samedi 26 mars 2022

Un fils prodigue, un frère au cœur sec, un père au cœur ouvert (Luc 15)

 

Luc 15

1 Les collecteurs d'impôts et les pécheurs s'approchaient tous de lui pour l'écouter.

 2 Et les Pharisiens et les scribes murmuraient; ils disaient: «Cet homme-là fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux!»

 3 Alors il leur dit cette parabole :

 (... une brebis perdue, une pièce perdue...)

11 Jésus dit encore: «Un homme avait deux fils.

 12 Le plus jeune dit à son père: ‹Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir.› Et le père leur partagea son avoir.

 13 Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout réalisé, partit pour un pays lointain et il y dilapida son bien dans une vie de désordre.

 14 Quand il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans l'indigence.

 15 Il alla se mettre au service d'un des citoyens de ce pays qui l'envoya dans ses champs garder les porcs.

 16 Il aurait bien voulu se remplir le ventre des gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui en donnait.

 17 Rentrant alors en lui-même, il se dit: ‹Combien d'ouvriers de mon père ont du pain de reste, tandis que moi, ici, je meurs de faim!

 18 Je vais aller vers mon père et je lui dirai: Père, j'ai péché envers le ciel et contre toi.

 19 Je ne mérite plus d'être appelé ton fils. Traite-moi comme un de tes ouvriers.›

 20 Il alla vers son père. Comme il était encore loin, son père l'aperçut et fut pris de pitié: il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers.

 21 Le fils lui dit: ‹Père, j'ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d'être appelé ton fils...›

 22 Mais le père dit à ses serviteurs: ‹Vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds.

 23 Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons,

 24 car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé.› «Et ils se mirent à festoyer.

 25 Son fils aîné était aux champs. Quand, à son retour, il approcha de la maison, il entendit de la musique et des danses.

 26 Appelant un des serviteurs, il lui demanda ce que c'était.

 27 Celui-ci lui dit: ‹C'est ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras parce qu'il l'a vu revenir en bonne santé.›

 28 Alors il se mit en colère et il ne voulait pas entrer. Son père sortit pour l'en prier;

 29 mais il répliqua à son père: ‹Voilà tant d'années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres; et, à moi, tu n'as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis.

 30 Mais quand ton fils que voici est arrivé, lui qui a mangé ton avoir avec des filles, tu as tué le veau gras pour lui!›

 31 Alors le père lui dit: ‹Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi.

 32 Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé.› »


Prédication

            De l’évangile de Luc, 15ème chapitre, nous avons lu les trois premiers versets, plus cette longue et célébrissime histoire dans laquelle apparaissent, en quelques tranches de vie, un père et ses deux fils.

            Ceux qui préparent nos lectures ont laissé de côté l’histoire d’un berger auquel manquait l’une de ses 100 brebis, qui laissa derrière lui tout son troupeau et s’en alla en quête de celle qui manquait.

            Ils ont laissé aussi de côté l’histoire de cette femme qui avait perdu l’une de ses dix pièces d’argent et qui remua toute sa maison pour la retrouver. Perdre, retrouver, cela doit être le sens de ce chapitre, s’agissant des gens comme des choses. On perd, on cherche, et on retrouve.

            Que signifie le re- lorsqu’il est dit qu’on re-trouve une pièce, ou une brebis ? Re-trouver, c’est trouver de nouveau ; le re- de retrouver pouvant signifier que la pièce perdue et l’animal perdu sont, une fois re-trouvés, identiques à eux-mêmes ; ils n’ont vécu aucune histoire, aucun drame. Mais par contre, ils ont manqué à quelqu’un. Re-trouver porte aussi ce sens : manquer à quelqu’un, quelqu’un est en quête…

            Tout cela qu’on vient de dire d’une brebis et d’une pièce d’argent s’applique-t-il à un être humain, à un fils ? Un fils en général, ou ce fils, celui de la parabole ? Le fils est-il identique au commencement et à la fin de la petite histoire que nous avons lue ? Avant même de méditer plus avant le texte dans sa langue d’origine, nous pouvons nous demander si ce qu’a vécu le fils cadet pendant son escapade est de nature à l’avoir transformé, ou pas. Revient-il tel qu’il est parti, ou pas ? Mener une vie totalement dissolue – rien à sauver là-dedans – et  tomber dans la misère noire – pire que les porcs – cela vous laisse-t-il indemne ?

            Bien entendu nous allons répondre que ça ne vous laisse pas indemne, que cela vous bouleverse, plus que sens dessus dessous, c’est le désordre intégral. Et donc le verbe retrouver, trouver de nouveau, qui suppose une sorte de continuité, n’est peut-être pas le plus adapté. Il l’est d’autant moins qu’il ne figure pas dans le texte dans sa langue d’origine. Qu’il s’agisse de la brebis, de la pièce d’argent, ou du fils, ils ne sont pas retrouvés mais trouvés, trouvés comme si c’était la première fois, trouvés comme s’ils étaient de parfaits inconnus.

            Mais alors qu’étaient-ils, avant cette nouvelle première trouvaille ? Et puis, que sont-ils après ?

 

            D’une brebis l’on n’imaginera pas qu’elle puisse être autre chose qu’une brebis. Les bergers ont peut être leurs favorites, mais le berger dont nous parlons a 100 brebis, et une manque. Manquer ainsi, et si simplement, ne constitue pas une caractérisation particulière. Cette brebis est, avant les événements, une brebis parfaitement quelconque.

            Quant à la pièce d’argent, elle est aussi une parmi 10, sans caractéristiques particulières, anonyme. Mais à partir du moment où la perte est constatée et où la quête est décidée et commence, la pièce – et la brebis – acquièrent le statut particulier de ce pour quoi l’on se mobilise d’une manière spéciale, d’une manière personnalisée. Cette brebis-là, et cette pièce-là, garderont-elles cette spécificité une fois retrouvées ?

            Non. La brebis est retrouvée, la pièce est retrouvée, il s’ensuit une petite réjouissance et la réflexion s’arrête là, la brebis dans l’enclot et la pièce dans la tirelire. Et que reste-t-il ?

            Le reste de ces deux petites histoires est la méditation que nous avons pu faire sur la différence entre re-trouver et trouver, et sur le destin d’une pièce et d’une brebis, destin qui fait que l’une comme l’autre peut être perdue, cherchée et trouvée, la trouvaille étant objet de joie.

            Et qu’en est-il de l’espèce humaine ?

 

            Qu’en est-il de cet homme qui avait deux fils et qui partagea son bien entre ces deux fils, sur la demande de son cadet. Possibilité juridique, sans doute, de partager la fortune avant la mort du père, nous pouvons bien l’entendre. Le cadet s’en va avec une sorte de soulte, l’aîné héritant de tout le foncier et de tout le bétail… C’est intéressant mais pas tellement important. Il y a une sorte d’espace juridique entre le père et le fils, cet espace est aussi un espace symbolique. Il permet au fils de revendiquer une indépendance, et de vivre cette indépendance. Bien entendu, le lecteur est, comme souvent, plus malin que tout le monde, parce qu’il sait déjà comme ça va mal tourner. Mais en fait, personne ne le sait, ni le père, ni le fils. Mais chaque lecteur voit que la relation du père et du fils est telle que le fils peut faire le projet de partir, réclamer et recevoir ce qui lui revient et partir. Et quelle qu’ai été ensuite le destin de l’enfant, cette possibilité de partir doit être mise au crédit du père.

            Et le fils cadet partit, et il mena au loin une vie dont il est dit qu’il n’y a rien à en sauver ; une vie de perdition, tout s’y perd ; une vie dissolue, tout y est dissous. Et la suite, et la fin, de cette vie, nous sont connues.

            Ce que nous découvrons aussi, c’est que le fils cadet peut délibérer sur son sort et sur sa propre personne, envisager et mettre en œuvre un trajet vers son père (ici, nous hésitons à appeler retour ce trajet ; notre hésitation vient de ce re- dont  nous avons déjà parlé ; car le fils ne se rend pas chez son père en faisant retour et retrouvailles, comme si rien ne s’était passé ; ce garçon qui vient vers son père est vraiment devenu un autre, un autre qui propose de servir, et qui n’exige plus rien). Toutes ces possibilités, celle de rentrer en soi-même, de délibérer, de décider et de prendre la route vers un lieu certain, sont à mettre, une fois encore, au crédit père de ce garçon, ce père qui a donné une fois déjà l’exemple d’un départ possible, un départ sans jugement, et qui, ayant donné cet exemple, ouvre aussi la possibilité d’un retour sans jugement.

            Et voilà que le fils cadet vient et que, contre toute attente, il reçoit de la part de son père le meilleur accueil possible. Le fils perdu est trouvé – et non pas retrouvé – et lorsque le fils aîné viendra récriminer au sujet de cet accueil, le père lui dira ceci : «  il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est trouvé.› », une véritable trouvaille, en fait, avec sa part essentielle d’inattendu. C’est son fils, bien sûr, mais habité par des raisons et des sentiments nouveaux, habité par un nouveau rapport à la vie, c'est-à-dire capable de recevoir une invitation paternelle comme juste une invitation, désintéressée, généreuse, et pleine de grâce. Heureuse fin ou, plutôt, comme nous l’avons dit déjà, heureux commencement.

 

            Et qu’en est-il du fils aîné ? Avant de le dire, repérons que les trois histoires que nous commentons se finissent chacune par une fête à laquelle s’associent toutes sortes de proches et de voisins. Trouvaille inattendue, fête inattendue, et qui dit fête inattendue dit, évidemment, invitation surprise, invitation hors emploi du temps, dérangement... Un dérangement accepté semble-t-il par tous, pour tous il existe de l’espace et du temps pour partager le bonheur d’autrui, pour tous sauf pour le fils aîné.

            Et pourquoi donc cette rebuffade ? Question de droit d’aînesse, question d’une conscience de soi un peu trop dilatée, ou encore question de se croire soi-même dans son bon droit et donc que les autres vous doivent ceci ou cela…

            Devons-nous condamner le fils aîné ? Nous devons méditer ce que lui dit son père. 31 ‹Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi.  32 Et il fallait être heureux et être en joie, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est trouvé.› La fin de cette petite histoire laisse alors au fils aîné, et au lecteur, l’espace et le temps de la méditation.

            Que Dieu les inspire. Amen