samedi 15 mars 2025

Temps long, temps court (Genèse 5,15-18 ; Luc 9,28-36)

                                    

Genèse 15

5 Il le mena dehors et lui dit: «Contemple donc le ciel, compte les étoiles si tu peux les compter.» Puis il lui dit: «Telle sera ta descendance.»

 6 Abram eut foi dans le SEIGNEUR, et pour cela le SEIGNEUR le considéra comme juste.

 7 Il lui dit: «C'est moi le SEIGNEUR qui t'ai fait sortir d'Our des Chaldéens pour te donner ce pays en possession.» -

 8 «Seigneur DIEU, répondit-il, comment saurai-je que je le posséderai?»

 9 Il lui dit: «Procure-moi une génisse de trois ans, une chèvre de trois ans, un bélier de trois ans, une tourterelle et un pigeonneau.»

 10 Abram lui procura tous ces animaux, les partagea par le milieu et plaça chaque partie en face de l'autre; il ne partagea pas les oiseaux.

 11 Des rapaces fondirent sur les cadavres, mais Abram les chassa.

 12 Au coucher du soleil, une torpeur saisit Abram. Voici qu'une terreur et une épaisse ténèbre tombèrent sur lui.

 13 Il dit à Abram: «Sache bien que ta descendance résidera dans un pays qu'elle ne possédera pas. On en fera des esclaves, qu'on opprimera pendant quatre cents ans.

 14 Je serai juge aussi de la nation qu'ils serviront, ils sortiront alors avec de grands biens.

 15 Toi, en paix, tu rejoindras tes pères et tu seras enseveli après une heureuse vieillesse.

 16 À la quatrième génération, ta descendance reviendra ici car l'iniquité de l'Amorite n'a pas atteint son comble.»

 17 Le soleil se coucha, et dans l'obscurité voici qu'un four fumant et une torche de feu passèrent entre les morceaux.

 18 En ce jour, le SEIGNEUR conclut une alliance avec Abram en ces termes: «C'est à ta descendance que je donne ce pays, du fleuve d'Égypte au grand fleuve, le fleuve Euphrate –


Luc 9

28 Or, environ huit jours après ces paroles, Jésus prit avec lui Pierre, Jean et Jacques et monta sur la montagne pour prier.

 29 Pendant qu'il priait, l'aspect de son visage changea et son vêtement devint d'une blancheur éclatante.

 30 Et voici que deux hommes s'entretenaient avec lui; c'étaient Moïse et Elie;

 31 apparus en gloire, ils parlaient de son départ qui allait s'accomplir à Jérusalem.

 32 Pierre et ses compagnons étaient écrasés de sommeil; mais, s'étant réveillés, ils virent la gloire de Jésus et les deux hommes qui se tenaient avec lui.

 33 Or, comme ceux-ci se séparaient de Jésus, Pierre lui dit: «Maître, il est bon que nous soyons ici; dressons trois tentes: une pour toi, une pour Moïse, une pour Elie.» Il ne savait pas ce qu'il disait.

 34 Comme il parlait ainsi, survint une nuée qui les recouvrait. La crainte les saisit au moment où ils y pénétraient.

 35 Et il y eut une voix venant de la nuée; elle disait: «Celui-ci est mon Fils, celui que j'ai élu, écoutez-le!»

 36 Au moment où la voix retentit, il n'y eut plus que Jésus seul. Les disciples gardèrent le silence et ils ne racontèrent à personne, en ce temps-là, rien de ce qu'ils avaient vu.


Prédication : 

            A la quatrième génération, avons-nous lu à l’instant dans la Genèse.

            Cette quatrième génération sera celle de nos arrière-arrières petits-enfants. Quelle est notre espérance pour eux ? Cette quatrième génération est aussi celle de nos arrière-arrières grands-parents. Je me souviens donc de Caroline Blum, la grand-mère de ma grand-mère, qui fut la femme d’un Jonathan Charlier, dont je sais qu’il fut pasteur à Épernay. Ils eurent cinq enfants, cinq filles. En 1913, elle était déjà une très vieille dame. Ce qui nous laisse à penser qu’elle était née aux environs de 1830.

En 1830, le commerce des esclaves existait encore, on estime que 60.000 personnes par an traversaient encore l’Atlantique, au départ de l’Afrique, et totalement contre leur gré… Quatre générations donc entre cette femme et moi. Qu’a-t-elle imaginé pour la quatrième génération après elle ? D’elle, je sais une ou deux choses encore : elle appréciait particulièrement qu’on lui parle en allemand. Et c’est d’elle – à cause de son patronyme, Blum – qu’un membre de sa descendance, deuxième génération, m’a un jour dit ceci : « Elle s’appelait Blum mais rassure-toi, Jean, elle n’était pas Juive. » Quelle pouvait donc être l’espérance de cette femme ? Peut-être que sa judéité chemine silencieusement parmi les femmes et les enfants des femmes de sa descendance ; raison pour laquelle peut-être elle n’avait engendré que des filles. Sur les photos, elle n’est guère souriante. Mais les photos ne disent pas grand-chose. Que savait-elle, que pouvait-elle pressentir de ce monde qui est le nôtre ? Était-elle du genre optimiste, joyeuse et confiante, ou du genre tout-fout-le-camp madame ?

            A la quatrième génération donc, promesse divine, et objet d’une alliance que Dieu offre à Abraham dans la torpeur de la création, « à la quatrième génération, ta descendance reviendra ici… » L’ici de Canaan, bien sûr. Mais bien plus encore, « ce pays, du fleuve d’Égypte au grand fleuve Euphrate » La construction du texte est évidente, à cette alliance assortie d’une promesse territoriale est associé – cousu à gros points – une revendication territoriale déguisée en promesse. Ce que certains appellent le Grand Israël, c’est ce que nous savons, plus le Sinaï et au-delà vers l’ouest la rive droite du Nil, et à l’est la moitié de la Syrie, la moitié de l’Irak, jusqu’à la rive droite de l’Euphrate. Les auteurs de la Genèse ont conservé l’expression d’une ambition territoriale considérable, et scellée par une promesse divine forcément autorisée et infaillible.

            Mais nous autres, nous nous demandons si le texte biblique a la valeur d’un titre de propriété. Cette question nous ramène à plusieurs prédications récentes, dont une sur la tentation, et en particulier la troisième tentation selon Luc, et un commandement qui interprète cette tentation. Nous lisons : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu », et nous comprenons : tu ne feras pas de Dieu ton obligé. Dieu reste Dieu, Dieu reste libre et souverain.

            Ce qui signifie que même si quatre générations plus tard la promesse n’a pas connu d’accomplissement politique, elle reste néanmoins entière et totalement promise. Elle resterait promise même si elle était littéralement accomplie. Parce que Dieu est Dieu, la durée de quatre générations – et la durée de 400 ans – reste toujours une durée symbolique, la durée des humains tous ensemble. C’est ce que nous appellerons la durée du temps long. Et l’espérance qui lui correspond, l’espérance du temps long, irrigue et baigne l’humanité tout entière dans la perspective d’un amour du prochain, d’un souci du frère, universellement compris et pratiqué. L’expérience, même à échelle réduite, de ce souci est une expérience de Dieu.

 

            Mais ça n’est pas tout, car il existe aussi un temps qui est un temps court.

            Pourquoi nous propose-t-on de lire la Transfiguration pendant le temps de Carême ? Apparemment pour nous donner l’occasion de réfléchir sur le temps court. L’allure de Jésus change brutalement, brutalement aussi apparaissent Moïse et Élie, brutalement aussi une voix du ciel se fait entendre. Mais pour qui ? Trois hommes, Pierre, Jacques, Jean. Trois seulement parmi les douze, trois seulement parmi cette cohorte qui suit Jésus. Et cela ne dure que quelques secondes, quelques secondes dans toute une vie d’homme, mais pas de tous les hommes.

            Ajoutons que, dans le fil de l’évangile, ça n’est ni annoncé ni commenté, cela ne fait l’objet d’aucune promesse ni d’aucun récit qui serait un témoignage à la première personne du singulier. Les trois disciples gardèrent pour eux ce qu’ils avaient vu, ne le racontèrent à personne, exactement tout comme les femmes myrrhophores avec la résurrection. Les événements qui relèvent du temps court ne se préparent pas, ne se contrôlent pas, ne se racontent pas, et ne se revendiquent pas. Mais leur advenue transforme profondément ceux pour qui ils adviennent.

            Alors, pourquoi en a-t-on, paradoxalement, des traces dans l’évangile de Luc ? Deux raisons : pour en signaler l’existence, et pour signaler cet impossible récit qui les caractérise. Et une troisième raison : pour suggérer que le temps court intercepte toujours le temps long, sans lequel il n’aurait aucun mot ni pour se dire ni même pour se suggérer.

 

            Et c’est ainsi que prend sens la lecture de nos deux textes, la promesse faite à Abram dans la Genèse (15), et la Transfiguration de Jésus dans l’évangile de Luc (9). Dans notre lecture et dans notre méditation, nous tâchons de faire se croiser le temps long de la promesse et l’idée du temps court d’une révélation divine directe. Dans le temps long, nous pouvons avancer, consciemment, un jour après l’autre, dans la prière, l’étude et l’agir fraternel. Pour l’idée du temps court, idée belle comme une déclaration d’amour, nous ne pouvons que nous en remettre à Dieu.

            Et Dieu, selon son dessein, pourvoira. Amen