samedi 9 septembre 2023

Et si moi-même je venais à pécher ? (Matthieu 16,13-20)

Matthieu 18

15 «Si ton frère vient à pécher, va le trouver et fais-lui tes reproches seul à seul. S'il t'écoute, tu auras gagné ton frère.

 16 S'il ne t'écoute pas, prends encore avec toi une ou deux personnes pour que toute affaire soit décidée sur la parole de deux ou trois témoins.

 17 S'il refuse de les écouter, dis-le à l'Église, et s'il refuse d'écouter même l'Église, qu'il soit pour toi comme le païen et le collecteur d'impôts.

 18 En vérité, je vous le déclare: tout ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel.

 19 «Je vous le déclare encore, si deux d'entre vous, sur la terre, se mettent d'accord pour demander quoi que ce soit, cela leur sera accordé par mon Père qui est aux cieux.

 20 Car, là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux.»

Prédication

            Je me demande souvent quelle est la genèse des textes bibliques, quels sont les matériaux qui les constituent, quels sont les processus qui sont mis en œuvre, comment éventuellement agissent, les premiers rédacteurs, ceux qui font le tri et qui mettent en ordre… et comment là-dessus le temps fait son œuvre – le temps, ce sont le plus souvent des hommes, copistes, bibliothécaires, il peut aussi y avoir des accidents de l’histoire : telle version du texte, déjà peu copiée, brûle et avec elle c’est un ensemble de traditions qui part en poussière. Pourtant l’histoire ne s’arrête pas et si l’on pleure sur un manuscrit perdu, il faut aussi s’émerveiller et rendre grâces pour le hasard et les efforts qui font arriver sur notre table ce livre que certains appellent Parole de Dieu. Dans cet émerveillement, nous pourrons nous demander si c’est parce que Dieu a parlé que le livre est appellé Parole de Dieu, ou si c’est parce que les humains se sont si fort impliqués dans la production et la conservation des textes, s’ils ont posé leur autorité là-dessus, pour la gagner et pour la tenir, qu’ils l’ont érigée en Parole de Dieu, autorité du texte, et d’un lecteur ambitieux. Ordre de Dieu, ou tradition humaine ? Il n’est pas forcément nécessaire de tout trancher. Il est nécessaire d’interroger, toujours, ce que sont les enjeux d’une lecture. Il est intéressant aussi de se demander si, écrit, texte, ou oral, un texte a une réelle portée, ou pas. Abymes de questions, liturgiques, littéraires, éthiques, ou encore historiques.

            Abymes qui ont été souvent parcourus et bien documentés, et pas seulement par des personnes de sensibilité religieuse (surtout pas par des religieux qui ramènent toujours tout à la religion, c'est-à-dire à eux-mêmes). 

            En 2015, en tout cas, le cinéaste Rabah Ameur-Zaïmeche a été un copiste et interprète inspiré de l’évangile lorsqu’il a réalisé Histoire de Judas, film au cours duquel un certain disciple repère que la petite troupe qui accompagne Jésus est suivie par quelqu’un qui ne cesse de prendre en note méticuleusement tout ce que Jésus dit… Dans la confrontation brutale entre le disciple et l’inconnu, le disciple dira « Il (Jésus) n’a pas besoin d’un secrétaire » Jésus n’a pas besoin d’un secrétaire. Sa parole donc passe de bouche à oreille, sans écrit, du moins à l’origine, et plus tard peut-être. La pertinence de cette parole ne doit rien à l’autorité de l’humain sur l’humain. Et c’est même beaucoup plus grave : ceux qui fabriquent du texte à la place de la parole défendent à mort leur production et leur autorité : dans ce film, quelqu’un sera poignardé et mourra pour s’en être pris au texte.

            Pauvre message, et pauvre messager. S’il y a une passion, en plus de celle du Christ, c’est celle du témoin, ça n’est pas celle du texte, comme certains aimeraient bien nous le faire croire.

 

            Tout ceci étant posé, nous pouvons nous demander ce qu’il en est des textes de l’évangile de Matthieu que nous avons lus ces dernières semaines.

            Sous la forme de quelques questions simples. "Jésus a-t-il dit ?"… ou "A-t-on mis dans la bouche de Jésus ?" : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église… » Est-ce la phrase inaugurale du Seigneur par laquelle Pierre est intronisé d’emblée et pour toujours par le Seigneur, ou est-ce une phrase par laquelle quelques croyants donnent à réfléchir sur une primauté de fait qui les embarrasse, alors ils mettent « bâtirai » au futur… Car elle est bien au futur, cette phrase. Jésus bâtira, soit, il bâtira, dans le futur mais quand ? L’évangile de Matthieu voit le tems très loin, « avec vous tous les jours jusqu’à la fin de monde », tout en se demandant si le top départ d’érection de cette Eglise n’allait pas commencer qu’après le top finish des derniers temps ? Mais serait-ce plutôt dès le moment où l’épisode Pierre, retenu par les 3 premiers évangiles, est reçu par les croyants – mais j’ai peine à imaginer une communauté vaste qui se rassemblerait comme un seul homme autour d’un certain texte, même – et surtout – si important.

            Resterait à examiner si le modèle communautaire porté par ce petit fragment correspond aux formes d’autorité pratiquées par l’Empire romain, ou dans un petit monde de juifs chrétiens (et pas que !), c'est-à-dire touchés par la grâce et constitués en communautés nouvelles.

            Y a-t-il d’emblée une « Eglise des Eglise, qui domine les autres ? Qui en sera le leader, et par quelle nécessité, et par quelle autorité ? Et des communautés locales, qui sera le leader ? Pierre, idéal du croyant, idéal perpétuel ? Ou simple typologie ? La succession apostolique se fera-t-elle selon un certain droit, ou se fera-t-elle selon le cœur ? (avec cette succession chacun peut être appelé à être successeur de Pierre).

            La discussion a dû être musclée. Quelques lignes plus bas, Pierre se fait sérieusement tacler par Jésus pour avoir récusé que la Passion puisse non seulement arriver mais être aussi perpétuellement nécessaire. Cet épisode est-il signe que le secrétaire avait encore frappé, en défendant la littéralité de son texte contre les paroles de témoins vivants ? Ou bien est-ce le fruit nécessaire d’une méditation sur la Passion ? Faut-il disqualifier Pierre ? Faut-il seulement se pencher sur telle pathologie de la foi qui fait que parfois les croyants en viennent à jeter le plus précieux et à ne conserver que le plus vil ? Il y a Pierre, et Jésus. Mais il n’y a pas Pierre et Pierre, c'est-à-dire pas de communauté plurielle, sauf si le lecteur en a l’idée. Comment les autres disciples auront-ils accueilli Pierre (son explication avec Jésus semble bien s’être tenue dans la discrétion au moins selon Matthieu) ?

 

            Et bien, parole de Jésus, « si ton frère vient à pécher, va le trouver, et fais-lui des reproches seul à seul. » La perspective construite par ce fragment est bien une perspective communautaire, avec d’abord 1 croyant, puis 2, puis 4, puis toute la communauté, appelée Église par Jésus – ici il faut comprendre comment Matthieu, Matthieu imagine, et peut-être bien expérimente la foi chrétienne en ses commencements. Ce qu’il propose est d’inspiration juive (Dt. 19,15) mais teinté de cette pâte de miséricorde qui, semble-t-il, n’appartient qu’à l’évangile de Jésus Christ. Le péché du frère est amendable, c’est sûr. Mais s’il n’est pas amendé, l’exclusion suivra (disons que l’impur ne doit pas indéfiniment se mêler avec le pur). Mais l’intransigeance des frères est-elle appelée à ne jamais cesser ? Et l’exclu doit-il être à jamais exclu ? Nous ne savons pas tout du fonctionnement des communautés juives, mais nous savons que certains de leurs membres, et certains de leurs chefs étaient particulièrement virulents. Pas tous ? A la fin du fragment que nous lisons, s’agissant du frère convaincu de péché, il est affirmé au nom de Jésus « qu’il soit pour toi comme le païen et le collecteur d’impôts » Retour à la première personne du singulier et à la responsabilité du croyant seul. Pour exclure, à la manière d’une forme agressive de pratique religieuse ? Ou, au contraire, pour ne pas clore l’histoire, pour laisser les textes et les portes ouverts et pour accueillir des collecteurs d’impôts (Matthieu était un collecteur d’impôts), ainsi que des païens (ou considérés comme tels par toutes sortes de gens qui se proclamaient élus).

            Ambition donc de l’Évangile  de Jésus Christ (selon Matthieu), à cet endroit ? Transformation des manières et des cœurs des accueillis autant que des accueillants, et toutes sortes de transformations des cœurs, des exclus – mais par qui ? – ainsi que Dieu veut, et quand il voudra. Dans un secret tête à tête, oui, le « arrière de moi Satan » et le « Tu es Pierre et sur cette pierre… » C’est le même homme, la même femme, le même sauveur, et toujours la même liberté. Amen