirait-on ?
Que savons-nous, d’ailleurs, de
la réalité même de cette unité ? Peut-être que la vie communautaire d’un
clergé régulier – vivant sous une règle – peut donner à vivre, et à voir,
quelque chose de cette unité. Mais si cet unité ressort de l’amour du Père pour
le Fils, et correspond à l’unité du Père et du Fils, pourquoi faudrait-il une
règle ? Peut-être aussi que l’unité des couples qui s’aiment
correspond-elle parfois aussi à cette unité pour laquelle Jésus prie. Mais
Jésus ne prie pas ici pour les couples, mais pour ses disciples…
Cette unité extrême, l’unité du
Père et du Fils, à laquelle les disciples sont appelés, et pour laquelle Jésus
prie, n’est pas nôtre, pas tout à fait, un peu… et pour tout le temps que
durera l’humanité, Jésus prie le Père, pour que ses disciples soient un comme
Lui et le Père sont un, afin que le monde croie que c’est bien le Père qui a
envoyé le Fils…
Le Fils prie le Père… Mais voici
que surgit une question de plus. Le Père exauce-t-il parfois le Fils ? Les
disciples sont-ils un, parfois ? Nous, qui nous disons disciples du
Christ, faisons-nous, ou avons-nous fait, parfois, déjà, l’expérience,
ponctuellement, de cette unité ? Posons la question autrement :
avons-nous fait déjà l’expérience, dans notre vie chrétienne, que le don que
quelqu’un vous fait d’une parole, d’un geste, de son attention… donne à croire
que ce qui vous arrive a un sens, est une étape, un moment sur un chemin où
même si les apparences n’y sont pas l’on n’est pas tout seul, qu’on est
secrètement accompagné, donne finalement à croire en Dieu ? Avons-nous
fait l’expérience de recevoir ce sens, avons-nous fait aussi l’expérience de
donner ce sens ? Tel est le cas, j’ose le dire, pour moi-même, alors j’ai
fait l’expérience de l’unité pour laquelle Jésus prie. Puissiez-vous avoir
aussi vécu cette expérience.
J’en ai donc la certitude, Le
Père exauce le Fils, en nous, et par nous, parfois. Oui, dans ce genre
d’événement, le Fils donne la gloire que le Père lui a donnée, alors la foi
jaillit et quelqu’un peut commencer, ou recommencer, ou continuer, à vivre, et
à croire. Mais qu’est-ce que cette gloire ? C’est, pour tenter de le dire,
une illumination et un amour. Nous avons parlé de Judas et de Pierre il y a
quelques jours, des hommes qui, à un moment, trahissent et, un jour, plus tard,
se reprennent, dont la vie peut changer, être transformée. La gloire que le
Père donne au Fils, puis que le Fils donne à ses disciples, c’est une
illumination, un éclairage qui met au jour et à vif le pire, et le meilleur,
d’un être humain, et c’est aussi un amour en tant que l’amour est puissance
d’apaisement et de transformation. Donner cette gloire, c’est rendre possible
l’unité pour laquelle Jésus prie… Choisir de recevoir cette gloire, c’est
décider de mettre en œuvre cette unité.
L’engagement de Jésus, sa vie
durant, a été de donner cette gloire qu’il avait reçue de toujours. Il l’a
donnée jusqu’à la fin de sa vie. Et, à la fin de sa vie, il lui reste la
prière. Il pose là ses paroles et ses actes. Et, pour la suite, pour la fin, il
s’en remet aux humains et il s’en remet au Père.
Puissions-nous agir de même. Amen