dimanche 25 mai 2014

Sur le trouble et la vérité (Jean 14,1-12)

Jean 14
1 «Que votre cœur ne se trouble pas: vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi.
2 Dans la maison de mon Père, il y a beaucoup de demeures: sinon vous aurais-je dit que j'allais vous préparer le lieu où vous serez?
3 Lorsque je serai allé vous le préparer, je reviendrai et je vous prendrai avec moi, si bien que là où je suis, vous serez vous aussi.
4 Quant au lieu où je vais, vous en savez le chemin.»
5 Thomas lui dit: «Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas, comment en connaîtrions-nous le chemin?»
6 Jésus lui dit: «Je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va auprès du Père si ce n'est par moi.
7 Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père. Dès à présent vous le connaissez et vous l'avez vu.»
8 Philippe lui dit: «Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit.»
9 Jésus lui dit: «Je suis avec vous depuis si longtemps, et cependant, Philippe, tu ne m'as pas reconnu! Celui qui m'a vu a vu le Père. Pourquoi dis-tu: ‹Montre-nous le Père›?
10 Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi? Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même! Au contraire, c'est le Père qui, demeurant en moi, accomplit ses propres œuvres.
11 Croyez-moi, je suis dans le Père, et le Père est en moi; et si vous ne croyez pas ma parole, croyez du moins à cause de ces œuvres.

12 En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais; il en fera même de plus grandes, parce que je vais auprès du Père.

Prédication
            « Il est la vérité le chemin et la vie, nul ne vient au Père que par lui. », chantait-on au milieu des années 70 avec le groupe Les Témoins. C’est bien évidemment l’un des versets que nous venons de lire qui inspirait cette chanson. Mais, voyez-vous, quelques 40 années plus tard, je m’interroge.
            Je suis le chemin etc. c’est ce que je lis. Mais je chantais Il est le chemin etc. Ça change bien des choses. Je lis que Jésus dit « nul ne vient auprès du Père si ce n’est par moi », et il le dit à certaines personnes dans certaines circonstances particulières – nous allons y venir. Mais moi je chante « nul ne vient au Père que par lui », et c’est tout autre chose, c’est une généralité dans laquelle j’affirme, mine de rien, qu’il n’existe qu’un seul moyen pour aller à Dieu, à Dieu en tant que Père si l’on veut. A 14 ans je chante ça à tue-tête et avec la conviction massive d’un jeune chrétien. Mais, voyez-vous, maintenant, je m’interroge. Qui suis-je pour affirmer des choses aussi catégoriques et définitives ?
Dieu est plus grand que tout, plus mystérieux que tout, hors de portée de tous et moi, pauvre petit homme, j’irais affirmer tout fort que je sais, moi, que l’unique chemin je le connais ? Cela reviendrait à récuser tous les autres chemins, et à récuser tous ceux qui suivent un autre chemin que le mien. Cela reviendrait à affirmer que je sais tout de Dieu… Insoutenable prétention. J’oserais presque dire blasphème (l’un des disciples de Rabbi Akiba a un jour affirmé que celui qui prétend connaître tout le sens de la Torah est un blasphémateur). Je ne sais rien de Dieu et des chemins qui mènent à lui. Est-ce que je sais seulement si mon propre chemin me mène à Dieu, en tant que Père, en tant que Dieu ? Je ne sais pas où le chemin me mène. Dieu le sait. Je crois que le chemin n’est pas caché pour Dieu. Je découvrirai le moment venu où le chemin me mène. J’y marche par la foi.
           
            Jésus dit, à ses disciples, dans un moment particulier, « Moi, je suis le chemin, la vérité et la vie, nul ne vient auprès du Père, si ce n’est par moi. »
            Ce moment particulier est un moment de trouble, comme nous avons lu, premier verset du chapitre 14 : « Que votre cœur ne se trouble pas. » Jésus parle à ses disciples et le cœur de ses disciples est troublé. Le cœur de ses disciples est troublé parce que Jésus a parlé à ses disciples. Il a parlé à ses disciples pendant tout le chapitre 13. Il nous faut alors relire un peu le chapitre 13.
            Dans le chapitre 13, Jésus qui parle à ses disciples leur annonce : la trahison, non pas celle de Judas seulement, mais leur trahison à tous, et ils n’y comprennent rien ; il leur annonce son prochain départ, sa mort, et ils n’y comprennent rien, et pourtant tous les hommes sont mortels ; il leur donne un commandement nouveau, celui de s’aimer les uns les autres, et ils ne pipent pas mot ; enfin il annonce que leurs engagements sont du vent, qu’ils vont le renier, et pas seulement Pierre. Ce qui frappe, là-dedans, c’est que les disciples de Jésus ne saisissent rien ce qui est en train de se tramer et qui pourtant est là dans leurs consciences.
            Qu’est-ce qui trouble donc le cœur des disciples de Jésus ? En un seul mot : la vérité.

Seule la vérité peut troubler ainsi le cœur d’un être humain, la vérité de ce qui est dans ce cœur, et qu’on préfère bien ignorer.
La vérité qui est dans le cœur des disciples de Jésus, c’est que leur maître va être mis à mort par la méchanceté et par la lâcheté des humains, et qu’ils n’en veulent rien savoir, parce qu’ils sont des humains. Lorsque cette vérité leur apparaît, la leur, qui est une vérité de profiteurs et de lâches, leurs cœurs se troublent.
La vérité aussi qui est dans le cœur des disciples de Jésus, c’est que s’il y a au monde une puissance invincible, c’est la toute faible puissance de l’amour, dont ils ne veulent rien connaître parce qu’ils rêvent de puissance. Cette vérité aussi leur apparaît, et leurs cœurs se troublent.
            Seule une vérité niée peut troubler le cœur de l’homme, lorsque cette vérité lui apparaît.

            Mais là-dessus, il y a une affirmation de Jésus : « Que votre cœur ne se trouble pas… » Comment un cœur troublé comme nous l’avons dit pourrait-il ne pas être troublé ? Une seule possibilité, une seule : que cette vérité qu’il a niée, il choisisse de l’affronter, de l’assumer. Ah, bien sûr, ça ne se fait pas comme d’un coup de baguette magique. On avance, on renâcle, on refuse l’obstacle comme un cheval obstiné… On fait du Thomas, le genre qui ne veut pas savoir que la mort est au bout de l’engagement de Jésus. On fait du Philippe, qui fait semblant de n’avoir encore rien vu alors que tout est déjà sous ses yeux. On fait le gros fumeur qui déclare que le tabac n’est pas mortel et qu’il en est la preuve vivante, ou le gros alcoolique qui déclare qu’il n’a rien au foie et que ça s’arrose.
Assumer la vérité de ce qu’on est, avide de puissance et de certitudes, lâche, cupide, intéressé, manipulateur, volage, menteur, vieux, mortel, laid… que chacun complète la liste pour son propre compte. Assumer la vérité, ça ne se fait pas comme ça, magiquement. Notre cœur se trouble. Non, disons-nous ; jusqu’à ce que nous disions oui, c'est-à-dire la vérité.
            Alors à cet instant, à cet instant seulement, il y en a un qui dit, qui peut dire : « Que votre cœur ne se trouble pas … » Jésus peut le dire, lui, parce que la vérité ne lui fait pas peur, la vérité de l’impuissance de l’amour, la vérité de la haine que suscite son engagement, la vérité de ce que sont ses disciples, la vérité même de la Passion qu’il va bientôt souffrir, la vérité de sa mort, et de l’absolue solitude à quoi son engagement l’a condamné. Le cœur de Jésus n’est pas troublé parce que la vérité, toute cette vérité, il la connaît, pour ce qu’elle est, il l’accepte, il la vit, il vit avec elle ; il n’a rien d’autre qu’elle.
Ainsi, Jésus dans ce récit, à cet instant, est vérité et vie. Parce que son cœur n’est pas troublé il peut dire à ses disciples : « Que votre cœur ne se trouble pas… » Il leur montre même le chemin à suivre, il se montre, en tant que vérité et vie, comme chemin : Je suis, dit-il, le chemin, la vérité, et la vie. Alors nous comprenons que, dans le récit, pour les disciples de Jésus, le chemin est tracé. Pas une recette ni une méthode, mais la vérité qui, à cet instant, ne porte pas d’autre nom que celui de leur maître.
Puissions-nous lire, et bien comprendre ce que nous lisons. Car à bien lire et à bien comprendre ce que nous lisons, notamment aujourd’hui, il se peut que notre vérité ne nous fasse plus peur, que nous l’affrontions, et que nous vivions… enfin.
           
Celui qui fait ce choix de croire, d’une croyance toujours incarnée, pourra dire, pour lui-même, que Jésus est le chemin, la vérité, et la vie. Il se peut même qu’il puisse le montrer par sa vie à tel ou tel de ses contemporains.

            Mais il reste encore un pas à franchir pour ce matin. « Nul ne va auprès du Père si ce n’est par moi », ajoute Jésus. Ce que Jésus dit et montre, c’est ce que signifie être « près du Père ». Etre près du  Père, dans l’évangile de Jean, ce n’est pas de la haute mystique ni de la haute théologie. Etre auprès du Père, c’est, dès les premiers versets de cet évangile, devenir chair, c’est être un être humain, dans la vérité de sa condition, dans l’entièreté de son engagement, dans la vie, en plénitude. C’est ainsi qu’on peut simplement entendre ce que Jésus dit à ses disciples : « nul ne vient auprès du Père que par moi », nul ne vient à la vie en plénitude qu’en suivant le chemin de la vérité, chemin de la vérité qui n’est pas un chemin de laideur seulement. Il se peut qu’il soit un chemin de beauté, de bonté, de joie. L’Esprit, le consolateur, nous est envoyé pour que nous cheminions dans toute la vérité. Et c’est sur ce chemin que nous œuvrerons de sorte que la vie sera belle, riche, et vraie. Le Père, par nous, accomplira ses propres œuvres.