Matthieu 10
37 «Qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est
pas digne de moi; qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de
moi. 38 Qui ne se charge pas
de sa croix et me suit n'est pas digne de moi. 39 Qui aura assuré sa
vie la perdra et qui perdra sa vie à cause de moi l'assurera. 40
«Qui vous accueille m'accueille moi-même, et qui m'accueille, accueille celui
qui m'a envoyé. 41 Qui accueille un prophète en sa qualité de
prophète recevra une récompense de prophète, et qui accueille un juste en sa
qualité de juste recevra une récompense de juste. 42 Quiconque
donnera à boire, ne serait-ce qu'un verre d'eau fraîche, à l'un de ces petits
en sa qualité de disciple, en vérité, je vous le déclare, il ne perdra pas sa
récompense.»
Prédication :
Je me souviens du milieu des années 70 et de cette effervescence spirituelle qui traversa bien des Églises, et par là même qui traversa bien des familles. Certaines communautés nouvelles étaient en quête d’importance et de nouveaux membres. Les petits maîtres de ces communautés, même s’ils étaient des autodidactes, n’avaient pas de mal à prêcher sur des versets comme ceux de Matthieu 10… et donc à prêcher la rupture dans les familles. « Qui aime son père ou sa mère, ou son fils, ou sa fille… plus que moi n’est pas digne de moi… »
Je me souviens avoir dû constater que cette prédication
avait un certain succès, succès dans lequel les amis, chers bons amis du lycée
furent aussi emportés. Du jour au lendemain ils ne vous parlaient plus, ils ne
venaient plus au café… Ayant décidé d’aimer Jésus plus que tout, ils se
dispensaient de la conversation humaine qui – c’est nous qui le disons – est à
la fois plus et meilleure que tout. Pour quel profit rompaient-ils ainsi avec
leurs semblables ?
Ainsi certains morceaux d’Évangile ont-ils un aspect
assez redoutable. Jésus s’y mérite et le prix de ce mérite est la rupture entre
le croyant et sa famille. Pas forcément une rupture massive et brutale – il y a
d’autres fragments pour ça – mais une sorte de rupture sournoise, du genre dont
la profondeur doit être constamment réévaluée. Et les divers ordres et
commandements qui servent à mettre en place ces profondes séparations sont dans
la bouche de Jésus.
Mais dans notre bouche vient une certaine question :
Jésus a-t-il vraiment dit ?
Pour nourrir – en fait plutôt pour l’affamer – cette
question, nous pouvons nous procurer des Bibles dans lesquelles les paroles de
Jésus figurent en caractères rouge. Les phrases ainsi distinguées ont
immédiatement une autorité supérieure. Mais il n’y a pas de réflexion, juste
une sorte d’autorité non réfléchie. Ça n’est pas ce qui intéresse notre
tradition. Plus intéressante était la recherche qui fut menée vers le milieu du
20è siècle, sur des critères savants, en lisant les textes avec extrêmement de
minutie, recherche des ipsissima verba,
les paroles indubitablement de Jésus. Beaucoup de travail, beaucoup de
colloques… pour un résultat beau peut-être mais surtout incertain, les
universitaires étant rarement d’accord les uns avec les autres – c’est pour ça
qu’on les aime – mais gonflés d’autorité – eux ou plutôt leurs disciples
– s’agissant de leur propres résultats – là, on aime moins.
Les versets de Matthieu que nous lisons et méditons sont
peints en rouge dans telle Bible. Et pourtant, la question demeure. Jésus
a-t-il vraiment dit : « Qui aime son père, ou sa mère, etc. plus que
moi n’est pas digne de moi » ? La question demeure et devant cette
question nous allons poser comme une petite muraille. Nous sommes dans
l’évangile de Matthieu, évangile dont le style et le ton sont souvent agressifs
et rudes, un peu comme si des rabbins de tendances très opposées, qui plus est
proches cousins, se disputaient.
Certains de ces personnages pourraient être des sympathisants
de Jésus, d’autres des ennemis. Et vous savez, entre proches ennemis, pour
disqualifier l’autre, on peut lui emprunter ses propos, ses arguments, et les
pousser à l’extrême ; c’est comme ça qu’une femme se trouva sept fois
mariée à sept frères… S’agissait-il d’un débat sur le mariage ? Futilité. Il s’agissait d’une véritable méditation
théologique sur la résurrection et sur la liberté – c’est la même chose. Entre
bon usage et mésusage du texte, il appartient au lecteur de faire la part des
choses, il lui appartient de trouver ce qui est bonne nouvelle. Et puisqu’on
appelle Évangile le texte et Évangile aussi le message, nous disons qu’il
appartient au lecteur de trouver l’Évangile dans l’Évangile.
C’est une formulation qui invite à ne pas proclamer trop
rapidement que la bonne nouvelle commence à tel endroit (un verset précis) et
est proclamée jusqu’à tel autre endroit (un autre verset précis). Nous avons
ainsi exploré Matthieu 10,37 – un verset – et nous nous demandons s’il est
possible de considérer que ce verset est Évangile. Et nous en doutons.
Peut-être qu’il nous faut prendre notre courage à deux mains pour en douter,
car nous n’avons pas été formés à douter ainsi. Qu’est-ce qui pourrait nous
inciter à le faire ? L’exemple de
notre père Abraham, ou celui de notre père Moïse qui n’hésitèrent pas à
interpeler Dieu lui-même, jusqu’au point
où leur interpellation fit se
transformer le décret divin. La leçon à retenir est ici que le décret divin peut
dépendre de l’intercession humaine.
Passera-t-on ainsi au verset suivant ? Imaginons que
notre croyant a réglé ses problèmes avec sa famille, adieu, il s’est déchargé
de sa propre croix, on dirait. Très bien, il est libre, et digne de Jésus
Christ. Apparemment, après une lecture rapide. Oui. Mais à bien y regarder, ça
n’est pas ça. Qui ne prend pas sa croix, et me suit, n’est pas digne de moi. Mais
quelle était la croix ? Maudite famille était peut-être la croix – bien
d’autre croix sont envisageables. Mais la croix dont Jésus parle ne fait grâce
d’aucun des soucis du temps. Et même si l’on voit certains des disciples de
Jésus tout quitter pour le suivre,
l’injonction de porter sa croix tient encore.
On n’épouse pas l’Évangile de Jésus Christ pour être
délivré de l’humanité qui est nôtre. Ni d’ailleurs pour se vanter d’appartenir
ainsi à une humanité renouvelée. Nous venons de faire deux phrases négatives.
Et nous attendons des phrases positives. L’Evangile est grâce et joie, exultation
et paix. Mais comme cela est difficile… Pourvu que ce que nous dirons et ferons
ne vienne pas obturer, bloquer, cette voie ouverte, compréhension ouverte, qui
est tellement propre à l’Évangile.
Ainsi écarterons-nous le verbe trouver, ce eureka d’Archimède, que nous avons dans
notre texte, qui met fin à la recherche, à la réflexion et au voyage. Qui met
fin aussi aux flots de l’existence… L’Évangile de Jésus Christ, s’il faut le
résumer à un seul verbe, à la suite d’une série de commandements, et d’observations
mêlés, dans l’évangile de Matthieu, chapitre 8… c’est accueillir.
Accueillir, une chaîne d’accueil qui part du ras du sol, et qui, un mot après
l’autre voyage et s’élève jusqu’à Dieu. Mais attention, cette chaine s’élève
jusqu’à Dieu et n’atteint jamais Dieu. A supposer que ce soit une ascension,
elle est toujours aussi une descente, l’accueil d’une descente, un chemin dont le
mot accueil est et reste, et restera le maître mot. Il s’agit de poursuivre la
route, toujours. Telle est la vie de ceux qui vivent l’Évangile.
Et le texte nous parle alors de récompense, ou de
salaire. Que gagne-t-on à vivre l’Évangile, c'est-à-dire à l’accueillir ?
Salaire de prophète ? Mais qu’est-ce que c’est ? Salaire de
juste ? Et qu’est-ce que c’est ? Et qu’est ce que ça peut être
d’autre que la présence du prophète, ou du juste. Comme le salaire de l’étude,
seul et ensemble sera la fécondité, la joie, et la continuation de l’étude.
Cependant que viendront s’éroder toutes sortes de mérites lié aux titres, aux
origines, et encore à l’ancienneté…
Sur ce parcours, et le temps aidant, l’Évangile aussi
aidant le temps, les choses doivent devenir de plus en plus simples. Comme un
verre d’eau. Ce qui ne les empêche pas de devenir de plus en plus belles.