Luc 16
13 «Aucun domestique ne peut servir deux maîtres: ou
bien il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et
méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l'Argent.»
14 Les Pharisiens, qui aimaient
l'argent, écoutaient tout cela, et ils ricanaient à son sujet.
15 Jésus leur dit: «Vous, vous
montrez votre justice aux yeux des hommes, mais Dieu connaît vos cœurs: ce qui
pour les hommes est supérieur est une horreur aux yeux de Dieu.
16 «La Loi et les Prophètes c’est
jusqu'à Jean; au delà, la bonne nouvelle du Royaume de Dieu est annoncée, mais
tout le monde essaie d’y entrer par force.
17 «Le ciel et la terre passeront
plus facilement que ne tombera de la Loi une seule virgule.
18 «Tout homme qui répudie sa femme
et en épouse une autre est adultère; et celui qui épouse une femme répudiée par
son mari est adultère.
19 «Il y avait un homme riche qui
s'habillait de pourpre et de linge fin et qui faisait chaque jour de brillants
festins.
20 Un pauvre du nom de Lazare
gisait couvert d'ulcères au porche de sa demeure.
21 Il aurait bien voulu se
rassasier de ce qui tombait de la table du riche; mais c'étaient plutôt les
chiens qui venaient lécher ses ulcères.
22 «Or le pauvre mourut et fut
emporté par les anges au côté d'Abraham; le riche mourut aussi et fut enterré.
23 Au séjour des morts, comme il
était à la torture, il leva les yeux et vit de loin Abraham avec Lazare à ses
côtés.
24 Alors il s'écria: ‹Abraham, mon
père, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l'eau
pour me rafraîchir la langue, car je souffre le supplice dans ces flammes.›
25 Abraham lui dit: ‹Mon enfant,
souviens-toi que tu as reçu ton bonheur durant ta vie, comme Lazare le malheur;
et maintenant il trouve ici la consolation, et toi la souffrance.
26 De plus, entre vous et nous, il
a été disposé un grand abîme pour que ceux qui voudraient passer d'ici vers
vous ne le puissent pas et que, de là non plus, on ne traverse pas vers nous.›
27 «Le riche dit: ‹Je te prie
alors, père, d'envoyer Lazare dans la maison de mon père,
28 car j'ai cinq frères. Qu'il les
avertisse pour qu'ils ne viennent pas, eux aussi, dans ce lieu de torture.›
29 Abraham lui dit: ‹Ils ont Moïse
et les prophètes, qu'ils les écoutent.›
30 L'autre reprit: ‹Non, Abraham,
mon père, mais si quelqu'un vient à eux de chez les morts, ils se
convertiront.›
31 Abraham lui dit: ‹S'ils
n'écoutent pas Moïse, ni les prophètes, même si quelqu'un ressuscite des morts,
ils ne seront pas convaincus.› »
Prédication :
(1) Une brebis perdue, et trouvée, complète le troupeau à
100 ; une pièce perdue et trouvée, complète la tirelire à 10 ;
souvenez-vous aussi de cet intendant qui falsifia des écritures, à la baisse,
encore de l’arithmétique, et toujours de l’argent. Or on nous dit qu’on ne peut
servir Dieu et l’argent. Reste à savoir où est la frontière. On nous le dit
autrement : les fils de ce monde, dans ces jeux de va et vient, dans ces
jeux de profits, sont plus habiles que les fils de lumière. Et reste à savoir
qui est qui.
(2) Il faut bien qu’en toutes circonstances un texte ait
un commencement et une fin. Il faut bien aussi qu’en toutes circonstances un
fragment de texte ait un commencement et une fin. Il faut examiner aussi ce
commencement et cette fin. Parfois, il est possible de se contenter d’un petit
nombre de versets qui forment une sorte de tout cohérent, parfois des textes
plus longs s’imposent – et pas seulement parce que la parabole est longue,
longue comme "le mauvais riche et le pauvre Lazare". Des textes plus
longs s’imposent pour espérer ne pas trop se méprendre sur la signification de
tel ou tel autre fragment. Et c’est ainsi qu’aujourd’hui nous nous retrouvons
avec quelque chose qui est assez long – il faut bien le dire – et qui vient en
plus s’arrimer aux paraboles que nous avons commentées ces derniers dimanches.
(3) Il aurait été tentant de ne choisir comme texte que
"la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare", et de faire de ce
texte une parabole sur l’obligation de secourir les plus pauvres des êtres
humains, avec pour les plus riches une grande et infernale menace, les plus
pauvres étant quant à eux assurés d’emblée du repos éternel. Mais qui donc
parmi nous s’empiffre nuit et jour ? Et où est aussi est le plus pauvre
des plus pauvres ? Et puis, s’agissant de quelqu’un qui fut riche mais qui
connut un grave revers de fortune, quel sera son sort ? Et le sort de
monsieur et madame Toulemonde, quel sera-t-il ? Moïse sur ce coup est
muet.
Nous pouvons – je le pense – laisser tomber ces
méditations arithmétiques, et dire dans la foi que Dieu sait ce qu’il fait. Concentrons-nous
plutôt sur Moïse et les Prophètes. Le riche a cinq frères qui mènent la même
vie que lui. Le mort aimerait bien les avertir de ce qui les attend… réponse
assez cinglante : « Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les
écoutent ! » Et ne cherchons pas midi à quatorze heures. Cela
signifie pour ces hommes, prendre un peu au moins la mesure de ce qu’ils font,
prendre un peu au moins la mesure de l’état du monde, puis consacrer un peu au
moins de leurs richesses au soulagement de la misère, pas même une misère
lointaine, mais seulement une misère de proximité. Et voici Moïse et les
Prophètes, dans leur plus simple expression, la plus simple interpellation, la
plus simple réponse.
(4) Mais le mort sent qu’écouter Moïse et les Prophètes,
ça ne va pas marcher. Il propose donc : si Lazare revenait d’entre les
morts, ses cinq frères se convertiraient, mais Abraham de répond : « S'ils
n'écoutent pas Moïse, ni les prophètes, même si quelqu'un ressuscitait des
morts, ils ne seraient pas convaincus. » Écouter Moïse et les prophètes,
nous l’avons dit, c’est prendre de la distance rapport à soi-même et se faire
un peu concrètement proche de ceux qui sont dans la misère. Et c’est aussi –
ainsi – se préparer à assister à de grandes choses ; des vies sont
transformées. Voir des vies être transformées c’est, ensuite, se préparer à
l’inouï, à le voir et à l’accueillir. Peut-être sera-t-on soi-même transformé,
qui sait ?
Cet inouï, appelé résurrection dans la parabole, est bien
la résurrection de Jésus Christ – nous sommes bien dans l’évangile de Luc, on
s’adresse ici à des Juifs, mais aussi à des païens, à des gens déjà un peu familiers
avec le Judaïsme et surtout avec l’Évangile. Entendons donc : « S’ils
n’écoutent pas Moïse ni les prophètes, ni
l’évangile de Luc, même si Jésus
Christ ressuscitait des morts, ils ne seraient pas convaincus. »
(5) Maintenant, essayons de comprendre "Moïse et les
Prophètes", car c’est l’expression qui encadre la parabole. Et nous
reprenons tout en haut, nous revenons, une fois encore, à la pièce, la brebis,
le gérant habile, et donc à ces affaires arithmétiques, et à ces personnes
qualifiées par le résultat comptable de leur action. Toutes ces choses que
Jésus rassemble sous l’expression servir l’argent.
Et se pourrait-il qu’il en soit de même avec la Loi
(Moïse) ? Son observance pourrait-elle être ramenée à des opérations
arithmétiques, et le salut alors être attribué à qui aurait accumulé
visiblement le plus de mérites, de bon-points et d’images ? Non ?
Le reproche que Jésus fait aux Pharisiens, c’est d’aimer
l’argent, et d’aimer certainement aussi les moyens d’en gagner. Et si un moyen
de gagner de l’argent ne fonctionne plus, ils en trouveront un autre. Ce qui
s’énonce ainsi : « Tout homme qui renvoie sa femme et en prend une
autre est adultère ; et celui qui prend une femme renvoyée est
adultère. » Quel rapport ? Dans certaines traditions juives, on
utilise quantités de comparaisons pour désigner la Loi – la Torah – et parmi
ces comparaisons, il y a une femme, pas n’importe laquelle, la femme aimée,
l’heureuse fiancée au jour de ses noces. C’est si vrai qu’il y a une fête, qui
s’appelle Simhat Torah, la joie de la Torah, pendant laquelle, entre autres
réjouissances et chants très joyeux, les gens dansent en portant les rouleaux
serrés contre eux, comme un partenaire de danse. Ainsi, lorsque Jésus parle
d’une femme renvoyée, et d’une autre femme qu’on prend à la place de la
première, il parle de gens qui changent de loi, ou de morale comme on change de
chemise. Et dans ce cadre, si l’objectif poursuivi est le salut, toutes les
lois se valent et l’on ira au moins disant. Quel est le moins disant ?
(6) Il y avait d’abord la Loi et les Prophètes (dont le
Temple), une affaire considérable pour toute une vie d’homme. Cette Loi, Jean
le Baptiste l’avait simplifiée, ramenant le tout à une conversion personnelle,
un baptême et à une éthique de vie toute simple et sans violence. Puis vint la Bonne
Nouvelle du Règne de Dieu, Jésus de Nazareth, plus simple encore, plus
dépouillée que Jean le Baptise, règne de Dieu tout en gratuité, tout de grâce,
interpellant l’être humain directement dans son cœur, et le laissant libre de
sa réponse, et aussi de la suite de sa vie.
Mais – il y a un mais – un mais important : l’immense
libération dont Jésus fait part au nom de Dieu semble être diversement mise en
œuvre par les humains. Libérés de toute contrainte, les uns vont se mettre à
s’empiffrer, et d’autres vont se mettre à inventer d’autres ascèses, d’autres
contraintes, au nom de Dieu, et au titre desquelles ils se diront sûrs du salut.
Alors qu’ils ont, depuis toujours, de précieuses indications, Moïse et les
Prophètes, mais aussi Jean le Baptiste qu’ils peuvent choisir librement
d’observer, ou pas, librement aussi. Mais veulent-ils de cette liberté ?
(7) Ce n’est pas aujourd’hui que nous allons répondre. Peut-être
ne devons-nous pas répondre, même pas essayer de répondre. Le choix de cette
liberté ne peut être qu’un choix personnel. Et sa mise en œuvre ne peut être qu’une
mise en œuvre personnelle. Quant à cette mise en œuvre, nous pouvons en dire
quelque chose, elle est essentiellement orientée vers le service du prochain,
un prochain dont elle souhaite l’élargissement, et la liberté. Amen