Matthieu 22
Et Jésus se remit à leur
parler en paraboles:
2 «Il en va du Royaume des cieux
comme d'un roi qui fit un festin de noces pour son fils.
3 Il envoya ses serviteurs appeler
à la noce les invités. Mais eux ne voulaient pas venir.
4 Il envoya encore d'autres
serviteurs chargés de dire aux invités: ‹Voici, j'ai apprêté mon banquet; mes
taureaux et mes bêtes grasses sont égorgés, tout est prêt, venez aux noces.›
5 Mais eux, sans en tenir compte,
s'en allèrent, l'un à son champ, l'autre à son commerce;
6 les autres, saisissant les
serviteurs, les maltraitèrent et les tuèrent.
7 Le roi se mit en colère; il
envoya ses troupes, fit périr ces assassins et incendia leur ville.
8 Alors il dit à ses serviteurs:
‹La noce est prête, mais les invités n'en étaient pas dignes.
9 Allez donc aux places d'où
partent les chemins et convoquez à la noce tous ceux que vous trouverez.›
10 Ces serviteurs s'en allèrent par
les chemins et rassemblèrent tous ceux qu'ils trouvèrent, mauvais et bons. Et
la salle de noce fut remplie de convives.
11 Entré pour regarder les
convives, le roi aperçut là un homme qui ne portait pas de vêtement de noce.
12 ‹Mon ami, lui dit-il, comment
es-tu entré ici sans avoir de vêtement de noce?› Celui-ci resta muet.
13 Alors le roi dit aux servants:
‹Jetez-le, pieds et poings liés, dans les ténèbres du dehors: là seront les
pleurs et les grincements de dents.›
14 Certes, la multitude est
appelée, mais peu sont élus.»
Pour commencer cette prédication, lisons deux autres
versets, toujours de l’évangile de Matthieu. « En ces jours-là paraît
Jean le Baptiste, proclamant dans le désert de Judée : 2
“Convertissez-vous: le Royaume des cieux s'est infiniment approché!” » (Matthieu 3,1-2).
Mais, le Royaume des cieux, qu’est-ce que c’est ? Est-ce
le moment ultime de la fin l’histoire lorsque tout acte trouvera enfin sa juste
rétribution, actes lumineux et actes barbares ? Ou bien sera-ce une
réparation définitive de tous les maux dont l’humanité souffre, et aura
souffert ? Ou bien encore un cadre de vie dans lequel les gens, bons ou
mauvais, vivront une réconciliation et joie sans fin ?
Le Royaume des cieux s’approche de lui-même, dit Jean le Baptiste. Ces choses que nous venons d’esquisser ne peuvent pas s’approcher d’elles-mêmes. Aussi sommes-nous invités à penser que le Royaume des cieux qui s’est approché, et qui ne sera jamais aussi proche d’ailleurs qu’il ne l’est au moment où parle Jean le Baptiste, n’est pas un lieu, n’est pas un moment, n’est pas quelque chose dont on peut raisonnablement parler. Si notre inventaire est suffisamment large, il nous reste que le Royaume des cieux, c’est quelqu’un. Si l’on veut comprendre quelque chose du Royaume des cieux, il faut repérer ce quelqu’un, écouter ce qu’il enseigne, et regarder comment il vit. Et puisque nous pensons que ce quelqu’un dont parle Jean le Baptiste, c’est Jésus, il nous faut relire les évangiles.
Dans l’évangile de Matthieu, nous nous rappelons qu’il y a, de la bouche de Jésus, de nombreuses paraboles qui viennent imager le Royaume des cieux. Si Jésus est lui-même le Royaume des cieux qui s’est approché, lorsque Jésus parle du Royaume des cieux, c’est de lui-même qu’il parle. Nous pourrions relire, une à une, les paraboles en question et méditer cette idée. Nous n’aurions d’ailleurs pas trop de peine à la valider, lorsqu’il s’agit de trouver des perles de grand prix, de semer, de trouver des trésors… (Matthieu 13) l’identification est joyeuse et va de soi. Lorsque les ouvriers de la onzième heure sont rétribués douze fois mieux que ceux que la première heure, nous identifions encore dans ce généreux employeur le Royaume des cieux (Matthieu 20). Mais lorsqu’il s’agit de paraboles avec violence, exclusion et massacre, comme celle que nous venons de lire, l’identification commence à être un rien problématique. Soyons francs : nous ne nous y retrouvons plus, et peut-être même qu’une sorte de dégoût nous saisit.
Comment
pourrait-on dire de cette horrible histoire de noce qu’elle est une parabole du
Royaume des cieux ? Même sa finale ‘beaucoup d’appelés et peu d’élus’ ne
tient pas : comment pourrait-on considérer comme élus – une immense
majorité d’élus – tous ces gens qui n’ont effectivement aucunement mérité
d’aller à cette noce puisqu’ils n’étaient pas du tout invités au début, mais
qui ont mérité tout de même d’y rester parce qu’ils avaient revêtu la tenue
réglementaire ? Ça ne tient pas. Pour insister sur le fait que ça ne tient
pas, je partage avec vous une note de bas de page d’une Bible : « Plutôt qu’une allusion aux Juifs d’abord
invités au salut, mais maintenant exclus par leur refus du Christ, ce verset
énigmatique est peut-être dirigé contre ceux qui abusent de l’invitation
gratuite de Dieu et sont finalement rejetés hors du Royaume » (TOB 1975 et
2010, note sur le v.14) (un de ces jours, je vais vous proposer un groupe de
travail sur les notes des Bibles…). Faut-il comprendre ici qu’il y aurait des
conditions d’admissibilité dans le Royaume, que la grâce d’y être admis
pourrait être annulée si l’on ne respecte pas un code, ou si l’on n’est pas en
mesure d’expliquer pourquoi on ne le respecte pas, c'est-à-dire si l’on n’est
pas en mesure de se justifier soi-même ? (la grâce ne justifie que ceux
qui ne savent pas se justifier eux-mêmes) Nous ne croyons rien de tout cela, et
surtout surtout pas que les Juifs ont été exclus du salut !
Toute explication de
cette parabole qui envisage le Royaume des cieux comme un lieu présent ou futur
qu’il s’agirait d’atteindre et où se régleraient des comptes aboutira à des
contradictions ruineuses. Et c’est exactement l’effet recherché par Jésus,
mener certains auditeurs, puis certains lecteurs au cœur de la contradiction.
Alors, que faire ?
Nous avons affirmé que le Royaume des cieux n’est pas un
moment ni un lieu, mais quelqu’un. Dans cette parabole, qui est-ce ? Si
l’on exclut ceux qui sont en groupe, c'est-à-dire les premiers invités, les
seconds invités, les esclaves du roi et les mercenaires du roi, il reste le roi
lui-même et l’homme muet qui ne porte pas la robe de noce.
Que dire du roi ?
Depuis le début, son invitation n’était pas une invitation, mais une
convocation, un oukase. Les premiers envoyés de ce roi n’étaient pas des
serviteurs, mais de vulgaires esclaves, quantité négligeable dont la
disparition sert de prétexte à un massacre : les seconds envoyés de ce roi
étaient des mercenaires. Les invités en second sont embarqués au hasard des
rues et, tout embarqués qu’ils sont, ils ont en plus obligation de venir en
tenue réglementaire. Peut-on parler d’invités ? Ni le déroulement de
l’affaire ni le vocabulaire grec ne permettent de parler d’invitation. Une
véritable invitation n’oblige jamais personne. Alors n’identifions pas ce roi
vindicatif et sanguinaire à IHVH-l’Eternel, ni ces noces de violence, de sang
au Royaume des cieux. Que reste-t-il ?
Il nous reste l’homme muet à la tenue non réglementaire.
Il nous faut prendre cet homme exactement tel qu’il est, bon ou mauvais n’est
pas la question, provocateur ou homme simple non plus. Il n’est pas conforme et
il reste silencieux. Exactement comme Jésus restera silencieux devant ses
accusateurs. Lui seul peut se réclamer du Royaume des cieux : cet
homme ! Cet homme dont la particularité et le silence sont signes d’un
état qui dit la vérité sur ce roi et sur cette noce. Seul cet homme,
disons-nous, pourrait se réclamer du Royaume des cieux. Pourtant, il ne réclame
rien. La singularité absolue ne réclame jamais de reconnaissance. Et le
véritable engagement pour le Royaume des cieux et dans le Royaume des cieux
n’exige aucune rétribution. L’homme ne dit rien. Il est lié et jeté dehors.
Après cette exclusion
brutale et le court instant de sidération qui s’ensuit, la fête bat son plein,
avec même un petit surcroît d’excitation, pour ne rien voir, et pour ne rien
entendre.
Qu’est-ce donc que le
Royaume des cieux d’après cette parabole ? Le Royaume des cieux est un
homme, un être humain dont l’engagement est un engagement concret et total de sa
personne, dans une situation réelle, engagement risqué, qui ne fait violence à
personne, et qui est pur de toute idée de reconnaissance ou de rétribution.
Qui donc, dans l’évangile
de Matthieu, aura incarné le Royaume des cieux ? Jésus de Nazareth… Et qui
d’autre ? Suivent, de loin, le pieux et obéissant Joseph, Jean le
Baptiste, une femme Cananéenne anonyme (Matthieu 15), un centurion romain et
quelques disciples, de loin, de très loin.
Beaucoup d’appelés et peu
d’élus ? C’est une mauvaise traduction. Tous sont appelés, et peu
répondent à un appel aussi engageant. Pourtant l’appel est le même pour tous,
toujours.
Puissions-nous répondre,
un peu, au moins un peu et suivre le Christ, même de loin. Et que Dieu nous
soit en aide.